Les sans-papiers révèlent la fabrique du travailleur pauvre

Depuis le 1er octobre, plus de 3800 sans-papiers ont pris position sur leur lieu de travail avec le soutien de syndicats, de partis politiques et d’associations. Les revendications traditionnelles de régularisation se mêlent à la dénonciation des patrons voyous contre la fabrique des travailleurs pauvres.

Un an et demi après le déclenchement de la première grève en avril 2008, les travailleurs sans-papiers profitent de la rentrée pour ressortir les piquets de grève sur leurs lieux de travail. Le mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur. Le 24 octobre, une quarantaine de chinois travaillant illégalement dans les domaines de la restauration, du bâtiment, et des services d’aides à la personne ont rejoint le combat des 3800 sans-papiers grévistes. Les chantiers de rénovation bloqués, les restaurants chics envahis par les manifestants, et les agences d’intérim occupées deviennent les symboles du nombre de travailleurs sans-papiers dans des secteurs économiques clés.

Travaille, sois sage et tais-toi

Reconnaissant cet apport indispensable de main d’œuvre, la Fédération Nationale des Travaux Public (FNTP) appelle le gouvernement à appliquer la circulaire de régularisation par le travail. Celle-ci permet aux employeurs de « bonne foi » de demander aux préfectures la régularisation de leurs employés sans-papiers s’ils disposent d’une qualification dans une profession connaissant des difficultés de recrutement.

L’efficacité de cette circulaire pour résorber les besoins de main d’œuvre légale n’est pourtant pas avérée. « En privilégiant le monde économique au monde associatif, cette circulaire favorise les agences d’interim et les patrons voyous qui refusent de légaliser leurs employés. Les dispositifs légaux sont rarement utilisés pour punir les employeurs de sans-papiers alors que les reconduites à la frontière sont de plus en plus nombreuses. Le blocage des régularisations par les préfectures profite à tout le monde », nous confie une militante de l’Union Syndicale de l’Intérim (USI CGT) dans le local de l’agence Synergie rue de Rome à Paris.

Sur le chantier de rénovation de Hôtel Majestic près de la place de l’Etoile, Doukouré, un sans-papier employé en interim depuis 6 ans par la société ADEC confirme le sentiment que les préfectures ne jouent pas le jeu des employeurs de « bonne foi » : « Il y a des patrons qui ont fait une demande de régularisation à la préfecture. Pendant ce temps, ils ont mis ces employés au chômage pour respecter la loi. Mais au bout de deux ans, les sans-papiers ne sont toujours pas régularisés et ne peuvent pas être réintégrés dans leur entreprise. Par contre, les patrons qui profitent des travailleurs illégaux en prétendant ne pas connaître leur situation ne sont pas touchés par cette circulaire ».

Ces « patrons voyous » profitent d’une main d’œuvre corvéable à merci pour accomplir les travaux les plus difficiles. Un militant indépendant renchérit : « Les entreprises profitent des sans-papiers car ils travaillent dans des conditions déplorables. Par exemple, les intérimaires illégaux remplacent le bitume qui revêt les quais du métro parisien. Ils portent des plaques de 50Kg à même le dos, dépourvus de chaussures de chantier et des protections réglementaires. Les inspecteurs des travaux de la RATP voient les sans papiers travailler quand ils passent sur les chantiers mais ferment les yeux. »

Hypocrisie, patrons voyous et statut quo

Le système économique du travail illégal est bien rôdé pour favoriser la fabrique du travailleur pauvre. Les sans-papiers sont recrutés dans les agences d’interim qui acceptent leurs faux papiers pour fournir une main-d’œuvre malléable aux entreprises de sous-traitance dans les domaines du bâtiment, des services à la personne ou du textile. Cette pratique très répandue se mue parfois en véritable réseau de main d’œuvre illégale. Un sans-papier nous expose ses suspicions : « Nous sommes presque sûrs que la directrice de l’agence ActivInterim qui nous a placé ici (sur les travaux de rénovation de l’Hôtel Majestic, NDLR) est la femme du parton de la société ADEC qui nous emploie sur le chantier. ».

Cependant, dire que des agences comme ActivInterim auraient pour seul objectif de fournir des travailleurs illégaux dans une ambiance d’impunité générale est un pas que les associatifs ne franchissent pas. Une militante de l’association « Autre Monde » tempère : « Je ne sais pas si on peut parler de filière parallèle de main d’œuvre. La lutte contre le marché noir est sans fin et c’est vrai que les sans-papiers accomplissent un travail que personne ne veut faire. Mais ce dont il est question, c’est de défendre les droits de travailleurs qui payent leurs cotisations sans toucher de retraite. »

Intérimaires, travailleurs précaires et sans papiers : même combat ?

Il s’agit bien d’un nouveau front de la lutte sociale. Le 26 octobre, les sans–papiers manifestent pour demander à la Direction Générale du Travail de participer aux négociations en cours avec le Ministère de l’Immigration. Le caractère de « conflit social » du mouvement est désormais clairement affiché. « Nous menons un combat pour tous les intérimaires car la condition des sans-papiers est représentative de l’ensemble des précaires. Il ne faut pas que le travail des employés illégaux soit un moyen de niveler les conditions de travail par le bas », déclare une militante de l’USI CGT.

Ces revendications ne laissent pas les acteurs politiques indifférents au moment où la lutte contre le travail précaire est devenu une priorité. En adoptant la grève comme mode de revendication, les sans-papiers optent pour une nouvelle stratégie de politisation appuyée par des partis politiques (Parti de Gauche, NPA, PCF, Vert) et des syndicats (CGT, CFDT, FSU, Union syndicale Solidaires, UNSA).

Nouvelle tentative de récupération politique ? Emmanuel Terray (Ligue des Droits de l’Homme) préfère y voir un pas en avant décisif dans le mouvement des sans-papiers : « Avant 1996, les sans-papiers étaient des clandestins […] puis ils se sont devenus des sans-papiers. Grâce au mouvement commencé en 2008 […] ils ont acquis le statut de travailleurs sans-papiers. ».