Laïcité : des impasses crépusculaires aux lueurs de l’aube

Note de la Rédaction : Oui, chers amis lecteurs, ReSPUBLICA  fête ses 15 ans en ce début d’année 2015 et nos lecteurs réguliers connaissent les combats laïques que nous ne cessons de mener et relayer depuis le début du siècle ! Cette chronique reprend nos positions sur la question laïque, à la fois en termes de politique française et de géopolitique, pour nous armer non sur un combat partiel mais pour l’intégrer dans une optique de transformation sociale.
Nous ne pouvons ni ne souhaitons courir la totalité des lièvres laïques, mais nous tenions à faire figurer, au sommaire de ce numéro, un texte de Pierre  Hayat relatif  aux nouveaux programmes de l’Education nationale en matière d’« enseignement moral et civique », enjeux de la transmission républicaine, ainsi que celui de Catherine Kintzler, sur la salutaire nécessité de ne pas surévaluer le poids de la croyance dans la tête des citoyens.
Pour l’exception d’Alsace-Moselle,  nous vous signalons deux textes importants qui viennent d’être mis en ligne sur le site conjoint ReSPUBLICA/UFAL “Laïcité sans exceptions” : une lettre ouverte de Patrick Kessel  et l’audition de Michel Seelig à l’Observatoire de la laïcité. Quant à la récente effervescence sur les crèches de Noël, nous renvoyons à un article de notre ami Henri Pena-Ruiz.

Qu’ils sont tristes ces groupuscules laïques qui vivent leur combat laïque dépourvu de lien avec la « vraie vie » dans un entre-soi aussi douillet qu’inefficace ! Qu’ils sont tristes ces militants de gauche et d’extrême gauche qui vivent leur combat social et politique englués dans une laïcité d’imposture (laïcité plurielle, ouverte, positive, de reconnaissance, etc.) (1)Cette première dérive, qui existe dans une partie des gauches et de l’extrême gauche, est une véritable imposture au regard de la laïcité. Elle consiste à vouloir étendre aux sphères de l’autorité publique et de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics) le régime de la société civile. Elle fait donc de l’opinion religieuse une norme en légitimant la communautarisation du corps politique. qui les coupe des couches populaires qui seules peuvent renverser la table !

Ah ! me direz-vous, vous ne parlez pas de la droite et de l’extrême droite ? Dois-je parler des escrocs ? Aujourd’hui, quand un citoyen de droite ou d’extrême droite parle de laïcité, c’est un escroc ! Demandez-lui s’il est prêt à se mobiliser demain matin à 8h 30 pour supprimer définitivement le financement public des écoles privées confessionnelles ! Pour la droite ou l’extrême droite, l’utilisation du mot laïcité n’est qu’un laïcisme, utilisé contre une seule religion, à savoir l’islam. C’est donc une dérive anti-laïque (2)Cette seconde dérive, propre à la droite et l’extrême droite, est en effet totalement contraire au principe de laïcité. Elle consiste à vouloir durcir l’espace civil en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui devrait régner dans les sphères de l’autorité publique et de constitution des libertés..
Voilà d’où vient la difficulté actuelle du combat laïque. Contrairement à la période antérieure au serment de Vincennes de 1961 durant laquelle le combat laïque se menait contre un seul adversaire, le cléricalisme catholique, le combat laïque actuel doit se battre contre trois adversaires : les cléricalismes religieux, avec comme chef d’orchestre le cléricalisme catholique, principalement de droite et d’extrême droite ; les adeptes de la laïcité d’imposture, que l’on trouve à gauche et à l’extrême gauche ; les adeptes du laïcisme, que l’on trouve à droite et à l’extrême droite.

Et ces trois adversaires ont en commun leurs liens, avoués ou non, avec l’alliance dominante actuelle, scellée depuis plus de trente ans entre, d’une part, le capitalisme contemporain (3)Nous appelons capitalisme contemporain la phase actuelle du capitalisme qui consiste, pour éluder la crise du profit, à produire des « réformes » néolibérales sans fin et donc des politiques d’austérité de plus en plus dures pour les couches populaires et les couches moyennes intermédiaires. et, d’autre part, les intégrismes et communautarismes de toute nature. Cette alliance est indispensable au capitalisme contemporain, qui, pour privatiser une partie de la sphère de constitution des libertés – l’école, les services publics et la protection sociale – a besoin de sous-traiter à la charité des communautarismes et des intégrismes religieux, la gestion des pauvres, des miséreux, des défavorisés, abandonnés par les néolibéraux de droite et de gauche.

  • Pour les cléricalismes religieux, le lien avec l’ensemble de l’alliance dominante est direct.
  • Pour les adeptes de la laïcité d’imposture, le lien avec le communautarisme est général : pour une partie de l’extrême gauche, via son rapport à l’islam politique, pour la majorité du PS et d’EELV, via un ordo-libéralisme qui la fait se soucier de cohésion sociale.
  • Quant aux adeptes du laïcisme, leur lien avec le capitalisme contemporain s’établit via la dimension nationale de leur ultra-libéralisme plus ou moins souverainiste, qui en appelle indûment à la république, même si la droite laïciste peut tout aussi bien, selon les circonstances, se montrer communautariste, l’opportunisme de Nicolas Sarkozy étant sur ce plan exemplaire.

On comprend mieux alors le paradoxe apparent entre la montée inexorable de la sécularisation et le développement des communautarismes et des intégrismes. Autrement dit, malgré la sécularisation, le mouvement réformateur néolibéral a besoin des communautaristes et des intégristes pour remplacer la partie de la sphère de constitution des libertés qui est privatisée ! Ce qu’il faut bien voir, c’est que la montée du communautarisme et de l’intégrisme ne correspond en rien à un retour du religieux !

On comprend mieux alors le financement et la formation des talibans par la CIA contre l’Union soviétique en Afghanistan en 1979, le financement des Frères musulmans par le Qatar allié des États-Unis et d’autres puissances liées aux États-Unis, le financement des salafistes – avant qu’ils deviennent Daesh (4)Il serait intéressant de savoir qui achète aujourd’hui le pétrole à Daesh ! – par l’Arabie saoudite alliée des États-Unis et d’autres puissances liées aux Etats-Unis, le soutien direct des États-Unis à l’islam politique turc, les liens entre les États-Unis et leurs alliés avec le Vatican d’une part et avec les partis religieux juifs israéliens d’autre part, le rapport « un cheval-une alouette » entre les subventions des collectivités locales françaises au communautarisme de toutes natures d’une part et des organisations laïques d’autre part, etc.

Ah ! me direz-vous, en France, ici et là, le terreau est favorable à la montée du communautarisme et de l’intégrisme ! Et vous avez raison !
Car la promesse républicaine de la mobilité sociale n’existe plus ! Et elle existera de moins en moins au fur et à mesure que le capitalisme contemporain, par nature austéritaire, fera son œuvre.
Déjà, dans l’histoire, les grandes avancées laïques n’ont eu lieu que lors des grandes transformations sociales et politiques : Révolution française, Révolution de 1848, Commune de Paris, consolidation de la République (1880-1914), Front populaire, Programme du CNR.

Il faut noter qu’en annulant une partie du sinistre article 10 (laïcité d’imposture) de la loi du 10 juillet 1989 (5)La partie de l’article qui a donné un argument supplémentaire au Conseil d’Etat pour invalider la circulaire du Front populaire interdisant les signes religieux à l’école est notée en gras ci-après : Art. 10. — Les obligations des élèves consistent dans l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études ; elles incluent l’assiduité et le respect des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements.
Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. […]
promue par Mitterrand, Rocard et Jospin, la loi du 15 mars 2004 n’a fait que réactiver la troisième circulaire de Jean Zay du 15 mai 1937 du Front populaire (6)Il est à noter que les deux premières circulaires de Jean Zay ne portaient que sur le prosélytisme politique à cause des parents d’extrême droite qui habillaient leurs enfants de manière prosélyte. C’est donc dans la troisième circulaire que Jean Zay ajouta « Il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles… Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements.». Cela dit, et ce n’est pas mineur, cette interdiction a été, cette fois-ci, élevée au rang d’une loi.

Mais aujourd’hui, nous sommes dans une crise systémique dans laquelle les lois tendancielles du capitalisme ne permettent même plus de prendre un chemin d’émancipation au sein d’un altercapitalisme. D’où la tristesse dont nous parlions en début d’article, qui est en fait due à la non connexion actuelle du combat laïque , du combat anticapitaliste et de la promesse de la République sociale via la mobilité sociale (7)A lire : Néolibéralisme et crise de la dette, de Michel Zerbato et Bernard Teper, chez 2ème édition, 8,5 euros, et Laïcité : plus de liberté pour tous, de Bernard Teper, chez Eric Jamet éditeur, 5 euros.

Militants tristes, perdus dans les impasses crépusculaires, réenchantez vos combats, la lueur de l’aube est à ce prix !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cette première dérive, qui existe dans une partie des gauches et de l’extrême gauche, est une véritable imposture au regard de la laïcité. Elle consiste à vouloir étendre aux sphères de l’autorité publique et de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics) le régime de la société civile. Elle fait donc de l’opinion religieuse une norme en légitimant la communautarisation du corps politique.
2 Cette seconde dérive, propre à la droite et l’extrême droite, est en effet totalement contraire au principe de laïcité. Elle consiste à vouloir durcir l’espace civil en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui devrait régner dans les sphères de l’autorité publique et de constitution des libertés.
3 Nous appelons capitalisme contemporain la phase actuelle du capitalisme qui consiste, pour éluder la crise du profit, à produire des « réformes » néolibérales sans fin et donc des politiques d’austérité de plus en plus dures pour les couches populaires et les couches moyennes intermédiaires.
4 Il serait intéressant de savoir qui achète aujourd’hui le pétrole à Daesh !
5 La partie de l’article qui a donné un argument supplémentaire au Conseil d’Etat pour invalider la circulaire du Front populaire interdisant les signes religieux à l’école est notée en gras ci-après : Art. 10. — Les obligations des élèves consistent dans l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études ; elles incluent l’assiduité et le respect des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements.
Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. […]
6 Il est à noter que les deux premières circulaires de Jean Zay ne portaient que sur le prosélytisme politique à cause des parents d’extrême droite qui habillaient leurs enfants de manière prosélyte. C’est donc dans la troisième circulaire que Jean Zay ajouta « Il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles… Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements.»
7 A lire : Néolibéralisme et crise de la dette, de Michel Zerbato et Bernard Teper, chez 2ème édition, 8,5 euros, et Laïcité : plus de liberté pour tous, de Bernard Teper, chez Eric Jamet éditeur, 5 euros