Plus que des soldats, l’Afghanistan a besoin d’alternative politique

Abdullah Naibi est président du Mouvement pour l’avenir de l’Afghanistan
(Ayenda), une formation de gauche. Il analyse la situation.

Quelle est votre analyse de ces élections ? Vers quoi peuvent-elles
déboucher. Y-a-t-il vraiment un enjeu ou est-ce une parodie électorale ?

Abdullah Naibi Les élections présidentielles se déroulent dans une
conjoncture particulière Tout d’abord avec l’ absence d’une véritable
alternative au gouvernement actuel. Les candidats éligibles
appartiennent tous au pouvoir en place. Karzaï, ses deux anciens
ministres candidats (Abdullah Abdullah et Ashraf Ghani), les partis
jihadistes et les anciens commandants du jihad qui forment les piliers
du régime ont tous les mêmes convictions idéologiques et politiques. Ils
approuvent tous la stratégie de l’OTAN et la mettent en œuvre ; ils sont
tous liés aux réseaux des trafiquants de drogue. Les intérêts partisans,
ethniques et linguistiques sont les vrais mobiles de leurs actions
politiques.
Le pays vit sous un pouvoir répressif. Le cas de Parweiz Kambakhch, ce
jeune étudiant en journalisme est évocateur : condamné à la peine
capitale initialement, il doit passer vingt ans de sa vie en prison. Sa
faute : avoir téléchargé un article sur l’islam.
L’idéologie réactionnaire est si dominante dans la presse que
l’expression « de gauche » que toute organisation se réclamant de gauche
est illégale. L’appartenance tribale, ethnique, linguistique, et
régionale constitue dorénavant le fondement des rapports
sociopolitiques. La misère, la maladie, l’addiction à l’opium (surtout
parmi les jeunes femmes et les vieillards), le règne de la terreur,
d’arbitraire, du non droit, d’enlèvement des enfants et d’autres
pratiques criminelles ont créé un fort sentiment de méfiance parmi la
population afghane ; elle ne croit plus aux promesses du gouvernement et
de l’OTAN . Les élections se déroulent donc à la marge des
préoccupations du peuple afghan. Elles n’ouvriront aucune perspective à
la vie infernale des simples gens. Le vrai perdant de ces élections est
bien le peuple afghan à qui est imposée une parodie que l’on ose
qualifier d’ « élections démocratiques ».

Quelle est la position de votre mouvement ?

Abdullah Naibi Le Mouvement pour l’Avenir de l’Afghanistan a appelé le
peuple et les autres organisations démocratiques à boycotter ce scrutin
qui légitimera le pouvoir corrompu en place et permettra à l’OTAN de
cantonner des dizaines de millier de soldats supplémentaires sur le sol
afghan. La tenue de ces élections dans un climat de guerre civile
justifie devant l’opinion publique l’ingérence de l’OTAN qui prétend
lutter contre le terrorisme des talibans. Or c’est l’OTAN elle-même qui
a créé cette situation ; « à la fois le pot, le potier et l’argile »,
comme on dit chez-nous ! C’est l’Otan qui fournit des centaines de
millions de dollars dépensés par les trois candidats favoris en vu de
créer…l’illusion démocratique ?
Les forces démocratiques afghanes considèrent que ces élections ne sont
qu’un simulacre de la démocratie, aboutissant à l’accession d’un des
trois gérants de la politique américaine à la présidence de la
République Islamique d’Afghanistan.

Que représente Karzaï. Quels sont ses opposants et les autres forces
politiques, les laïcs, les démocrates, les forces de gauche ?

Abdullah Naibi Soutenus par les seigneurs de guerre et le vaste réseau
des trafiquants de drogue, épris des idées franchement archaïques et
connus pour leur incompétence dans la gestion des affaires de l’Etat,
Karzaï et ses deux coéquipiers candidats à la vice-présidence, sont les
représentants « typiques » du régime jihadiste-mafieux. Les 8,5
milliards de dollars ( équivalent de 8 fois le budget de l’Etat afghan)
« récoltés » par la culture et le trafic de l’opium en 2008 ne sont pas
seulement allés dans les poches des paysans . Karzaï et ses
« opposants » actuels représentent la nouvelle couche des puissants
richissimes formée grâce à l’OTAN et au pavot. La concurrence au sein du
régime se fait sur fond des intérêts particuliers et non sur des
divergences politiques ou idéologiques.
Quant aux forces démocratiques, progressistes et laïques, elles n’ont
pas eu la possibilité de constituer une force d’alternative. Réprimés
dans le pays ou émigrés à l’étranger, les militants de la gauche afghane
ne possèdent pas les mayens adéquats pour reformer un grand parti
populaire. En l’absence d’une telle organisation aucune alternative
politique à la situation actuelle n’est envisageable..

Quel est l’enjeu de la main tendue aux talibans dits “modérés” ?

Abdullah Naibi Contrairement à l’opinion propagée, le mouvement des
taliban n’est pas un pur phénomène afghan. En accord avec les
américains, il fut créé par les services de renseignement pakistanais (
ISI) pour renverser l’anarchie du régime des moudjahiddin. Les liens
entre Al-qaeda, les talibans pakistanais et afghans et les autres
branches de l’extrémisme islamique dans la région sont très étroits. Ces
mouvements sont utilisés par l’Etat pakistanais contre l’Afghanistan.
Celui-ci joue un double jeu : se montrant victime des talibans, il crie
à la lutte contre le terrorisme mais il encourage et même organise
l’instabilité permanente chez son voisin afghan, via les mêmes
talibans ! Tant que le Pakistan n’a pas obtenu un engagement suffisant
garantissant aux talibans une position dans un gouvernement de coalition
à Kaboul, aucune négociation sérieuse ne sera engagée. Les contacts avec
quelques figures de second rang, annoncés par l’entourage de Karzaï à
des fin electoralistes, ne sont pas une négociation ! Les vrais talibans
répondent par des bombes, des roquettes et des déclarations menaçantes !
C’est la politique désastreuse menée par Karzaï et l’OTAN depuis presque
huit ans qui a favorisé leur réimplantation sur le sol afghan. Le peuple
afghan ne voit pas de différence entre le pouvoir de Kaboul et les
talibans . Les afghans n’ont aucune raison valable de faire élire des
hommes comme Karzaï, Abdullah ou Ghani à la présidence de la république.

L’OTAN et les USA ont-t-ils perdu la guerre ?

Abdullah Naibi Quelle guerre ? Celle annoncée en 2001 pour combattre
le terrorisme, démanteler Al-qaeda et les Talibans, instaurer la paix et
la démocratie, faire respecter les droits de l’Homme, défendre les
droits des femmes afghanes, reconstruire le pays, éradiquer la culture
du pavot ? Celle-ci, l’OTAN l’a manifestement perdue !
S’agissant d’occuper militairement une position stratégique dans une
région hautement importante pour les intérêts des américains, en
entretenant une « instabilité contrôlée » comme alibi, celle-ci, elle
l’a gagnée ! Dans tous les cas l’Afghanistan a perdu sa guerre pour un
avenir meilleur !

Les Afghans en sont les premières victimes. Comment sortir de
l’impasse ?

Abdullah Naibi Assurément le peuple afghan est la grande victime de
l’agression de l’OTAN et de l’oppression des intégristes soutenus par
elle durant 30 ans . Les forces de changement ont été combattues avec un
tel acharnement qu’aujourd’hui aucune alternative digne de ce nom ne
peut émerger du chaos. Les élections du 20 août seront inscrites comme
un non événement dans l’histoire de l’Afghanistan !

Entretien recueilli par Dominique Bari

Article publié dans L’Humanité du 19 août 2009