Le principe d’égalité devant l’impôt… inégalement mobilisé

Le Conseil constitutionnel a censuré la taxation exceptionnelle à 75 % de la part des revenus excédant un million d’euros, en invoquant la rupture d’égalité devant l’impôt. Cette taxation devait s’appliquer sur les revenus d’activité des personnes physiques et non des foyers fiscaux. De ce fait, pour un même revenu global, un foyer y aurait été assujetti ou non selon la répartition de ce revenu entre ses membres : un ménage dont chaque conjoint gagne 900 000 euros en serait exonéré, mais pas un ménage dont l’un gagne 1,8 million d’euros et l’autre ne gagne rien. Le dispositif a donc été rejeté au motif de «méconnaissance de l’égalité devant les charges publiques ». Les quelque 1 500 personnes concernées qui gagnent plus de 70 fois le Smic peuvent être soulagées, le Conseil constitutionnel veille sur le respect de l’égalité des contribuables, en l’occurrence des plus riches.

Plus exactement, il veille sur l’égalité devant l’impôt des foyers fiscaux, pas des contribuables (car deux personnes gagnant chacune 1 million d’euros ne paient généralement pas le même impôt). Rappelons qu’en France, l’impôt est calculé sur le revenu du foyer (couple marié ou pacsé, ou célibataire). La France, le Luxembourg et le Portugal restent les seuls pays de l’OCDE avec ce système d’imposition conjointe obligatoire, la tendance des vingt dernières années étant son abandon et l’adoption de l’imposition séparée (calculée sur le revenu des personnes physiques) jugée en général plus juste. La prise en compte de la famille existe toujours, mais elle se fait par la politique familiale et ne passe plus par la fiscalité.

L’impôt sur le revenu étant – à juste raison – progressif, son montant diffère selon que le couple est imposé conjointement ou séparément (sauf si les revenus des conjoints sont égaux). L’imposition commune, en moyennant les deux revenus, réduit le taux d’imposition effectif du couple. Plus les revenus des conjoints sont différents, plus ils sont favorisés par l’imposition commune, ce qui fait dire au fiscaliste Thomas Piketty qu’elle agit comme une prime à l’inégalité.

Autre inégalité, liée à la précédente, celle entre les femmes et les hommes. L’imposition commune fait que chaque conjoint, quel que soit son revenu personnel, se voit imposé au taux effectif d’imposition du foyer. Comparée à l’imposition séparée, elle augmente donc le taux d’imposition du conjoint à faible revenu, et à l’inverse diminue celui du conjoint au revenu le plus fort. Comme, dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui ont les revenus les plus faibles, ce système agit comme une discrimination indirecte envers elles. Il ne satisfait pas à l’exigence d’égalité de traitement des femmes et des hommes devant l’impôt. De plus, il agit comme un frein à l’emploi des femmes en pénalisant celles qui ont un travail rémunéré par rapport à celles qui sont au foyer. Ce constat est connu, le Conseil des prélèvements obligatoires rappelait dans un rapport de 2011 « le niveau élevé de taxation qui pèse sur le revenu du conjoint qui gagne le moins, en comparaison du niveau qui s’appliquerait si l’intéressé-e était célibataire ou si l’imposition était séparée. Il en résulte une moindre incitation à obtenir des revenus d’activité ».

Veiller à l’égalité devant l’impôt prend donc un sens différent et souvent contradictoire selon qu’on s’intéresse à l’égalité des contribuables ou à celle des foyers fiscaux. Le Conseil constitutionnel a choisi de ne se préoccuper que des foyers fiscaux (et pas des plus pauvres) sans interroger le cadre actuel d’imposition conjointe qui traite pourtant de manière inégalitaire, on vient d’en rappeler quelques exemples, nombre de contribuables, en particulier les femmes. Si l’idée était de brandir un noble motif, l’égalité, pour éviter une mise à contribution des très riches, c’est gagné. Notons tout de même que la taxation à 75 % était très insuffisante pour rendre réellement l’impôt plus juste : avec le seuil de 1 million d’euros, elle ne touchait que très peu de gens, elle était exceptionnelle et ne concernait que les revenus du travail mais pas ceux du capital.

On aurait apprécié que le Conseil dit des « Sage s» se préoccupe plus largement d’égalité. Dans une déclaration de 2005, il rappelait la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui définit l’impôt comme une « contribution commune » qui doit être « également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés ». Aujourd’hui, au nom de l’égalité devant l’impôt, les « Sages » renoncent à la faculté de contribution de citoyens qui gagnent 70 fois le Smic ! Mais quid de l’inégalité devant l’impôt qui touche, par exemple, des femmes gagnant le Smic : l’une, célibataire, ne sera presque pas imposée ; une autre, mariée, le sera au taux de 6,6 % si son conjoint gagne deux fois le Smic, et de 11,6 % si son conjoint gagne quatre fois le Smic. Le système fiscal ne devrait-il pas reconnaître les individus adultes comme autonomes, indépendamment de leur statut familial ?

Ce n’est pas le choix de l’Etat français qui se base sur l’hypothèse qu’un couple partage ses ressources. Rien ne lui permet pourtant d’anticiper la mise en commun des revenus d’un ménage, qui serait une condition a minima pour justifier un impôt commun. Il semble d’ailleurs, selon les rares enquêtes réalisées sur cette question, que le plus souvent cette mise en commun n’existe pas. Au-delà, et aussi gênant : l’évolution fréquente de la famille – séparations et recompositions officialisées ou non, augmentation des foyers monoparentaux et des couples homosexuels – rend inadéquate et hasardeuse toute fiscalité qui ne se base pas sur les personnes. Il serait temps de mobiliser l’exigence d’égalité devant l’impôt… au-delà du motif d’en préserver les plus riches ! La période actuelle rend nécessaire de repenser la fiscalité afin de la rendre plus juste, donc plus progressive, pour imposer les citoyens vraiment en fonction de leur capacité et taxer les revenus du capital au moins autant que ceux du travail.