Pourquoi la transformation culturelle, sociale et politique n’est-elle pas à l’ordre du jour dans le court terme ?

Nous avons, à de nombreuses reprises dans le journal ReSPUBLICA, proposé une actualisation des idées de Karl Marx et de Jean Jaurès car nous jugions alors que leurs pensées profondes ont une grande pertinence pour analyser le monde actuel. Aujourd’hui, nous précisons pourquoi nous avons besoin, pour penser l’avenir, d’actualiser tant le concept de République sociale que la pensée d’Antonio Gramsci, sans laquelle les lignes politiques et stratégiques que de nombreuses organisations nous proposent ne valent que leur poids en papier.

Car l’histoire n’est pas linéaire et le progrès n’avance pas régulièrement. Si la victoire contre le nazisme a ouvert une nouvelle période historique, il convient d’analyser cette dernière. D’abord, la Deuxième guerre mondiale a définitivement fermée la parenthèse du nazisme, ce qui n’est pas rien. Mais aussi la parenthèse de la crise de 1929 qui permet la relance du capitalisme grâce à la destruction massive du capital constant réalisée pendant la guerre et donc à la possibilité d’un fort taux de profit. Et enfin, grâce au rapport des forces crée par les vainqueurs (avec le PCF qui en novembre 46 devient le plus grand parti de France avec plus de 28 % des voix et donc avec une gauche majoritaire à la Libération), le nouveau bloc historique de l’après-guerre a permis d’aborder la nouvelle phase du capitalisme avec la plus grande avancée jamais connue dans l’histoire. Pour la France, il s’agit du programme du Conseil national de la Résistance qui fut, tout autant qu’un programme, la concrétisation d’une nouvelle hégémonie culturelle. Ce programme donnait à l’État des pouvoirs accrus qui, grâce à la nouvelle hégémonie culturelle conquise, lui permirent d’engager une marche rapide vers le progrès.

Mais les adversaires de cette nouvelle hégémonie culturelle n’avaient pas désarmé. Dès 1947, Friedrich August von Hayek rassemble au sein de la Société du mont Pèlerin des intellectuels et économistes pour mener la contre-offensive idéologique. Soutenus ensuite par les tenants de l’ordolibéralisme allemand, ils allaient petit à petit engager une bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle.

Pour la France, les étapes marquantes en furent le Colloque Lippmann en 1938, les Traités de Rome en 1957, l’étatisation de la Sécurité sociale et l’arrivée du paritarisme en 1967, les lois bancaires Debré de 66-69, la non-convertibilité du dollar en 1971, la loi du 4 janvier 1973 sur la Banque de France, les victoires de Thatcher et Reagan en Grande-Bretagne et aux États-Unis en 1979, le tournant définitivement néolibéral du gouvernement en 1983, les lois de libéralisation bancaire de 1984, l’Acte unique en 1986, le Consensus de Washington en 1989. Depuis, le mouvement réformateur néolibéral a gagné sur tous les tableaux, d’abord sur le plan culturel (un nouveau bloc historique est apparu autour des patrons des multinationales, des intellectuels organiques du néolibéralisme, des directions des partis de droite et du parti socialiste), puis sur le plan économique, institutionnel et politique.

Mais il faut raison garder et ne pas en tirer la conclusion que le pouvoir se gagne par les idées. Si le néo-libéralisme s’est imposé, c’est d’abord « grâce » à la crise structurelle du capital et donc du profit : ouverte au tournant des années 60-70 elle a provoqué l’échec du keynésianisme, et c’est la stagflation (montée concomitante de l’inflation et du chômage) qui a fait voter pour Thatcher et Reagan, ce ne sont pas pas les idées néo-libérales connues alors seulement de quelques économistes et journalistes stipendiés par le patronat d’alors pour porter la bonne parole (le monétarisme et l’économie de l’offre), ladite bonne parole étant devenue le sésame ouvrant la carrière. Résumons donc notre propos d’une autre manière : c’est la crise du capital et donc du profit démarrée fin des années 60 qui a été la cause première du changement de phase du capitalisme mais pour que le changement ait lieu, il fut nécessaire qu’une victoire de l’hégémonie culturelle préexiste.

Aujourd’hui, l’approfondissement de la crise économique a permis d’une part la victoire du « non » aux traités (avec un non de gauche de 31,3 % supérieur au non de droite et d’extrême droite et supérieur au oui de gauche !) et de très fortes mobilisations de toute nature depuis 25 ans. Mais l’hégémonie culturelle du néolibéralisme est toujours là et elle empêche la préparation des ruptures nécessaires lors des prochaines crises paroxystiques de la formation sociale capitaliste.

Nous sommes donc dans un moment dangereux. La résistance populaire au mouvement réformateur néolibéral menée par les travailleurs, par le mouvement syndical revendicatif et par quelques associations, suscite – comme à la fin des années 20 et dans les années 30 – un renforcement des partis d’extrême droite qui n’attendent – comme dans ces années-là – que la décision du patronat pour réaliser l’alliance de l’extrême droite et d’une partie majoritaire de la droite néolibérale. Car contrairement à ce que pensent les souverainistes, les partis dits populistes ne sont là que pour sauver le pouvoir du capital et du mouvement réformateur néolibéral.

Et pendant ce temps-là, l’Autre gauche n’est pas à la hauteur des enjeux tant elle est divisée : les uns prônent des réponses obsolètes d’avant la victoire du mouvement réformateur néolibéral (relance keynésienne sur le plan économique, communautarisme anglo-saxon comme mode d’organisation sociale et politique, etc.), d’autres des réponses solipsistes, d’autres encore des réponses simplistes prééminentes (revenu universel, etc.), sans compter ceux qui veulent se mettre à la remorque des partis populistes (voire d’extrême droite, par une alliance avec le non de droite et d’extrême droite) et enfin ceux qui visent à préparer les prochaines ruptures lors des futures crises paroxystiques. Voilà pourquoi l’Autre gauche n’est pas à la hauteur des enjeux, pourquoi elle a jusqu’ici désespéré la classe populaire ouvrière et employée qui s’abstient à hauteur de 70 %. Car les habitudes culturelles d’hier, les pratiques sociales obsolètes continuent de favoriser le fatalisme.

Il existe pourtant de nombreux militants et de citoyens éclairés qui seraient en mesure de donner la priorité à cette bataille pour l’hégémonie culturelle. Elle exige d’abord de recréer du lien social pour ensuite promouvoir de nouvelles pratiques culturelles et sociales. Cela se fait ici et là mais à un rythme encore trop lent pour peser face aux forces en présence. Sachez que, outre le journal ReSPUBLICA, des livres existent, des intervenants en éducation populaire également.

Hasta la victoria siempre (jusqu’à la victoire finale) !