Retour sur l’élection présidentielle et enseignements pour l’avenir

Pour la deuxième fois de la Ve République, un socialiste est élu président. Mais avec un total des voix de gauche de 43,76 %, alors qu’en 1988 cette même gauche faisait 49,12 %. L’écart n’est pas anodin.
L’abstention au premier tour est de 20,5 % alors qu’elle a été de 15,8 % en 1974, 18,9 % en 1981 et 18,6 % en 1988. De ce point de vue encore, l’écart n’est pas anodin. Pire encore, ce pourcentage monte à plus de 30 % dans la classe des employés et des ouvriers.
La classe des ouvriers et employés est totalement dispersée sur l’échiquier politique. Le premier contingent se réfugie dans l’abstention (plus de 30 %), le second vote extrême droite (moins de 30 %).

Géosociologie des territoires et sociologie du vote

Parce que les partis de gauche n’ont pas pris la mesure de la nouvelle géosociologie des territoires qui voit la classe des ouvriers et des employés en forte augmentation dans les zones rurales et périurbaines, en faible diminution dans les banlieues et en forte diminution dans les villes centres, le FN a surtout progressé dans les zones rurales et périurbaines. La faiblesse du discours républicain laïque et social de la gauche en général en est la cause. Pourtant, la lutte contre la fermeture des hôpitaux et maternités de proximité et des bureaux de poste a montré la voie. Il convient pour la gauche et particulièrement le Front de gauche d’être le fer de lance de la lutte contre la désertification en matière de services publics dans les zones rurales et périurbaines.
Le vote en faveur du FN est un vote de classe (d’un point de vue sociologique) sans conscience de classe. Ce sont les prolétaires les plus atomisés et les plus isolés (y compris d’un point de vue géographique en zones périurbaines et rurales) qui ont voté massivement pour Le Pen. On peut faire un parallèle entre l’analyse que faisait Marx de la classe paysanne et cette partie du prolétariat. Marx, dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, décrivait les paysans comme « une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés », incapable d’agir collectivement comme une classe consciente de ses intérêts, donc impuissante et réduite à s’en remettre à un homme providentiel. C’est un peu l’état dans lequel se trouvent ces prolétaires, isolés face à leur patron, pris à la gorge par des crédits, relégués loin des centre villes, et dont l’abrutissement télévisuel fait souvent office de seul lien social avec l’extérieur.
Pour qui votent les sympathisants des syndicats ? Malgré une percée chez les salariés proches des syndicats, le FN séduit essentiellement des travailleurs hostiles ou indifférents aux syndicats. Le FN fait 12 % auprès des sympathisants des syndicats : 9 % parmi les proches de la CGT, mais 25 % parmi les proches de FO (qui regroupe essentiellement des ouvriers et employés, notamment des fonctionnaires de catégorie C).
Ce sont Hollande et Mélenchon qui font les meilleurs scores chez les travailleurs proches des syndicats : 43 % pour Hollande et 19 % pour Mélenchon. Sans surprise, Mélenchon fait ses meilleurs score chez les sympathisants de la CGT (39 %), de Solidaires (39 %) – où il fait presque jeu égal avec Hollande – et de la FSU (31 %), alors que Hollande fait ses meilleurs scores chez les sympathisants de la CFDT (56 %) et de l’UNSA (49 %).
Il est difficile de tirer des conclusions sur le vote Poutou, compte tenu du faible score et de la taille limitée des échantillons. Néanmoins, Poutou semble réaliser des scores nettement supérieurs à sa moyenne chez les proches de Solidaires (8 % ) et de FO (6 % ).

Le cœur de l’électorat de Hollande : les couches supérieures du salariat.

L’évolution de l’électorat du PS est très nette : en 1988, Mitterrand faisait un score supérieur à sa moyenne chez les ouvriers et employés. En 1995, Jospin faisait son score moyen chez les ouvriers et employés. Depuis, l’électorat ouvrier a décroché du vote PS :11 % en 2002 (merci Jospin, Aubry, Strauss-Kahn…), 21 % en 2007 et 2012, soit nettement moins que le score moyen du PS. En revanche, le PS réalise depuis 2002 ses meilleures performances chez les cadres (34 %) et les couches moyennes intermédiaires (35 %).
Il est donc totalement erroné d’affirmer, comme le fait le démographe Emmanuel Todd, que le PS a reconquis ou est en voie de reconquérir l’électorat populaire. Il est même frappant de constater à quel point l’immense rejet de Sarkozy dans les classes populaires n’a pas du tout profité au PS. Mais Todd, qui soutient Hollande tout en pourfendant l’euro et le libre-échange (comprenne qui pourra !), s’illusionne complètement en prédisant un « tournant de 1983 à l’envers », c’est-à-dire une rupture de Hollande avec l’Europe libérale pour pouvoir mettre en œuvre une véritable politique sociale au service des classes populaires.
Le cœur de l’électorat de Sarkozy : les vieux et les patrons. En 2007, le coeur de l’électorat de Sarkozy était déjà les patrons (grands et petits) et les retraités. Contrairement à une légende, la majorité des ouvriers (54 %) et des employés (51 %) avaient déjà voté contre Sarkozy au 2e tour de l’élection. Néanmoins, en 2012, si Sarkozy conserve un soutien important chez les patrons (74 % chez les patrons proches du Medef ou de la CGPME), les retraités, et les cadres, il baisse fortement chez les employés et ouvriers(18,5 %). Globalement, seuls 20 % des salariés actifs ont voté pour Sarkozy.
Vote Mélenchon : petite percée dans les classes populaires. Mélenchon a su percer dans les classes populaires (renouant en partie avec l’ancien électorat du PC) mais son électorat reste globalement assez bien réparti entre les différentes catégories sociales. Chez les ouvriers et employés, il mobilise environ 13,5 % de la classe votante.

Les couches populaires: leur dispersion

Comme le montre le livre de Patrick Lehingue (1)Le vote : Approches sociologiques de l’institution et des comportements, alors que les employés constituent près de 30  % de la population active, ils ne sont que 1,3  % des députés. Les ouvriers qui comptent près de 25  % des actifs ne sont que 0,5 % des députés. A contrario, les couches moyennes supérieures représentent 15 % dans le pays et 83 % des députés (96 % pour l’UMP).
Et pendant ce temps-là, nos moralistes à la petite semaine ne voient que les discriminations que pour les ethnies, les religions et les femmes. Mais combien de fois la «  gauche sociétale » s’est-elle émue de la représentation des ouvriers et des employés alors qu’ils sont plus de 53 % de la population ?
Patrick Lehingue ajoute que «  pour la représentation des classes populaires, la France est revenue au niveau de 1885 »… A fortiori, bravo la gauche depuis 1981 (2)Rappelons qu’à la Libération, les couches populaires obtenaient 20 % des sièges. Le Parti communiste fait élire à ce moment-là 50 ouvriers sur ses 65 députés. Puis, on stagne aux alentours de 10  % dans les années 60, 70, et à partir des années 80 cette représentation populaire disparaît. « A cause, évidemment, de l’affaiblissement du PC, mais aussi parce que le PS connaît un déracinement populaire ». !
Cet affaiblissement de la représentation populaire a été de pair avec la montée des professionnels de la politique. Les attachés parlementaires, les chefs de cabinet, les conseillers en communication, etc. représentent 14  % des députés – alors qu’ils sont évidemment 0,0001 % dans la population.
Patrick Lehingue précise auprès du journal Fakir : « D’autant que les instruments qui permettaient ces trajectoires ont été supprimés. Pour moi, le PC a perdu sa spécificité – et a accéléré son déclin – avec la fermeture des écoles du Parti, à l’époque de Robert Hue. C’était quoi, ces écoles ? C’était la possibilité, pour des ouvriers ayant arrêté leurs études, pour cause d’échec scolaire ou plus souvent parce que leurs parents ne pouvaient pas suivre financièrement, d’avoir une seconde chance, d’acquérir une culture politique, de manier l’argumentation, bref, de lutter à armes égales avec leurs adversaires, les classes dominantes. »

Voter, ça ne sert à rien ?

Là, vient se surimposer l’impact des médias et la nature de la démocratie.
Les couches populaires souffrent du fait que nous sommes de moins en moins en démocratie et de plus en plus dans un régime représentatif. Le débat qui faisait rage lors de la Révolution française est comme assoupi aujourd’hui. Sieyès déclarait qu’il fallait un gouvernement représentatif tout en combattant la démocratie. Aujourd’hui, c’est Sieyès qui a gagné. Une fois élus, les représentants n’ont que faire de ce que pense le peuple. C’est bien pourquoi la plupart des hommes et femmes politiques se moquent de la sous-représentation des couches populaires. Ce qui leur importe est le gouvernement représentatif à la Sieyès et l’alternance vers un autre gouvernement représentatif. C’est pourquoi, si la gauche veut reconquérir les couches populaires, il importe de remplacer le gouvernement représentatif par la démocratie. Pas la démocratie directe de Rousseau, dont lui-même admettait l’impossibilité sur de grandes entités, mais la démocratie du peuple où celui-ci peut intervenir, y compris après l’élection des élus (c’est ce qu’esquissait Condorcet). Pourquoi pas le référendum d’initiative populaire ou la possibilité de révoquer les élus à mi-mandat comme au Venezuela ?
Ecoutons encore Patrick Lehingue dans son interview à Fakir « Quant aux médias, la seule question qui vaille pour eux, c’est « qui va gagner ? », « qui sera en tête à l’issue du premier tour ? », « qui sera le troisième homme » (ou femme…) ? La véritable politique (la discussion sur les bilans, les promesses – tenues ou pas – , la vision du monde que l’on désire, les programmes et propositions pour s’en approcher, la hiérarchie des questions les plus importants à résoudre…) cède le pas au spectacle d’une course de chevaux. Le jeu l’emporte sur les enjeux. »
N’oublions pas aussi qu’il y a d’après l’INSEE 10 % de la population non inscrite sur les listes :16 % des chômeurs, 16 % des emplois précaires font partie de cette catégorie. Autant nous sommes contre le vote obligatoire, autant nous pouvons estimer que tout le monde devrait être sur les listes. Ne serait-ce que pour avoir le vrai chiffre de l’abstention.

À gauche : comment retrouver le peuple ?

D’abord, « ça n’a jamais été naturel et acquis que les ouvriers votent pour des représentants du mouvement ouvrier. Ça supposait tout un travail syndical, politique, de mobilisation de l’usine jusqu’au domicile. Or, on a assisté, non pas à une disparition, mais à une dispersion des classes populaires. Une dispersion du travail, avec la casse des grandes entreprises, mais aussi une dispersion géographique ». Dans « les corons miniers de ma petite enfance, les gens vivent là où ils travaillent. Il y a une continuité de l’existence, qui rend le travail politique plus simple : pour les mineurs, ne pas voter pour ces gens-là, qui sont au milieu d’eux, qu’ils fréquentent au bistro, à la ducasse, c’est trahir le groupe auquel ils appartiennent tous les jours avec quand même un travail d’encadrement sur le terrain qui, de fait, n’existe plus… Combien reste-t-il de sections locales ? dans les entreprises ? travaillant dans des quartiers populaires ? » (Aujourd’hui, en France, le taux de syndicalisation avoisine les 6 % . Dans le privé, pour les deux tiers des entreprises, il n’y a rien du tout…)

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le vote : Approches sociologiques de l’institution et des comportements
2 Rappelons qu’à la Libération, les couches populaires obtenaient 20 % des sièges. Le Parti communiste fait élire à ce moment-là 50 ouvriers sur ses 65 députés. Puis, on stagne aux alentours de 10  % dans les années 60, 70, et à partir des années 80 cette représentation populaire disparaît. « A cause, évidemment, de l’affaiblissement du PC, mais aussi parce que le PS connaît un déracinement populaire ».