Réformes : une explication de texte

Réformes des retraites, de la Justice, de l’Ecole, des Universités, de la Santé, des Collectivités territoriales…Cette “réformite“ aigue participe de la stratégie communicationnelle du monde politique contemporain, convaincu qu’il prouve à la fois son utilité et son modernisme en énonçant, à propos de tout et n’importe quoi, sa volonté de réformer la société. Manifestation de puissance volontariste du pouvoir politique, qui camouffle la réalité de son impuissance, dans un monde dominé par le pouvoir économique et financier et des sectes idéologiques de toute nature. Situation d’autant plus paradoxale que ceux qui manifestent le plus énergiquement cette volonté d’agir sur le social sont aussi adeptes de l’idéologie libérale, voire ultralibérale, qui prône le désengagement systématique de l’Etat.
Paradoxe apparent, en fait. Car, si cette turbulence législative n’est pour certains que l’expression du bougisme imbécile à la mode, elle est pour d’autres la mise en œuvre d’un plan de destruction de l’édifice public construit de longue date dans certaines démocraties. Plan destiné non à libérer la société, mais à la livrer, sans protection sociale et légale, aux nouvelles féodalités, hors de toute règle, sauf celles qu’elles imposent comme indiscutables. La libération dont ils se gargarisent doit être comprise comme la suppression de toute contrainte étatique à l’égard de ces féodaux et s’oppose à la délibération. Bref, réformer pour eux c’est mettre à la réforme, c’est-à-dire la liquider.
Bien sûr, une telle vision des choses risque d’être accusée de sacrifier au “complotisme”. Mais, cette critique est sans pertinence quand les comploteurs eux-mêmes révèlent publiquement leur plan. Crier au loup quand on a peur de son ombre est irresponsable, ne pas entendre la menace quand elle est clairement énoncée est criminel. Ecoutons donc cette menace, proférée sans nuance par Denis Kessler (1)Intellectuel de choc du patronat et de la droite ultra-libérale, à la trajectoire et à l’impact médiatique impressionnants :
– Diplômé d’HEC, maîtrises de sciences politiques, d’économie et de philosophie, DEA d’économie et de philosophie, ex-professeur d’université en économie, ex-directeur d’études à l’EHESS, chercheur au CNRS.
– Ex maoïste, assistant de Dominique Strauss-Kahn au début des années 80, vice-président du MEDEF de 1998 à2002, membre du Conseil économique et social, membre de la Commission des comptes de la Nation
– Ex-président de la Fédération Française des Sociétés d’Assurances, ex-directeur général et membre du comité exécutif d’Axa, ex-administrateur de l’Union des banques à Paris et de L’Union des Assurances de Paris, Président directeur général du groupe Scor (réassurance) administrateur de BNP Paribas, Dexia, Bolloré, Dassault Aviation et INVESCO, éditorialiste de “Challenge” …
– Officier de la Légion d’Honneur
en 2007 :

“Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde !
Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! “

Ce texte est un véritable cas d’école de discours manipulatoire digne des totalitarismes. L’auteur offre toutes les garanties de l’expertise (compétence universitaire et professionnelle, haut niveau de culture et reconnaissance institutionnelle). La radicalité du propos interdit de le taxer de langue de bois ou d’hypocrisie. Bref c’est du sérieux. Il doit donc être pris au sérieux, d’autant que celui qui le tient est influent. Il convient donc de le décrypter sérieusement.
Tout d’abord, il confirme l’hypothèse, énoncée plus haut, d’un apparent désordre des réformes engagées depuis plusieurs années qui cache, en réalité, un plan parfaitement cohérent -“une profonde unité à ce programme ambitieux”-. Confirmation aussi qu’il n’est pas question d’aménager un système en fonction de l’évolution de la société, mais qu’il s’agit de le liquider–“ Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !”.
L’argumentaire est une caricature du discours totalitaire à la fois mensonger et crédible. Mensonger, dans ses références historiques et ses sous-entendus conceptuels, crédible, parce qu’en correspondance avec les discours mythiques et mystificateurs de toute origine qui constituent la doxa en ce domaine. Voyons plutôt.
Quel est donc ce système dont il est urgent et impératif de sortir ? Celui issu du programme du CNR et mis en œuvre à la Libération. Propos qui pourraient apparaître comme provocateurs ou maladroits dans le contexte actuel de glorification de la Résistance (référence, doublement abusive, par Sarkosy à Guy Mocquet, pèlerinage au plateau des Glières…) et de panthéonisation du Général de Gaulle.
Mais, la Résistance et la Libération sont présentées, non comme une réalité historique, mais comme l’expression d’une synthèse idéologique -Un compromis entre gaullistes et communistes-. Qualification doublement habile. D’une part, ce mythe a largement été entretenu par les deux mouvements politiques visés (l’Homme du 18 juin et de la Libération et le Parti des fusillés), d’autre part, ceux-ci sont perçus par la doxa comme les représentants de pensés étatistes et autoritaires, condamnables ou obsolètes
Détruire cet argument, c’est aussi détruire le mythe. Qu’en est-il ? Denis Kessler a manifestement négligé l’Histoire lors de ses brillantes études.
– Le CNR, aux mains des gaullistes et communistes. Sa composition dément formellement cette assertion.
16 membres le composent : 8 groupes résistants, un seul d’obédience communiste. Quant aux autres, le seul
point qui les réunissait était leur défiance, voire parfois leur opposition, à de Gaulle. 2 syndicalistes : CGT
et CFTC. 6 partis politiques dont, évidemment, le PC, mais aussi, entre autres, un parti de la droite modérée
et laïque et un parti de la droite conservatrice et catholique.
– Les mesures prises lors de la Libération et de la première législature de la IV° République seraient de même inspiration. Affirmation pour le moins fantaisiste.

  • De 45 à 46. De Gaulle gouverne avec un triumvirat à force égale (PC, SFIO, MRP) et se retire.
  • La première législature (46 – 51). Aucun gaulliste au gouvernement ni au Parlement, le RPF naît en 1947 et n’aura d’élus qu’en 51. Les communistes quittent le gouvernement Ramadier en mai 47 et s’installent dans l’opposition. Le “compromis entre gaullistes et communistes” sous la IV° République se manifeste, en réalité, par leur opposition, à la fois conjointe et dissonante, aux gouvernements en place, source, entre autres, de l’instabilité gouvernementale qui caractérise toute cette période.

On pourrait ajouter que la personnalité qui porta la sécu sur les fonts baptismaux, Pierre Laroque, était un grand commis de l’Etat, Républicain humaniste, sans appartenance politique.
Voilà pour la mystification historique. Voyons la mystification idéologique, autrement dit ce qui motive l’urgence impérative “de sortir de 45”. Ce n’est évidemment pas seulement parce que ce modèle date, il suffirait de l’amender et de l’actualiser non de le détruire. C’est qu’il est jugé fondamentalement mauvais, pour deux raisons : il est antilibéral et nous marginalise par rapport au reste du monde -Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde !-. Là encore, l’habileté rhétorique est remarquable. Faire allusion, à 1945 joue sur trois registres.

  • Cela cible ses lecteurs patronaux, en renouant avec le slogan “Plutôt Hitler que le Front Populaire“, lecteurs dont la fortune, pour un grand nombre, doit beaucoup à l’occupation, certains même à la collaboration, et qui n’ont jamais digéré l’esprit de la Libération, aussi bien sur le plan économique que social et éthique.
  • Cela laisse entendre que nous serions encore dans le cadre de ce système socio-économique, qui expliquerait donc nos difficultés, camouflant du même coup la faillite complète de la restauration libérale, débutée pourtant depuis près de trente ans.
  • En rapprochant cette date et le mythe du compromis gaullo-communiste on laisse entendre que la France souffre d’un étatisme autoritaire marxo-nationaliste dont il faut définitivement sortir, y compris le système de protection sociale. Comme si la planification française avait à voir avec la planification impérative et bureaucratique soviétique, que la nationalisation des secteurs clés (moins étendue qu’en GB, où il n’y avait ni De Gaulle ni les communistes) s’assimilait à l’étatisation généralisée de l’économie et que la régulation de type keynésien était d’inspiration marxiste. Et tout cela a été liquidé par la vague libérale.

Enfin la formule “raccrochons nous au monde” rappelle, bien entendu, le discours continuellement ressassé sur la fameuse exception française et la nécessité d’être enfin au diapason de nos voisins, partenaires et concurrents.
On a donc bien affaire à des propos idéologiques, qui ne sont pas neufs. Concentrons-nous sur le système de protection sociale en cause aujourd’hui, ou plutôt remis en cause. Ce système ne peut être vu comme un simple appareil technique ni même d’une structure juridique, qui pourrait donc être abandonné parce que devenu obsolète. Il s’agit avant tout d’un ensemble de principes, fondateurs d’un certain type de civilisation, au même titre que la Déclaration de 89.
Ces principes ne sont pas davantage une exception française. A l’époque de la Rédaction du Programme du CNR, le BIT était réuni aux Etats-Unis pour rédiger un texte dit Déclaration de Philadelphie (2)“ A bien des égards, il s’agit d’un texte pionnier, qui entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international, et dont l’esprit se retrouve à l’œuvre dans chacune de ces étapes ultérieures.
On ne peut relire ce texte sans étonnement, tant il se situe aux antipodes de la dogmatique ultralibérale qui domine les politiques nationales et internationales depuis trente ans.” Alain Supiot “L’esprit de Philadelphie” (éd du Seuil 2010)
, énonçant des principes identiques, qui servirent de modèle aux démocraties d’Europe occidentale après la guerre.
A moins d’imaginer que les communistes (sans parler des gaullistes) ont aussi inspiré la déclaration de Philadelphie, ces principes ne se réfèrent en rien à un quelconque marxisme ou étatisme. Ils se situent même hors du débat entre collectivisme et individualisme, ou socialisme et capitaliste. L’opposition est entre l’affirmation de la liberté des hommes de décider collectivement de leur destin à travers les instances politiques démocratiques contre la croyance aux lois spontanées du marché auxquelles les individus doivent se soumettre. Ainsi, à l’époque, Hayek, l’un des maîtres à penser des nouveaux ultralibéraux, en particulier au sein de L’UE, écrivait à propos de ces Déclarations “Une fois que nous donnons licence aux politiciens d’intervenir dans l’ordre économique spontané du marché, ils amorcent le processus cumulatif dont la logique intrinsèque aboutit forcément à une domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie.
L’habileté revancharde de nos ultralibéraux contemporains, outre d’infiltrer les instances politiques nationales, supra nationales et internationales, est de faire croire que toute réglementation économique et sociale, ainsi que les principes de protection sociale, relèvent d’une conception collectiviste de la société, portant atteinte aux libertés individuelles. Il suffit ensuite de prétendre qu’il n’existe qu’une seule alternative : collectivisme ou libéralisme, et le tour est joué. Le texte de Kessler est un parfait exemple de cette falsification. Pour y répondre et conclure, on va donner la parole au père de la sécu en France : “Les transformations sociales s’analysent dans un conflit entre la justice et la liberté de l’individu (…) Le problème aujourd’hui n’est plus dans le choix entre une société individualiste et une société à bases collectivistes, mais des limites collectives des modalités, des contraintes collectives qu’impose l’évolution des sociétés modernes.(3)Pierre Laroque “Réflexion sur le problème social” 1953

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Intellectuel de choc du patronat et de la droite ultra-libérale, à la trajectoire et à l’impact médiatique impressionnants :
– Diplômé d’HEC, maîtrises de sciences politiques, d’économie et de philosophie, DEA d’économie et de philosophie, ex-professeur d’université en économie, ex-directeur d’études à l’EHESS, chercheur au CNRS.
– Ex maoïste, assistant de Dominique Strauss-Kahn au début des années 80, vice-président du MEDEF de 1998 à2002, membre du Conseil économique et social, membre de la Commission des comptes de la Nation
– Ex-président de la Fédération Française des Sociétés d’Assurances, ex-directeur général et membre du comité exécutif d’Axa, ex-administrateur de l’Union des banques à Paris et de L’Union des Assurances de Paris, Président directeur général du groupe Scor (réassurance) administrateur de BNP Paribas, Dexia, Bolloré, Dassault Aviation et INVESCO, éditorialiste de “Challenge” …
– Officier de la Légion d’Honneur
2 “ A bien des égards, il s’agit d’un texte pionnier, qui entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international, et dont l’esprit se retrouve à l’œuvre dans chacune de ces étapes ultérieures.
On ne peut relire ce texte sans étonnement, tant il se situe aux antipodes de la dogmatique ultralibérale qui domine les politiques nationales et internationales depuis trente ans.” Alain Supiot “L’esprit de Philadelphie” (éd du Seuil 2010)
3 Pierre Laroque “Réflexion sur le problème social” 1953