Israël : Un zeste de Torah dans le droit civil

La proposition du ministre de la Justice israélien d’appliquer la loi judaïque dans le pays a choqué de nombreux laïcs, qui y voient une vraie menace contre la démocratie.

Les déclarations publiques du ministre de la Justice, Yaakov Neeman, ont déclenché une belle tempête. Et à juste titre. Il ne s’agissait pas d’une vague suggestion mais de propos très explicites. Neeman n’a pas dit : “Il y a dans le droit de la Torah des choses dont on peut s’inspirer.” Il n’a pas non plus dit : “Dans les questions de droit civil, la halakha [Loi judaïque] a parfois des avantages.” Non, il a tout simplement déclaré : “Pas à pas, nous restituerons les lois de la Torah aux citoyens d’Israël et nous ferons de la halakha la loi contraignante de l’État.”

C’est en tant que ministre de la Justice que Yaakov Neeman a tenu ces propos et, même s’il se rétracte, ceux-ci resteront une tache indélébile sur une carrière de plusieurs décennies durant lesquelles il était presque parvenu à se faire apprécier de tous. Pourquoi l’idée caressée par Neeman nous inquiète-t-elle à ce point ? Et que dire du contre-feu allumé par ses défenseurs lorsqu’ils demandent : “Qu’est-ce que le droit britannique [qui a inspiré les rédacteurs du Code civil israélien au lendemain de l’Indépendance] , par rapport au droit de la Torah ?” Des réponses, il y en a beaucoup, mais la plus directe est fondée sur l’attitude de la Torah envers les femmes et les goys [non-juifs], une attitude incompatible avec les valeurs de tout Etat moderne.

Soulignons donc le bilan de soixante ans de droit rabbinique dans l’un des domaines centraux de la vie en société : le droit matrimonial. La loi israélienne permet aux juges rabbiniques d’intervenir dans la vie de la population juive selon les préceptes de la Torah et d’interdire par conséquent tout mariage non religieux. Le droit de la Torah, en vertu duquel statuent encore et toujours les juges rabbiniques, est un échec complet pour la société israélienne. Si le droit de la Torah est incapable de répondre aux besoins des couples qui, au gré des circonstances, se sont constitués sans passer par une cérémonie religieuse, c’est tout simplement parce que la religion juive [orthodoxe] n’envisage pas une telle possibilité.

Le droit de la Torah est impuissant face aux mariages mixtes et interreligieux, et ne parlons même pas des mariages entre Juifs et Arabes. Il est tout aussi impuissant face à la large gamme d’options conjugales induites par la réalité moderne. Tout ce que ce droit de la Torah est capable de produire, ce sont des solutions comme le statut des femmes agounot (1) Selon la halakha, c’est l’homme qui doit remettre à sa femme l’acte de divorce. S’il refuse ou disparaît sans laisser de traces, sa femme ne peut refaire sa vie, car elle est agouna, “ancrée”.   ou la cérémonie primitive de la halitza (2) signifie “désistement”, est une cérémonie par laquelle, en versant une dot et en crachant sur la chaussure de son beau-frère, une veuve échappe à l’obligation de se marier avec son beau-frère.   [voir CI n° 986, du 24 septembre 2009]. La conséquence, c’est qu’il y a en Israël deux droits matrimoniaux distincts : le droit rabbinique, qui s’impose exclusivement et totalement à quiconque s’est marié religieusement, et le droit civil qui régit tant bien que mal la zone grise mais en extension constante de couples qui contractent des mariages strictement civils aux quatre coins du globe hors d’Israël.

Certes, il y a beaucoup de bonnes choses à tirer du judaïsme et de toute la sagesse accumulée au fil des siècles. S’opposer au droit de la Torah ou à ce que certains appellent un “Etat de la halakha”, ce n’est pas s’opposer point par point au droit rabbinique, mais simplement se poser la question de la source de l’autorité. L’idée professée par Neeman de restaurer pas à pas le droit de la Torah est la pire possible, car elle signifie ni plus ni moins confier à la vision du monde religieuse et à ses clercs, les rabbins, un pouvoir illimité dans tous les domaines de la vie israélienne.

Les juges d’Israël, de Dorit Beinisch [présidente de la Cour suprême] au dernier des juges de paix, opèrent en tant que pouvoir judiciaire indépendant. Ce pouvoir tire son autorité des lois de l’Etat d’Israël, des lois votées en toute indépendance par les représentants des citoyens israéliens, des lois que les juges adoptent selon leur conscience et leur éthique professionnelle.

Beaucoup de juges sont des croyants. Mais ce ne sont ni la vision du monde ni la foi de ces juges qui sont la source de leur autorité. L’édification d’un Etat de la halakha et la restauration du droit de la Torah comme base de l’architecture légale israélienne ne peuvent que saper l’autorité du pouvoir judiciaire et démanteler l’ensemble de l’appareil judiciaire, condition nécessaire de la démocratie israélienne. Au sein de l’opinion religieuse, beaucoup applaudiront sans doute l’idée exprimée par le ministre de la Justice Neeman. C’est pourquoi Neeman doit revenir sur ses paroles. Le plus tôt sera le mieux.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Selon la halakha, c’est l’homme qui doit remettre à sa femme l’acte de divorce. S’il refuse ou disparaît sans laisser de traces, sa femme ne peut refaire sa vie, car elle est agouna, “ancrée”.
2 signifie “désistement”, est une cérémonie par laquelle, en versant une dot et en crachant sur la chaussure de son beau-frère, une veuve échappe à l’obligation de se marier avec son beau-frère.