Pourquoi l’émancipation n’est plus possible au sein du capitalisme

La séquence électorale des législatives qui se terminera le 18 juin prochain au soir est claire pour nous. Il s’agit de transformer dans les législatives la poussée qui s’est concrétisée sur le vote Mélenchon à la présidentielle. Certains regretteront qu’il n’y ait pas de candidat unique dans chaque circonscription pour représenter le vote JLM17. Mais pouvait-il en être autrement ? Avec une exigence jacobine de la part de la France insoumise qui demande la signature d’une même charte pour tous, d’une solidarité des votes et d’une campagne nationale. Et une exigence girondine de la part du PCF qui n’arrive plus à avoir une position stratégique commune sur le territoire national en interne. Nous avons par exemple appris que dans certains départements (Landes, Jura, Somme, etc.) des alliances ont été scellées, comme aux dernières régionales, entre le Parti socialiste et le Parti communiste. A noter cependant que de nombreux communistes ont intégré la France insoumise (qui n’est pas un parti avec des adhérents) et que les élus communistes qui ont donné leur signature à Mélenchon n’auront pas de candidat de la France insoumise contre eux.

Nous ferons le point politique de cette séquence en son temps.

Ouvrir le débat sur les conditions de la Révolution citoyenne

En attendant, nous souhaitons revenir sur le débat de la ligne politique nécessaire pour mener une transformation sociale et politique. Nous avons déjà mis en avant le fait qu’il n’y aurait pas de transformation sociale sans le soutien massif des ouvriers et des employés comme à chaque moment du XXe siècle avec de grandes avancées sociales. Voir dans ReSPUBLICA nos enseignements sur le premier tour  de la présidentielle puis du deuxième tour .

Nous avons aussi mis en avant le fait que l’UE et la zone euro sont des carcans  visant à empêcher toute politique progressiste en France ou ailleurs. Et que changer les traités n’est plus possible avec la règle de l’unanimité lorsque de petits pays sont sous la coupe des banques.

Nous avons enfin montré l’importance d’une campagne d’éducation populaire refondée, pourtant si négligée par les militants.

Mais nous voudrions ouvrir un autre sujet : suffit-il d’avoir une ligne post-keynésienne de type économistes atterrés avec la prévision d’un Etat social fort mais sans modification du régime de propriété ou faut-il engager un processus global de République sociale avec changement progressif du régime de propriété ? Le premier choix est largement majoritaire dans les textes d’Attac, de la France insoumise, du PCF, etc. La deuxième option est présentée dans nos livres (voir https://www.gaucherepublicaine.org/librairie et plus particulièrement Penser la République sociale pour le XXIe siècle) reprenant par là des idées de Marx et de Jaurès.

Comme cela a été fait pour le compte de la bourgeoisie pendant la Révolution française mais pas à la Révolution de 1848.

Jaurès précise dans Socialisme et liberté en 1898 : « Quand le prolétariat socialiste aura été porté au pouvoir par les événements, par une crise de l’histoire, il ne commettra pas la faute des révolutionnaires de 1848 : il réalisera d’emblée la grande réforme de la propriété. »

« Laisser au patronat, […], la direction des ateliers, des manufactures et des usines, et tenir ce même patronat hors du droit politique, hors de la cité, c’est une impossibilité. Il est contradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production » (Études socialistes/Introduction – Question de méthode)

« […] l’idée de propriété sociale des moyens de production, donnant un fondement réel, concret, à la liberté de tous, est le point lumineux où tous les vrais révolutionnaires se rallient. Tout socialiste qui ne l’aura pas toujours présente à la pensée ne sera qu’un empirique ou un intrigant, voué à toutes les capitulations et à toutes les défaillances. » (L’Humanité, 25 août 1912)

Et cette propriété sociale n’est en rien une fonctionnarisation de la société : « Par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés, les producteurs socialistes seront des associés. » (Socialisme et Liberté)

Jaurès critique aussi les réformes qui n’engagent pas un pied dans la transition vers le modèle politique de la République sociale :

« L’expérience montrera que les réformes les plus hardies peuvent être des palliatifs, mais tant qu’elles ne touchent pas au fond même de la propriété capitaliste, elles laissent subsister la racine amère des innombrables souffrances et des innombrables injustices qui pullulent dans notre société. » La Dépêche, le 18 décembre 1895

Voilà pourquoi nous présentons le modèle politique de la République sociale, ses principes constitutifs, ses ruptures nécessaires, ses exigences indispensables dont  la socialisation progressive des entreprises et la stratégie de l’évolution révolutionnaire (cf. Marx 1850).

Contre Jules Guesde, Jaurès fustige la croyance que l’autogestion dans une seule entreprise est une bonne politique. Il considère au contraire que c’est un leurre à combattre : « Lorsque la Verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon ouvrière de l’usine capitaliste.
Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d’aujourd’hui, du communisme prolétarien. » (République et socialisme, dans la Petite République du 17 octobre 1901)

Revenons aux projets post-keynésiens de l’Etat social, tels que les présentent certains textes des atterrants « Atterrés », et disons pourquoi nous les critiquons. Si l’Etat social a pu s’inscrire dans le capitalisme à la Libération, c’est parce que la crise de 1929 fut soldée par la Deuxième guerre mondiale et que la masse de destruction du capital a permis la reconstruction avec des profits élevés dans l’économie réelle. Jusqu’à la crise du profit dans l’économie réelle qui entraîna l’oligarchie capitaliste  dans une phase néolibérale où les taux de profit élevés dans la finance internationale obligent la dite oligarchie à des politiques d’austérité de plus en plus fortes.
Nous pensons que vouloir un Etat social fort au sein du capitalisme aujourd’hui est une lubie qui fait fi de la crise du capital et de son profit dans l’économie réelle. Ajoutons néanmoins que le programme du Conseil national de la Résistance avait placé dans le système en 1945-1946, un déjà-là du mode de production ultérieur, à savoir la Sécurité sociale gérée ni par le privé ni par l’Etat !

Jaurès avait déjà pointé la faiblesse intrinsèque de l’Etat social dans le capitalisme : « Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. […] Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État. » (Socialisme et Liberté)

Jaurès encore :

« Le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice. » (Socialisme et Liberté)

J’espère que vous avez pu voir que Jean Jaurès apparaît ici bien plus à gauche que toute l’extrême gauche réunie ! Tout cela pour dire que pour retrouver le chemin de l’émancipation, il faut engager un processus de sortie du capitalisme. Que de luttes en perspective ! Que d’initiatives d’éducation populaire refondée nécessaires !