Remettre le combat social au cœur du combat laïque

La laïcité byzantine

A défaut de croire aux anges, les militants laïques se passionnent parfois pour leur sexe. On en a eu une triste illustration en 2019, où pendant d’interminables semaines, des esprits qu’on avait connu plus aiguisés se perdirent en arguties pseudo-étymologiques pour savoir si telle ou telle « phobie » existe ou non, s’il s’agit d’une peur, d’une « critique » (bien que personne n’ait jamais présenté l’arachnophobie comme une « critique des araignées »…), si l’on peut définir une personne par sa religion (comme si ce n’était pas le propre d’une religion révélée promettant salut ou damnation que de vouloir définir la personne par sa foi), voire si l’on peut caractériser comme un « droit » quelque chose dont on nie par ailleurs l’existence, sans doute dans un hommage involontaire à Ionesco : « Et la cantatrice chauve ? Elle se coiffe toujours de la même façon… »

Bis repetita placent : depuis quelques mois, une partie des milieux militants engagés en faveur de la laïcité se perdent en controverses exégétiques stériles sur le sens du concept présidentiel de « séparatisme », dont la seule chose pertinente à en dire est justement qu’il s’agit d’un concept opportuniste utilisé comme appeau, afin d’attirer l’attention d’oreilles trop peu vigilantes. Tel est bien le problème de ces polémiques dans lesquelles certains d’entre nous se lancent : elles sont toujours lancées par nos adversaires, et ne servent qu’eux. En particulier, elles mettent un point d’honneur à se placer au niveau de principes anhistoriques, ultra-généraux, à la fois intuitifs et flous, caractéristiques en cela d’un usage pseudo-scientifique des concepts. Il est difficile de ne pas penser, en écoutant le président de la République se goberger de sa dernière trouvaille terminologique, à la formule de Gilles Deleuze à propos des Nouveaux Philosophes des années 1970, fiers de leurs « concepts gros comme des dents creuses ».

Macron ou le réparatisme

Jouons donc à notre tour et baptisons « réparatisme » la doctrine cultuelle du président de la République (en hommage à sa précédente intuition fondamentale en la matière, en avril 2018, devant la Conférence des Évêques de France : « Nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer ». Le réparatisme n’est rien d’autre qu’une nostalgie du système concordataire napoléonien, qui dans le cas des religions minoritaires de l’époque (mais aussi de la Franc-Maçonnerie) a pris la forme de la désignation par le pouvoir central d’intercesseurs patentés et de bureaucraties cultuelles bénéficiant des largesses de l’État pour veiller à ce que leurs ouailles filent droit.

Emmanuel Macron n’a pas annoncé autre chose aux Mureaux début octobre, à grands renforts d’aide à la structuration de l’islam, de formation nationale des imams, d’institut étatique d’islamologie, autant de mesures à double tranchant, promettant des prébendes à une future bourgeoisie communautaire discrètement réactionnaire, et les foudres de la police à tout ce qui sortirait de cette tranquille cogestion sur le dos de classes populaires assimilées à un lumpenproletariat qu’on mène à la baguette ou qu’on achète à coups de subventions. 60 ans après la loi Debré qui organise le détournement de l’argent public au bénéfice de l’enseignement privé, l’interdiction de la scolarisation à la maison, quand elle se double d’un laxisme redoublé dans le contrôle des établissements privés confessionnels, va sonner l’heure de généreuses subventions à destination d’un enseignement ségrégué pour les enfants de familles musulmanes qui en auront les moyens. On vous parle de séparatisme, et vous aurez la ségrégation.

On n’insistera pas sur l’échec programmé d’un tel projet s’agissant de l’islam sunnite, dont le modèle religieux n’est pas sans rappeler certains courants de l’évangélisme anglo-saxon, avec sa double insistance sur le caractère strictement intérieur de la foi et sur le zèle à montrer publiquement l’ardeur de cette foi, en redoublant de conformisme. Dans tous les cas, ces deux courants religieux partagent une méfiance innée vis-à-vis des bureaucraties cultuelles, qui ne sera que renforcée par l’effet repoussoir du label gouvernemental, dans un contexte de discriminations persistantes et de provocations liberticides régulières par le ministre de l’Intérieur et celui de l’Éducation Nationale. Parler de « sursaut laïque » après l’attentat de Conflans en faisant abstraction de ces données et, pour le dire très clairement, de la situation politique de la lutte des classes en France, c’est effectivement disserter sur le meilleur coiffeur possible pour une cantatrice chauve.

Éléments de diagnostic

Quelques faits doivent donc être rappelés : l’islam est une religion numériquement ultra minoritaire en France, et si l’on tient compte des tendances à la déconfessionnalisation progressive de génération en génération, ainsi que des dynamiques démographiques de divers groupes sociaux et religieux, rien ne permet sérieusement d’affirmer que cette situation ultra-minoritaire puisse changer. L’agenda des fondamentalistes n’est pas un agenda de « conquête » comme l’ont affirmé certains après l’assassinat de Conflans, mais un agenda d’hégémonie interne, de mainmise sur les corps et les esprits des musulmans, des musulmanes et de leurs enfants. Le désastre politique, urbanistique et social savamment organisé qui a débouché sur la création de ghettos est une aubaine pour les tenants de ce programme d’oppression, et la politique du gouvernement ne fait que servir leurs intérêts. Soyons un peu cyniques : la terreur, de ce point de vue, relève pour partie de l’accident industriel (lorsqu’elle est l’acte d’un déséquilibré isolé), pour partie de l’intimidation ciblée des dernières interfaces reliant le ghetto à la collectivité civique : l’école publique, laïque et gratuite ; certains médias ; les services publics de proximité. Là encore, pour qui entend défendre une perspective d’émancipation collective, il est indispensable de relever que la politique de sabotage menée par le gouvernement contre ces interfaces est au minimum totalement irresponsable. C’est particulièrement vrai pour l’école, et ReSPUBLICA s’en est déjà fait l’écho.

La seule solution laïque, c’est le socialisme

La solution ne consiste pas à mettre la main sur le cœur pour prononcer un discours sur « l’école qui émancipe » avec des trémolos dans la voix. Elle consiste à construire de nouvelles écoles publiques ; à pré recruter et à former de vastes cohortes de futurs enseignants dès le début de la licence à l’université ; à créer par conséquent de nouveaux pôles universitaires, loin des agglomérations et dotés de vastes cités étudiantes, pour en finir avec l’assignation à résidence sociale et géographique de la jeunesse des classes populaires ; il convient en outre de revaloriser les salaires, les carrières et les statuts des enseignants ; de leur accorder toutes les garanties nécessaires de protection en cas de conflit, ce que n’a pas fait l’institution dans le cas de M. Samuel Paty. Elle consiste, bien sûr, à lancer une politique d’éducation populaire et culturelle émancipatrice largement financée.

Mais l’éducation ne peut pas tout. Nous ne sortirons pas de la dynamique meurtrière où nous sommes engagés sans un programme de lutte efficace contre le racisme et le sexisme, y compris et surtout quand il est le fait d’agents de l’État. Là encore, ReSPUBLICA s’est fait l’écho de ces questions ces derniers mois, s’agissant notamment de la police, qu’il est maintenant urgent de re-républicaniser. Enfin, et c’est bien le reproche central que l’on peut faire à l’angélologie laïque où s’abandonnent certains, seule l’émancipation sociale et économique, doublée d’une bifurcation écologique, rouvrira à toute la population de ce pays la perspective d’un avenir partagé qui ne se fasse pas sous le signe de l’effondrement. Moins que jamais, le combat laïque ne saurait être séparé du combat social.

La patrimonialisation de la référence à 1905 par une partie de la bourgeoisie conservatrice est un fait ; c’est aussi une menace. Il est de notre devoir de républicains socialistes de rappeler la force proprement révolutionnaire du mot d’ordre laïque, qui n’est justement pas un patrimoine, mais une promesse qui attend encore sa pleine réalisation. Le combat laïque est indissociable de la lutte des classes, et l’attentat de Conflans est une nouvelle occasion de se rappeler le mot d’ordre de Rosa Luxemburg dans un autre contexte : Socialisme ou barbarie. Plus près de notre sujet, on peut citer ici sa formule de 1902 :

La religiosité des masses ne disparaîtra complètement qu’avec la société actuelle, quand l’homme, au lieu d’être dominé par le procès social, le dominera et le dirigera consciemment.

Faire entendre la parole laïque socialiste

A contrario, le cœur du projet « réparatiste » est bien de faire à nouveau résonner « la vieille chanson qui berce la misère humaine » aux oreilles de tout un peuple, dans mille langues et avec mille théologies s’il le faut, en s’appuyant à chaque fois sur des bourgeoisies sectorielles. Le mot d’ordre de cette Sainte-Alliance, c’est d’obtenir le libre consentement des opprimés à leur assignation à résidence sexuelle, religieuse, ethnique, économique, géographique, en un mot : sociale, mieux : leur participation active à la construction de leur propre oppression, et leur engagement à surveiller et à réprimer leurs voisins. Voilà le pacte que le Capital est prêt à nouer avec l’obscurantisme ; tout juste entend-il simplement choisir ses intercesseurs, sans en avoir les moyens, tandis que pour le dire de façon délibérément cynique, ceux qui tirent les marrons du feu jusqu’à présent sont tout de même trop infréquentables : on veut bien de ça chez nos partenaires commerciaux, mais quand même pas chez nous. Le reste est une valse des hypocrites. Rosa Luxemburg, à nouveau :

Pour les partis bourgeois, la lutte contre l’Église n’est donc pas un moyen, mais une fin en soi ; on la mène de façon à n’atteindre jamais le but ; on compte l’éterniser et en faire une institution permanente. […] L’anticléricalisme bourgeois aboutit à consolider le pouvoir de l’Église.

Nous n’avons pas à arbitrer un conflit entre loups, ni à nous soumettre aux termes d’un des deux camps, fût-il moins directement menaçant pour les mauvais sujets et autres apostats que nous sommes. Nous ne serons pas les idiots utiles de cette guerre à laquelle le prolétariat perdra toujours, et nous ne nous laisserons pas hameçonner plus longtemps. Il est temps de reprendre le combat idéologique et de faire à nouveau exister, dans les milieux associatifs, syndicaux et politiques, et de là dans tout le bloc social des travailleurs et producteurs, la parole spécifique du socialisme laïque, qui ne doit jamais se confondre avec celle du républicanisme conservateur, ni reculer d’un pouce sur l’exigence collective de la promotion du libre examen et de l’esprit critique. Terminons en retrouvant les mots de Rosa Luxemburg, cette fois dans un texte de 1905 :

Pour cette raison, entre le clergé qui veut pérenniser éternellement la misère et l’oppression du peuple et les sociaux-démocrates qui apportent au peuple l’évangile de l’émancipation, il fallait qu’éclate un combat mortel, comme celui qui oppose la nuit noire au soleil qui se lève. Les ombres de la nuit ne s’effacent que contre leur gré et à grand-peine devant l’aurore rougeoyante et de même, les chauves-souris calotines entendent voiler le visage du peuple sous le noir des soutanes, pour empêcher les yeux du peuple d’apercevoir la lumière de l’émancipation socialiste qui se lève à l’horizon.

Références aux textes de Rosa Luxemburg