Quand l’économie mondiale s’effondre. Une lecture critique du keynésianisme avec Mattick

NDLR – Voir aussi un précédent article de P. Souyri sur la réflexion de P. Mattick.

Les économies des pays périphériques du capitalisme ne sont pas les seules à ressentir les effets directs de la nouvelle crise économique. En s’appuyant sur les théories de Mattick, l’auteur revient sur la précarité de la situation économique américaine et analyse pourquoi la simple injection de capitaux publics dans les entreprises et institutions financières en difficulté ne constitue pas une mesure assez forte pour redresser la barre.
Une des solutions proposées pour régler les problèmes de l’industrie de l’automobile en Amérique du Nord, et qui a largement été implémentée, est de se défaire des boulets que sont, pour les chefs d’entreprises des trois grandes compagnies, les avantages sociaux de leurs travailleurs, gagnés de haute lutte.
Lorsque les affaires vont bien, les maîtres de la planète, enivrés par la puissance de leur richesse, sont prêts à faire quelques concessions aux classes subalternes, mais dès que les choses tournent au vinaigre, nous voyons les masques tomber et le vrai rapport de force entre deux classes fondamentales reprendre toute son envergure.
Nous proposons ici d’approfondir la réflexion en nous attardant à la critique des nouvelles théories néo-harmonistes du capitalisme issues du keynésianisme avec Paul Mattick, syndicaliste et économiste marxiste et publiées dans son livre Crises et théories des crises (1)Mattick, Paul, Crises et théories des crises, Éditions Champs libre, Paris, 1976..

Selon Mattick, pour comprendre la théorie de Marx, il faut saisir le fait que les rapports de classe revêtent dans le capitalisme l’aspect de simples rapports économiques : « [v]aleurs et prix sont des catégories également fétichistes, eu égard aux rapports de classes concrets qui les sous-tendent (2)p.71)». L’exploitation du travailleur par le capitaliste revêt la forme d’un rapport d’échange entre deux individus libres et égaux où le sur-travail du premier est masqué dans le salariat.
L’accumulation est la source de toutes les crises, mais chaque nouvelle crise porte des traits qui lui sont propres. « Si la crise trouve sa raison dernière dans le capitalisme lui-même, chaque crise particulière se distingue de celle qui l’a précédée, précisément à cause des transformations permanentes qui affectent à l’échelle mondiale les relations de marché et la structure du capital ((p.113
».
C’est-à-dire que les comparaisons de la crise d’aujourd’hui avec celle de 1929 n’ont qu’une portée scientifique limitée. De plus, la concurrence internationale entre États pour la domination du marché mondial a des effets importants sur le dénouement de la crise. On n’a qu’à penser à la montée du fascisme en Europe dans l’entre-deux-guerres ou aux aventures militaires occidentales au Moyen-Orient aujourd’hui.
Les crises sont donc un moyen de rétablir une proportionnalité entre le travail nécessaire et le sur-travail correspondant aux nouvelles forces productives. Cette proportionnalité est constamment à redéfinir en raison du caractère anarchique du mode de production et d’échange capitaliste, qui est fondamentalement instable. « La résorption de la crise renvoie non pas au rétablissement d’un équilibre disparu, mais à un élargissement de la plus-value, réussi malgré la dynamique continue du système, et condition préalable à une nouvelle phase d’expansion (3)p.175.». Avec cette dernière crise, le capitalisme n’a pas échoué, il n’a fait que ce qu’il tend naturellement et périodiquement à faire.
La crise est la condition nécessaire à la reprise économique et ceux qui veulent ou pensent pouvoir l’empêcher de se répéter à l’avenir n’ont rien compris à sa dynamique. La solution de rechange consiste à mettre fin à ce système économique irrationnel et lorsqu’on fait partie de ceux qui en tirent profit, on ne cherchera surtout pas s’engager dans cette voie.
De plus, le capitalisme, grâce au crédit et au système bancaire a créé tellement de médiations entre l’exploitation du travail et la réalisation du profit qu’on ne peut plus voir très clairement le fonctionnement de ce que Marx appelait le processus d’ensemble. Le mieux que l’on pouvait proposer jusqu’à maintenant pour minimiser l’effet des crises, était le keynésianisme : « [s]elon Keynes, la dépression devait être combattue à l’aide d’une politique d’expansion mise en œuvre par l’État et fondée sur un mélange de mesures monétaires aux effets inflationnistes et de travaux publics financés au moyen de déficit budgétaire (4)p.189».
Étant liée à la vision de d’équilibre stationnaire, la théorie de Keynes, selon Mattick, ne se souciait ni de développer une théorie des crises, ni de rendre compte de la dynamique du système. De plus, elle ne pouvait être appliquée que dans le cadre d’économies nationales sans pouvoir avoir d’effets significatifs sur le marché mondial. Sa première mise en application est de plus liée à des politiques belliqueuses et destructrices : « [l]’économie mixte prit aussi en premier lieu l’aspect d’une économie de guerre et mit un terme à l’état de crise, qui semblait être permanent, par la destruction d’une masse énorme de valeurs-capital et l’extermination mutuelle des producteurs (5)p.194».
Dans le chaos de l’après-guerre, la «nouvelle économie» dirigiste est devenue pour un temps l’idéologie de la classe dominante qui y voyait un moyen d’augmenter ses profits tout en éloignant le jour de la prochaine crise. La prospérité subséquente fit oublier les bienfaits de l’économie keynésienne et on retourna aux doctrines du libre-échange et de la dérégulation. « Non seulement l’ingérence de l’État dans l’économie fut considérée comme superflue, mais on l’accusa même d’entraver la liberté de mouvement du capital, c’est-à-dire qu’on lui reprocha de freiner le développement (6)p.199».
Les manifestations purement externes et épiphénoménales du capitalisme déterminèrent encore une fois les tendances de l’économie politique bourgeoise. On développa de façon incroyable le secteur financier et le système de crédit en croyant avoir trouvé une poule aux œufs d’or capable de nous fournir des retours toujours plus grands. Mais comme le souligne Mattick, «[a]lors que l’extension du système du crédit peut représenter un facteur d’ajournement de la crise, il se transforme en un facteur d’aggravation dès lors que la crise éclate, du fait de l’ampleur de la dévalorisation du capital (7)p.206 ». La bourgeoisie ne sachant que faire théoriquement se rabat sur la pratique. Elle augmente l’exploitation des travailleurs et tente d’éliminer les avantages sociaux des salariés.
Dans les moments de crises, les théories économiques harmonistes et équilibristes ne savent plus quoi suggérer pour s’en sortir. « L’économie politique bourgeoise ne pense pas en terme de production de valeur et de plus-value. À ses yeux, le profit n’est pas censé être le facteur déterminant de l’économie ni de son développement; mieux, elle va même jusqu’à récuser l’existence du profit (8)p.211». Par contre, on peut encore trouver quelques âmes rationnelles pour appeler un chat un chat. Divers groupements anarcho-communistes viennent de sortir un communiqué sur la récente crise économique, « La solution à la crise proposée par les capitalistes et les gouvernements demeurera une solution capitaliste. Ce ne sera pas une solution pour la classe populaire. En effet, comme dans toutes les crises, les travailleurs, les travailleuses et les pauvres payent–tandis que le capital financier est renfloué avec des sommes énormes (9)Communiqué communiste libertaire sur la crise économique mondiale et la réunion du G20. En ligne, http://anarkismo.net/article/10683, page consultée le 22 novembre 2008.».
L’hypocrisie des dirigeants est dévoilée sans ambages, et le fait que ceux-là s’appuient tantôt sur les lois du marché, tantôt sur l’interventionnisme de l’État et des accords multilatéraux ne fait que renforcer la conviction qu’ils sont prêts à tout pour sauver leurs meubles:« [l]e renflouement des banques ne montre pas seulement les intérêts que l’État sert, mais aussi l’hypocrisie de l’attachement des capitalistes au libre marché. À travers l’histoire, les capitalistes se sont accommodés du marché quand il leur convenait, et de la régulation étatique et des subventions quand ils en avaient besoin (10)idem ».

Les crises ne provoquent pas à elles seules des révolutions. Tout système économique, malgré ses limites objectives, peut se maintenir en place tant que les classes qui subissent son exploitation acceptent de jouer son jeu. Le capitalisme crée ses mécontents, mais ceux-ci doivent se reconnaître entre eux et lutter en solidarité de mille et une façons. La tendance aux crises est inhérente au capitalisme et la tendance à la révolte est inhérente à l’esprit humain. Quand les deux se rencontrent, le monde peut changer.

1er novembre  2009

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Mattick, Paul, Crises et théories des crises, Éditions Champs libre, Paris, 1976.
2 p.71)». L’exploitation du travailleur par le capitaliste revêt la forme d’un rapport d’échange entre deux individus libres et égaux où le sur-travail du premier est masqué dans le salariat.
L’accumulation est la source de toutes les crises, mais chaque nouvelle crise porte des traits qui lui sont propres. « Si la crise trouve sa raison dernière dans le capitalisme lui-même, chaque crise particulière se distingue de celle qui l’a précédée, précisément à cause des transformations permanentes qui affectent à l’échelle mondiale les relations de marché et la structure du capital ((p.113
3 p.175.
4 p.189
5 p.194
6 p.199
7 p.206
8 p.211
9 Communiqué communiste libertaire sur la crise économique mondiale et la réunion du G20. En ligne, http://anarkismo.net/article/10683, page consultée le 22 novembre 2008.
10 idem