Déclarations de Bockel : le retour de l’eugénisme

Entretien exclusif avec Stéphane François historien des idées et politologue français qui travaille sur les droites radicales et les subcultures « jeunes ». Chargé de recherche au Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (Chaire Gutenberg) de l’Université de Strasbourg. Propos recueillis pour Respublica par Nicolas Pomiès

Respublica : L’ex ministre Jean-Marie Bockel avait fait une quinzaine de propositions sur la prévention de la délinquance juvénile dans un rapport remis à Nicolas Sarkozy, où il met l’accent sur la responsabilisation des parents et revient sur l’idée controversée d’un repérage des troubles du comportement dès 2-3 ans. Comment expliquez vous qu’un responsable politique se disant toujours de gauche puisse relancer de cette sorte les théories eugénistes ?

Stéphane François :Votre question amène plusieurs réponses, de différentes natures.

Une première, qui relève du bon sens : il ne suffit pas de se dire de « gauche » pour l’être réellement. Jean-Marie Bockel a beau se dire de « gauche », il ne cautionne pas moins une politique ouvertement libérale-conservatrice.

Ce constat amène ma seconde réponse : l’idée d’un repérage de possibles troubles chez de petits enfants implique une autre idée, celle du poids de l’inné, et donc de la génétique. En France, la principale structure à avoir « biologiser » les comportements sociaux, la « sociobiologie », fut le GRECE d’Alain de Benoist, notamment dans son premier corps de doctrine. A l’époque, c’est-à-dire dans les années soixante-dix, la Nouvelle Droite fut ouvertement inspirée des thèses de psychologues conservateurs et eugénistes comme Raymond Cattell, Hans Eysenck ou Arthur Jensen, qui remirent au goût du jour les postulats eugénistes de la psychologie galtonienne, formulée à la fin du 19ème siècle. Cependant, les néo-droitiers vont rapidement s’éloigner de ces positions, à la suite de l’évolution antimoderniste d’Alain de Benoist au début des années quatre-vingt.

Les positions soutenues par les différents gouvernements du président Sarkozy s’inscrivent ouvertement dans ce type de discours. Cela n’est pas étonnant outre-mesure : les discours inégalitaristes que ces positions impliquent étaient très fréquents dans les milieux de la droite conservatrice et libérale du début du 20ème siècle. Par contre, il est étonnant qu’à l’aube du 21ème siècle, un président fasse encore référence à des discours discrédités scientifiquement depuis longtemps, et rejetés par tous, y compris par les néo-droitiers qui les ont diffusés en France.

Enfin, il faut garder à l’esprit une chose : les idées eugénistes, sous-entendues dans l’idée d’un repérage de possible trouble, ne sont pas incompatibles avec des idées de gauche, en particulier sociale-démocrate. En effet, durant l’entre deux-guerres, les principales nations ayant mis en place une politique eugéniste positive furent des démocraties : Etats-Unis, dans la République de Weimar, la Scandinavie (la Suède pratiqua une politique eugéniste jusque dans les années soixante-dix), Suisse et … la France, avec Carrel ou Richet. L’URSS mis aussi en place une politique eugéniste, inspirée des thèses fumeuses de Lyssenko. Mais dans ce cas précis, l’eugénisme s’inscrit dans l’idéologie totalitaire visant à créer un homme nouveau.

Respublica : Les propositions de Bockel et plus largement du Président de Sarkozy seraient donc un relent de conceptions pourtant scientifiquement dépassées. Doit on en conclure que leur formations idéologiques datent un peu ou assiste on à une victoire de la Nouvelle Droite d’avant les années 80 et au succès de sa stratégie métapolitique et gramsciste ?

Stéphane François : A mon avis, la formation idéologique du Président date, si tant il en ait une. En effet, la politique gramsciste du GRECE (la « métapolitique ») a échoué, et cela dès le milieu des années quatre-vingt. Tous les spécialistes de la Nouvelle Droite en conviennent. Le constat de cet échec est accepté par des membres fondateurs du GRECE. Pierre Vial le reconnaît. Ce qui ne l’empêche pas de regretter son abandon.

Les idées de Sarkozy semblent inspirées de la psychologie galtonienne mais celle-ci n’est pas néo-droitière: elle a été diffusée de la fin du XIX au milieu du XX par des personnes évoluant dans les milieux de la droite libérale-conservatrice. Le GRECE va s’en inspirer dans les années 70 (dans une phase de discours occidentaliste) mais ces thèses ne lui appartiennent pas. D’ailleurs il va très vite s’en éloigner. Mais il est vrai que les grécistes vont les mettre en avant dans le Figaro Dimanche… Ces idées, par contre resteront présentes au Sein du Club de l’Horloge, dissidences occidentaliste de la Nouvelle Droite (la scission se fera lors de l’évolution européiste et anti-américaine du GRECE à la fin des années soixante-dix), fondé en 1974 par Yvan Blot et Jean-Yves Le Gallou. Certains membres de ce Club vont faire le lien entre le RPR, l’UDF et l’extrême droite.

L’influence de la Nouvelle Droite, dénoncée durant l’été 1979, dépasse de beaucoup, à la fin des années soixante-dix, les milieux extrémistes. Ainsi, Yvan Blot a été le chef de cabinet d’Alain Devaquet, alors secrétaire général du RPR tandis que Jean-Yves Le Gallou est un ancien du Parti républicain. Cependant, son projet élitiste a échoué. C’est à partir de ce moment que la Nouvelle Droite va développer sa vision nostalgique de la civilisation européenne.

Respublica : Pensez-vous comme l’un des spécialistes de la Nouvelle Droite Pierre-André Taguieff que « les représentations et les arguments forgés par le GRECE dans les années soixante-dix lui ont progressivement échappé, étant repris, retraduits et exploités par des mouvements politiques rejetant l’essentiel de sa “vision du monde” » ?

Stéphane François :Oui, tout à fait. Les idées du GRECE vont être reprises, grâce aux passages d’anciens néo-droitiers vers d’autres partis, non seulement par des mouvements d’extrême droite (néonazis, nationalistes-révolutionnaires, racialistes blancs, ésotéristes antimodernes, etc.), mais aussi par des acteurs de la droite parlementaire. Ainsi le livre de Michel Poniatowski, L’Avenir n’est écrit nulle part, a été écrit par Alain de Benoist. Pierre Vial l’affirme d’ailleurs sans détour dans son livre Une Terre, un peuple : « Disons, pour parler crûment, qu’ils ont souhaité exploiter le filon que pouvait représenter pour eux la capacité productive, au plan du combat des idées, des hommes du GRECE. Il est assez connu maintenant que certains livres sous telle ou telle signature, y compris celle d’un ancien ministre de l’Intérieur, ont été écrits par des membres du GRECE. J’ai le souvenir, aussi, que certains ministres giscardiens m’ont un jour proposé d’organiser pour leur parti un certain nombre d’opérations ludiques, festives, assez spectaculaires, en particulier à Paris. » Cependant, il semblerait que les relations entre les néo-droitiers et les giscardiens furent complexes, certains de ceux-ci, comme Bernard Stasi, s’opposant aux idées du GRECE et du Club de l’Horloge.

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Stéphane François est l’auteur de plusieurs ouvrages et de dizaines d’articles dont le très remarqué : « Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite : pour une autre approche », préface de Philippe Raynaud, Archè, 2008 (ISBN 978-88-7252-287-5). On peut retrouver plusieurs de ses travaux sur le blogue « Fragments des Temps Présents »