Un féminisme non interventionniste face à l’extrémisme religieux

Ce texte est la deuxième partie de l’article “Un féminisme gangrené par le relativisme” publié dans le numéro 630 de ReSPUBLICA.

Aux résistantes de tous les horizons.

Avant la récente vague de fondamentalisme religieux dans le monde, très peu de Québécoises musulmanes portaient un foulard islamique dans les lieux publics. Il aurait été étonnant que la montée de l’islamisme politique dans certains pays musulmans n’exerce aucune influence sur la diaspora. Combien de femmes et d’adolescentes porteraient le foulard si elles ne subissaient pas les pressions de leur milieu ? Des extrémistes religieux, qui sont loin de représenter la communauté musulsane du Québec et du Canada mais n’en jouissent pas moins d’une grande influence dans les domaines privé et public, encouragent à se servir du foulard islamique comme symbole identitaire. Ils se fabriquent ainsi un prétexte pour taxer de racisme les éventuels critiques : « Quand vous critiquez le fait que je porte le voile ou le hijab, vous m’attaquez en tant que musulmane, donc vous êtes raciste. » Celles qui ne le portent pas sont-elles moins musulmanes ?

Des gens s’exclament : « On ne les oblige tout de même pas à le porter, ce voile ! » Certes, pas toutes.

« Sûrement que, contrairement à d’autres contextes où l’on oblige ces femmes à le porter, c’est vrai dans un contexte canadien, c’est-à-dire de société démocratique, dit une internaute québécoise musulmane. Je suis tentée de vous dire que la définition même de l’aliénation, c’est d’en être consentant(e) ! Ces femmes ont raison de vous dire que le voile est dicté par dieu. C’est normal, c’est dans le Coran ! C’est là qu’intervient la nécessité d’être vigilant. Il ne s’agit pas de prendre un fouet et de fouetter ces pauvres femmes, ou de leur mettre une étoile verte sur le costume. À titre individuel, il n y a pas d’autres choix que de les respecter dans leur… choix consentant ! « Mais à titre collectif, ma foi, il est temps d’affûter ses arguments et d’oser s’attaquer à l’essentiel, c’est-à-dire les idées. Le voile n’est pas un simple habit : c’est un étendard idéologique. Derrière le voile se cache non pas une violence physique (la plupart des voilées d’ici ne sont pas sujettes à des violences physiques, bien au contraire), mais une violence symbolique. »

Il existe bien des manières d’influencer la liberté d’autrui. Menacer et manipuler la vérité sont parmi les plus fréquemment employées. L’automne dernier, le site du Centre communautaire musulman de Montréal — ce Centre où s’entraînaient les petites filles de 8 a 12 ans (l’âge des grands choix “libres“, n’est-ce pas ?) qui ont fait les manchettes au Québec parce qu’“elles voulaient“ porter le hijab lors de compétitions de Tae Kwan Do (1) “Des musulmanes refusent d’enlever leur hijab pour un tournoi de tae kwon do“, Nouvelles musulmanes, décembre 2006.  — a publié un article menaçant les femmes musulmanes qui ne portent pas le foulard islamique : « Ne pas porter le hijab peut entraîner “des cas de divorce, d’adultère, de viol et d’enfants illégitimes“, disait l’avertissement pour le moins ahurissant. On y disait aussi que celle qui enlève son voile voit sa “foi détruite“, adopte un “comportement indécent“ et sera punie en “enfer“. On y traitait aussi la femme occidentale de “prostituée non payée“ ».  (2) Rima Elkoury, “Voile et viol“, La Presse, 17 décembre 2007. 

Combien de discours semblables avait entendu dans des mosquées, ou lu sur des sites, le père ontarien qui a tué sa fille de 16 ans, Aqsa Parvez, rebelle aux règles islamiques (dont le port du hijab) ? Parce qu’elle souhaitait s’intégrer à la société canadienne et à son milieu scolaire, cette adolescente avait antérieurement quitté sa famille qui voulait l’en empêcher. On a essayé de faire croire que ce meurtre n’était qu’un crime familial comme il y en a tant au pays, sans connotation religieuse ni politique. Les groupes féministes, une fois encore, même ceux qui militent contre la violence envers les femmes, se sont montrés plutôt discrets sur ce crime et sa signification. Il faut peut-être se demander dans quelle mesure l’autocensure engendrée par le relativisme culturel restreint les luttes des femmes.

Quoiqu’on essaie parfois de le faire croire, le discours sur le foulard islamique n’a rien à voir avec la liberté de religion. Porter ou non ce foulard relève de croyances, et les croyances ne sont pas à l’abri des critiques. « Tolérer ne veut pas dire se taire ».  (3) Daniel Baril, “Tolérer ne veut pas dire se taire“. Communication présentée au débat-conférence “Kirpan, kippa, voile : la tolérance, jusqu’où“, organisé par Tolérance.ca, le 20 mai 2004.   Quand des hommes, au nom d’une religion créée par eux et qu’ils se disent les seuls à pouvoir interpréter, imposent ce symbole de soumission aux femmes, et à elles seules, c’est faire l’autruche d’agir comme si cet acte n’avait aucune portée particulière. Des féministes devraient être capables de dénoncer ce sexisme sans craindre d’être accusées d’intolérance.

Des organisations féministes peuvent prétendre défendre les droits de “toutes les femmes“ dans le respect de la diversité, en s’abstenant de critiquer des symboles politico-religieux réservés aux seules femmes musulmanes. Il me semble que cette attitude n’aide en rien celles qui y résistent ou voudraient y résister. En acceptant la différence des droits au nom de traditions culturelles ou religieuses, ces organisations collaborent d’une certaine façon à la marginalisation et à l’instrumentalisation de ces femmes à des fins idéologiques.

Un silence troublant

Des musulman(es) progressistes admettent que des traditions archaïques et discriminatoires pèsent lourdement sur les femmes et les adolescentes de leur communauté, mais ce n’est pas dans les médias du Québec que ces progressistes s’expriment habituellement. Certain(es) disent connaître plusieurs adolescentes qui doivent se battre, comme Aqsa Parvez, pour leur liberté. Les mariages forcés ne sont pas rares au sein de la communauté musulmane canadienne, selon une femme qui a refusé un mariage qu’on voulait lui imposer, il y a 20 ans, et qui en a payé le prix, dont la mise à l’écart de sa communauté (facteur qui influe sur le “choix“). Un professeur à la retraite déclare connaître « au moins 9 familles dont les filles ont dû se débattre comme Aqsa avec une double vie, arrivant au collège vêtue des traditionnels hijab et vêtements amples, avant de se changer dans les toilettes et d’en émerger en jeans serrés, avec la chevelure dénouée. Lorsque trois des pères ont découvert le pot aux roses, leurs filles furent rapidement mariées à des hommes du Pakistan qu’elles n’avaient jamais rencontrés : les cérémonies religieuses de mariage se déroulèrent au téléphone ! »  (4) “La mort d’Aqsa Parvez, attribuée à son père, est le résultat d’un choc culturel“, par Michele Mandel, Sisyphe, le 7 janvier 2008.  . Leur communauté évite d’en parler afin ne pas accroître les sentiments islamophobes… Si on ajoute à ce silence le non-interventionnisme du reste de la société, les extrémistes islamistes ont la voie libre tandis que les femmes qui voudraient leur échapper se retrouvent seules.

Ces musulman(es) progressistes déplorent que trop peu d’entre eux dénoncent ces extrémistes. Ce silence relatif est troublant, car il indique la force réelle de l’intégrisme qui réussit par la peur à imposer ses règles du jeu. Les intégristes religieux savent aussi tirer profit du relativisme culturel et religieux. Des femmes et des hommes musulmans ont quitté des fonctions en vue au sein de leur communauté à la suite de menaces de mort lancées contre eux et leur famille. « Pour des raisons de sécurité », une intellectuelle musulmane canadienne nous a demandé de retirer son nom d’un communiqué annonçant sur Sisyphe une conférence à laquelle elle avait participé quelques mois plus tôt. Le fait que des individus ou des groupes se sentent à l’aise d’intimider autrui et même de menacer leur vie, dans un pays qui se prétend à la fine pointe de la défense des droits fondamentaux, donne la mesure de la complaisance dont ils se savent gratifiés.

Le syndrome de l’accommodement : tout le monde est féministe !

Une sorte de démission face à la complexité et à la difficulté des luttes à mener incite des femmes et des groupes à essayer d’accommoder le féminisme à toutes les sauces. Le féminisme est presque devenu une sorte d’auberge espagnole. On voit du féminisme dans n’importe quoi et n’importe qui peut se dire féministe. On devrait la ou le croire du moment qu’elle ou il le dit. Qui sommes-nous pour en douter ? Dans les années 1970, Playboy affirmait aussi servir la cause féministe en favorisant la libération sexuelle des femmes… Un tel brouillage sert parfois à masquer les hésitations et les craintes face aux religions ou aux groupes extrémistes. Ce “syndrome de l’accommodement“ se développe dans des circonstances où l’on imagine l’adversaire invincible. On préfère se replier, se taire et collaborer au lieu de l’affronter.

Quelques femmes ainsi que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) ont déclaré devant la Commission Bouchard-Taylor qu’on peut être féministe et porter le voile islamique. C’est peut-être le cas pour certaines et, sans doute, la FFQ ne voulait-elle exclure personne. Mais sur quelles bases une telle affirmation s’appuie-t-elle ? Les Québécoises musulmanes qui portent le voile et ceux qui les incitent à le porter sont-elles/ils favorables à la mixité dans les institutions et les lieux publics ? À la liberté sexuelle des femmes ? Au droit à la contraception et à l’avortement ? Aux droits des lesbiennes et des homosexuels ? À l’égalité des conjoints et au divorce ? À la liberté d’une femme musulmane de choisir son conjoint, sa carrière, ses engagements politiques, sociaux ou religieux ? Peuvent-elles s’opposer à la polygamie et au mariage arrangé ? Reconnaissent-elles dans les faits l’égalité sociale, juridique, politique et économique des femmes et des hommes ? Bref, sont-elles et sont-ils favorables à la liberté et à l’égalité des femmes ? Si oui, comment concilient-elles cette profession de foi féministe et l’adhésion à des codes religieux et culturels qui nient tout cela ? Si la communauté musulmane traite hommes et femmes également — le principe d’égalité est défendu par les féministes de toutes tendances —, quel est l’équivalent du voile pour les hommes ? Quelle forme de marquage infériorisant leur impose-t-on, à eux, prétendûment au nom de la religion ?

On s’insurge contre des femmes qui voient un symbole de soumission dans le foulard islamique ou la burqa. À la lumière du relativisme qui tend à tout niveler, on leur reproche de juger.

« Mais bien sûr qu’il n’y aura pas de femme voilée pour venir dire qu’elle le porte en guise de soumission, commente l’internaute musulmane citée plus haut. Du moins, surtout pas parmi les militantes islamistes. Elles ont même réussi à s’approprier le discours féministe occidental et à l’adapter à leur idéologie. […] Il s’agit d’une ruse, une escroquerie intellectuelle que les islamistes manient très bien pour détourner le débat sur l’essentiel, à savoir que le voile reste un signe de discrimination et de minorisation des femmes. Elles ont réussi à développer tout une rhétorique autour du voile en empruntant à l’Occident les notions de liberté et de libre-arbitre. Mais laissez-moi vous dire que là où le contexte socio-politique et culturel s’y prête, les femmes voilées sont les suppôts directs de tous les islamistes et autres conservateurs qui s’opposent aux droits fondamentaux des femmes. » À un homme qui la mettait “paternellement“ en garde contre le risque de “diaboliser“ les femmes musulmanes portant le voile, elle répond :

« Celles qui seraient diabolisées dans le contexte que je décris [l’Algérie] sont les féministes démocrates qui se battent depuis des décennies pour arracher aux femmes le droit au divorce, le droit de refuser la polygamie, le droit de signer un quelconque document (scolaire, bancaire, etc.), à leur enfant ». Et elle conclut ainsi : « Ce n’est pas le voile qui menace […], mais la mollesse des débats féministes, la perte de sens, le manque d’affirmation des idéaux et justement les dérives de ce féminisme folklorique où il suffit de prononcer le mot patriarcat pour être promu féministe ».

La revanche du patriarcat

Un mot ne fait pas une analyse. Et le terme même patriarcat est rejeté dans certains milieux, par exemple ceux qui se disent postféministes, tandis que dans d’autres milieux on fait un usage très sélectif de l’analyse patriarcale. La majorité des féministes évoquent volontiers la culture patriarcale pour expliquer et dénoncer la violence en milieu conjugal et le viol, mais elles hésitent à appliquer la même analyse à la prostitution, une institution patriarcale parmi les plus anciennes et qui équivaut aux religions en termes d’oppression des femmes. Une rhétorique ambiguë, qui fait appel à la liberté individuelle, s’élabore pour masquer la peur de se compromettre sur cette question au cœur de laquelle se situe la responsabilité de beaucoup d’hommes.

Plus sérieux encore pour l’avenir des luttes féministes est la concurrence qui semble exister entre le combat contre le racisme et le combat contre le sexisme et la misogynie. Il semble qu’on se croie parfois obligé de choisir entre les deux. La misogynie et le sexisme traversent pourtant, et depuis toujours, toutes les cultures, toutes les religions, tous les systèmes de pensée et de droit, mais leurs attaques contre les femmes continuent d’être perçues — même par des femmes — comme moins importantes que le racisme, et les luttes pour les éliminer paraissent moins légitimes que celles qui visent l’élimination du racisme. Les femmes sont toujours prêtes au renoncement quand il s’agit de servir d’autres causes que la leur… Cette perception de la hiérarchie des luttes contre le racisme et le sexisme, ainsi qu’une estime de soi vacillante, jouent un rôle certain dans l’attitude non-interventionniste de la majorité des féministes québécoises et canadiennes face à l’extrémisme islamiste. Elles se croient obligées de démontrer ainsi leur rejet du racisme.  (5) Rosie DiManno, “Maintenir notre engagement envers toutes les Aqsa Parvez. Le fanatisme religieux est le pire des péchés“. 

« Ainsi, plusieurs décennies après la refonte des droits de la personne provoquée par l’émancipation sociale des femmes, commente la chroniqueure Rosie DiManno, les féministes les plus aguerries et les plus combatives marchent sur des œufs et hésitent à lancer la pierre. Le dieu du multiculturalisme, réincarné en un avatar autorisant une interprétation radicale des impératifs religieux et culturels, transcende l’égalité des sexes. »  (6) Haideh Moghissi and Shahrzad Mojab, Of “Cultural” Crimes and Denials Aqsa Pervez, Znet, January 08, 2008

Pris entre le relativisme culturel, le néolibéralisme et les théories révisionnistes du postmodernisme, le féminisme québécois (majoritairement libéral) ne semble pas conscient de la gravité de la menace que représente l’extrémisme religieux pour les droits et l’égalité des femmes. Il semble renoncer à combattre le système patriarcal sur ce front. Avec, d’un côté, l’esclavage sexuel (prostitution et traite des femmes et des enfants) propulsé et banalisé par la mondialisation et, de l’autre, l’intégrisme religieux protégé par le relativisme, le patriarcat prend sa revanche sur le féminisme des dernières décennies… avec la complicité de féministes…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 “Des musulmanes refusent d’enlever leur hijab pour un tournoi de tae kwon do“, Nouvelles musulmanes, décembre 2006. 
2 Rima Elkoury, “Voile et viol“, La Presse, 17 décembre 2007. 
3 Daniel Baril, “Tolérer ne veut pas dire se taire“. Communication présentée au débat-conférence “Kirpan, kippa, voile : la tolérance, jusqu’où“, organisé par Tolérance.ca, le 20 mai 2004.
4 “La mort d’Aqsa Parvez, attribuée à son père, est le résultat d’un choc culturel“, par Michele Mandel, Sisyphe, le 7 janvier 2008. 
5 Rosie DiManno, “Maintenir notre engagement envers toutes les Aqsa Parvez. Le fanatisme religieux est le pire des péchés“. 
6 Haideh Moghissi and Shahrzad Mojab, Of “Cultural” Crimes and Denials Aqsa Pervez, Znet, January 08, 2008