Les Français en attente d’une laïcité mieux défendue : Aux laïques d’ouvrir de nouvelles perspectives

Longtemps les laïques ont pensé qu’il suffirait de veiller à ce que les religions n’interviennent pas dans « la sphère publique », pour que soient garanties la liberté de conscience, l’égalité des droits, la souveraineté populaire. Mais il apparaît aujourd’hui que le sort de la laïcité est lié à celui de la société. Lorsque la République cesse d’être sociale et que des forces de gauche trahissent l’idée laïque, les franges réactionnaires des religions exercent une pression toujours plus forte sur la société, fragilisant les superstructures juridiques et politiques censées garantir la laïcité. C’est alors que la loi de 1905 pourrait être officiellement minée « au nom de nouvelles exigences sociales », c’est-à-dire du fait de nouveaux rapports de forces que des religieux auront imposé dans la société. Comme tout principe politique émancipateur, le principe laïque de séparation n’est pas un acquis définitif, qu’il suffirait, comme par magie, d’invoquer pour qu’il continue à exister.

Un sondage OpinionWay a été réalisé les 4 et 5 octobre sur cette question de la place des religions dans la société. Ce sondage a été rendu public en exclusivité par le journal La Croix du 11 octobre 2017 sous le titre : « La place des religions dans la société n’inquiète pas les Français ». En première page, on peut lire : « Des réseaux laïques dénoncent, ces temps-ci, une influence grandissante des religions, en particulier de l’islam, dans la société… Une position que ne partagent pas les Français selon un sondage inédit. »

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Mais si l’on regarde de près les réponses à ce sondage, on aperçoit que La Croix fait dire aux Français autre chose et même le contraire de ce qu’ils pensent. Il est ainsi demandé : « Diriez-vous que les religions occupent de plus en plus de place dans les modes de vie des Français ? » 35 % répondent Oui et 64 % Non. On notera que le sondage ne demande pas si les religions occupent de plus en plus de place « dans la société française », mais dans le mode de vie des Français. Qu’importe ! La Croix fait comme si cette autre question avait été posée aux sondés. Du coup, le journaliste prétend que, contrairement à ce qu’imaginent « plusieurs réseaux laïques », pour les Français, il n’y a pas lieu de s’inquiéter de « l’influence croissante des religions dans la société ».

Pour donner plus de crédit à son affirmation, La Croix cite largement Philippe Portier, le nouveau pape d’une prétendue « laïcité ouverte », désormais ouvertement concordataire par son hostilité déclarée à ce qu’il nomme « la laïcité séparatiste », c’est-à-dire au principe de séparation, clé de voûte du principe de laïcité. D’après Portier, « dans l’ensemble de la société, la sécularisation se poursuit, et l’affirmation des appartenances religieuses régresse ». Outre que la seconde assertion manque d’évidence au commun des Mortels, Portier omet de préciser que les « réseaux laïques » ne prétendent pas que la sécularisation régresserait uniformément dans la société française. Ils soutiennent plutôt que les pressions et les intimidations des religions augmentent, alors que dans leur majorité les Français ne se reconnaissent pas dans une religion. Ils estiment qu’il y a là un défi lancé à la démocratie.

En revanche, La Croix est très discrète sur la réponse à une question, seulement posée aux 35 % des sondés qui ont répondu positivement à la question : « Diriez-vous que les religions occupent de plus en plus de place dans les modes de vie des Français ? » A ceux-là, on leur a demandé : « Est-ce une bonne chose (que les religions occupent de plus en plus de place dans les modes de vie des Français) ? » La réponse à cette question est négative à 62 %. Mais elle n’a bizarrement pas intéressé La Croix qui s’est bornée à préciser : « avec un pic chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon (81 %) ». Ainsi, l’art de La Croix consiste à ignorer que les personnes interrogées sont défavorables à plus de place des religions, pour laisser entendre qu’au fond du fond, les Français seraient favorables, ou indifférents, à plus de place des religions dans la société…

Le sondage contient une autre question qui sollicite explicitement un avis, adressée celle-ci à l’ensemble des personnes interrogées : « Faut-il tenir compte des demandes des religions dans chacun des lieux suivants: l’hôpital, l’école, les entreprises, les services publics, le sport ? » La réponse à cette question est elle aussi sans ambiguïté : Non à 81 % à l’hôpital, 87 % à l’école, 89 % dans les entreprises, 89 % dans les services publics, 90 % dans le sport. Ces réponses très nettes à une question très claire voire abrupte, rejoignent les préoccupations des laïques, s’agissant des demandes excessives des religions à tous les niveaux de la société. Elles s’opposent à la pseudo laïcité « post-séparatiste » de Portier et aux autruches qui font politiquement le nécessaire pour ne « pas voir le problème ». Mais La Croix évoque à peine ces réponses, sauf pour signaler que les jeunes sont un peu moins nombreux que leurs aînés à souhaiter que l’on ne tienne pas compte des demandes des religions. Par exemple, 82 % des 18-24 ans, contre 89 % de l’ensemble des sondés, souhaitent « que l’on ne tienne pas compte des demandes des religions dans les services publics ». Ce décalage suffit à Philippe Portier pour apercevoir « clairement une planète jeune », sortie de l’orbite des vieux séparatistes ! Cela n’empêche pas non plus La Croix d’en appeler à un débat sincère et sérieux avec les « réseaux laïques »…

Quant à la question : « La laïcité est-elle suffisamment défendue ? », la réponse est Non pour 57 % des sondés (62 % des 35-49 ans). La Croix cite à propos de cette réponse ce commentaire d’un responsable d’OpinionWay : « Cela exprime un attachement extrêmement fort à ce principe (…) La laïcité est bien inscrite dans le patrimoine des Français ». Nous partageons volontiers cette appréciation: la laïcité est effectivement l’héritage culturel et politique majeur des Français d’aujourd’hui, quels que soient leurs origines et leur âge. Et, comme disait Jacques Derrida, un héritage est à s’approprier et à perpétuer de façon critique, en saisissant les nouveaux enjeux et en innovant. En l’occurrence, il s’agit pour la laïcité républicaine d’aujourd’hui et de demain de se placer non seulement sur le terrain juridique et scolaire mais également social, et de puiser ses objectifs dans les luttes concrètes de l’antiracisme radical, du féminisme, de l’écologie, des droits sociaux, de la démocratie.

Cet article a également été publié par l’UFAL, sur son site internet.