L’islam et la laïcité : entre malentendu lexicologique et refus de voir plaquer un concept ressenti comme étranger (3e partie)

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3 – Incompatibilité ou compatibilité de la laïcité à l’Islam ? Un débat mal parti et donc mal engagé

Si le départ a été en partie raté, la poursuite de la quête d’une laïcité en terre d’Islam est-elle pour autant définitivement perdue et pour longtemps ? Difficile à dire, d’autant que nous ne lisons pas dans le marc de café et que l’on aurait mauvaise grâce à nous poser comme un prophète averti ; ceux-ci ne se trompent-ils généralement pas, qui nous annoncent de bons ou de mauvais futurs de façon savante et prétendument éclairée. On se bornera donc à proposer quelques petites observations à partir desquelles l’auditeur restera libre de choisir et de se prononcer lui-même sur la chose.

Contrairement à ce qu’ont pu longtemps ressasser les orientalistes occidentaux qui, malgré leur très bonne connaissance de la pensée musulmane, n’ont pu totalement s’empêcher de la formuler d’après leurs propres concepts, cette pensée musulmane a, semble-t-il, 25 ans après la mort du Prophète, lors de la grande fitna (10) ou séparation entre courants religieux, n’a jamais formulé l’idée que la khalifa, ou l’imâmat, serait une obligation de religion, sans doute celui-ci est-il pour les sunnites une obligation « de tradition » ; pour les shiites, la question semble partager les clercs, certains la posant comme un pilier de la religion, d’autres en faisant simplement une obligation « de raison », mais en tout cas pas de religion.

Ce qui oblige à constater que la question politique autour du khalifa, ou juridique, autour de la shariâ, n’ont jamais fait partie que de ce que l’on nomme en droit musulman les furû, ou « branches, institutions, droit appliqué, dépendances » et non des uçûl, ou « principiologie, questions fondamentales ». la question politique, clairement, ne fait donc pas partie des piliers de l’Islam, et cela même chez l’un des inspirateurs de la tendance extrémiste contemporaine, Ibn Taimiyya (1263-1328). Ibn Khaldun (1332-1406) dans ses Muqaddima, ou Prolégomènes, le dit lui-même : « La doctrine sur laquelle les chiites sont d’accord est que l’imamat n’est pas une simple question d’intérêt général qui doit être du ressort de la communauté musulmane, laquelle en investit une personne de son choix. Il est pour eux le pilier de la religion et le fondement de l’Islam » (11).

En d’autres termes, l’imamat est du seul ressort de l’intérêt général et se situe donc bien au niveau des furû, dès lors que l’intérêt général, ou maçlâha, est l’une des sources productives de normes juridiques au sein de certaines écoles de l’Islam sunnite. Si l’on veut maintenant retenir Ibn Taimiyya, sa véritable doctrine ne se dégage que dans les cadres habituels de la scolastique sunnite. Cette dernière posait alors la question de savoir si l’investiture d’un imam, ou d’un khalif, à la tête de la communauté était une obligation de religion. La doctrine sunnite conclut que l’imamat était bien obligatoire, mais la nature de cette obligation fut diversement comprise en fonction des différentes écoles. Al Ghazali ne réussit jamais, malgré ses efforts en ce sens, à trouver à cette obligation formulée dans le Coran, ou dans la Sunna, ou tradition du Prophète. Il se borna finalement à affirmer que la religion était intimement liée au temporel et que, pour pouvoir librement, elle exigeait l’ordre et la paix sociale.

Par ailleurs, ce grand auteur, qui n’est pourtant pas l’un des plus libéraux, dit dans l’un de ses ouvrages, les Fadha Acih al-bâtiniyya, ou Révélations de ce qui est caché, que « les questions de droit sont de l’ordre du positif et du conventionnel. Elles diffèrent selon les situations des Prophètes et selon les époques et les communautés » (12). Il s’attaque donc à l’importance excessive que les shiites donnent à cette question qui ne fait ni partie des questions importantes de la scolastique, ni de celles qui relèvent de la raison ; aussi, plutôt que de susciter de fanatiques querelles, vaut-il mieux s’abstenir d’en parler. C’est ainsi dans le cadre de ce débat purement scolastique que s’inscrit Ibn Taimiyya, membre de l’école hanbalite, qui est la plus rigoriste de l’Islam sunnite. Il va considérer que l’imamat du Prophète était divinement inspiré, donc du domaine de la perfection idéale.

L’imamat des quatre khalifes de Médine qui prirent sa suite n’a, quant à lui, qu’une perfection relative et conditionnelle ; il se justifie comme une obligation par le fait que le Prophète aurait ordonné de suivre ces quatre successeurs, d’autant qu’ils passaient pour avoir été les meilleurs des musulmans et que l’excellence de leur politique vient confirmer leur précellence. Ils présidèrent sur un Etat musulman unitaire. Mais l’évolution politique de la communauté unitaire de départ a fait prévaloir la multiplicité et ainsi, à ces khalifes canoniques succédèrent des rois temporels, mulouk. Dès lors, le khalifa unitaire ne présente plus aucun caractère d’obligation, d’autant plus que le Livre Saint lui-même n’a nullement décidé de la forme du gouvernement musulman et n’a en tout cas, pas tranché la question de la succession du Prophète. Le nombre des imams n’est donc pas limité dans l’Islam sunnite, au contraire de l’Islam shiite.

Décréter que le khalifa est une nécessité canonique reviendrait à placer les croyants devant une double alternative : leur imposer une tâche impossible en exigeant un unique chef pour une communauté qui a perdu toute cohésion, ou admettre la légitimité d’une institution devenue une pure fiction et introduire ainsi dans la vie sociale et politique un formalisme et une contrainte qu’Ibn Taimiyya chercha toujours à briser dans sa théorie des contrats (13). Ce qui veut dire que nulle part, si ce n’est chez les shiites et chez les plus extrémistes, jamais cette tradition n’a été vraiment contestée et surtout révisée. De la même façon, jamais en matière de sharf a, les divergences n’ont été vues entre les divers courants comme rédhibitoires : la pensée musulmane les a même d’une certaine manière magnifiées en les rattachant à un hadith du Prophète qui aurait affirmé que la divergence était une bénédiction de Dieu (14).

Tant la question du politique (siyasa) que du droit (fiqh) ne font partie que des questions subsidiaires et conformément à cela, peuvent faire l’objet de controverses et de divergences. Plusieurs hadith font même dire au Prophète : « Je ne suis qu’un homme, si je vous ordonne quelque chose de votre religion, suivez-le. Si je vous ordonne quelque chose relevant de l’opinion, je ne suis qu’un homme », et aussi « pour ce qui est des affaires de votre religion, cela me revient, pour ce qui est des affaires de votre monde ici-bas, vous êtes mieux à même de le savoir ». On voit donc ici être nettement formulée par le Prophète lui-même une distinction sans équivoque de la religion et du monde et ne peut-on se demander alors si nos orientalistes ne se sont pas laissés gouverner par les idées que les religieux musulmans entendaient leur faire soutenir en prônant une non séparation de principe du spirituel et du temporel, qui serait quasi constitutive de l’Islam ? Ils auraient été ainsi aisément gagnés aux thèses extrémistes, sans en avoir conscience, ou avec des buts parfois plus inavoués, comme on peut parfois le relever chez un chercheur américain pourtant fort sérieux, mais ferme partisan de l’Etat d’Israël, Bernard Lewis.

En somme, faut-il que les peuples musulmans souffrent de l’inquisition religieuse que nos pays ont connue durant de longs siècles depuis la fin de l’Antiquité sous la férule du christianisme d’Etat (Edit de Thessalonique de 380 ap. l-C.), qui dura en France jusqu’à la séparation de 1905, avant d’accéder à cette liberté de pénsée ? L’un des premiers auteurs à vouloir abattre les mythes forgés sur cette « unicité » du spirituel et du temporel dans le monde musulman est tout à fait intéressant ; il s’agit de Aalî Aabdarrâziq qui, lui-même théologien et enseignant dans la grande faculté religieuse Al Azhar du Caire, dont on peut penser qu’il connaissait bien ses sources, publia en 1925 un petit ouvrage, qui devait se révéler comme un véritable brûlot sous le titre AI Islâm wa uçûl al-hukm, ou L’Islam et les fondements du pouvoir. Il prit de parti de retracer l’histoire de l’institution califale en mettant à plat toutes les occultations dont elle avait fait l’objet et les mystifications qui l’avaient entourée dans l’imaginaire musulman.

Cet ouvrage a été récemment republié en langue française (15). L’auteur s’est attaché à montrer que le pouvoir temporel du Prophète sur la communauté multiconfessionnelle de Médine n’avait pas de rapport avec son rôle comme Prophète. Quand ce dernier mourut en 632, sa succession ne concerna jamais que les seules fonctions temporelles et il posa quelques observations qui fâchèrent l’institution à laquelle il était rattaché, qui le condamna pour « hérésie blasphématoire », lui fit perdre son poste et fit brûler son ouvrage. Examinons quelques-unes de ses conclusions. Sur l’institution califale elle-même : « On voit donc que ce titre de « calife » (successeur et vicaire du Prophète) ainsi que les circonstances qui ont accompagné son usage (…) ont été parmi les causes de l’erreur qui s’est propagée dans la masse des musulmans, les conduisant à prendre le califat pour une fonction religieuse et à accorder à celui qui prend le pouvoir parmi les musulmans le rang occupé par le Prophète lui-même ».

De fait, le verbe arabe khalafa, duquel provient le nom khalifa, embrasse un champ sémantique assez large qui va de « prendre la place, remplacer » à « succéder, hériter ». Ce dernier terme est utilisé au singulier dans le Coran seulement deux fois, dans la sourate II, 30 et XXXVIII, 26 et a toujours été traduit de façon systématique en conformité avec le sens que lui avaient déjà attribué les grands commentateurs du Coran par « vicaire », « lieutenant » (16). Or, il semble bien que le verbe lui-même renvoie très directement à une succession temporelle et que, par conséquent l’être humain n’est pas un « lieutenant » de Dieu, mais son successeur, son remplaçant.

Laïcité musulmane

Mais la muraille théologique reste campée sur ses fondements. Tout cela remet bien en perspective la responsabilité propre et l’autonomie des gouvernements. L’auteur continue en concluant sur le rôle tenu par le pouvoir politique dans l’avènement de cette institution : « Il était de l’intérêt des rois de diffuser pareille illusion dans le peuple en vue d’utiliser la religion comme moyen de défense de leurs trônes et de répression de leurs opposants. Ils ont œuvré sans répit dans ce sens par de multiples voies (…) jusqu’à inculquer la croyance que l’obéissance aux dirigeants équivaut à l’obéissance à Dieu … que l’on se rappelle ici le propos tenu par Habib Bourguiba en 1975 -, et la révolte contre eux à la rébellion contre Dieu (…). Le système du califat a été par la suite annexé aux études religieuses, placé ainsi au même rang que les articles de la foi (…) Tel est le crime des rois et le résultat de leur domination despotique (…).

Au nom de la religion, ils se sont appropriés les musulmans, les ont avilis et leur ont interdit de réfléchir sur les questions relevant de la politique (…) ». La confusion entre spirituel et temporel tient donc seulement aux gouvernants eux-mêmes, non à l’Islam comme tel : « En vérité, cette institution que les musulmans ont convenu d’appeler califat est entièrement étrangère à leur religion, tout comme les honneurs, la puissance, les attraits et l’intimidation dont elle a été entourée. Le califat ne compte point parmi les actions prônées par la religion, pas plus que la judicature ou n’importe quelle fonction gouvernementale ou étatique. Ce ne sont là que des actes purement politiques, pour lesquels la religion n’a aucun intérêt, qu’elle ne cherche ni à connaître ni à ignorer, et ne peut ni recommander ni rejeter.

La religion les a abandonnés aux hommes pour qu’ils agissent en la matière conformément aux lois de la raison, à l’expérience des nations et aux règles de la politique. Il en est de même de l’administration des armées islamiques, de la construction des villes et des fortifications, de l’organisation des administrations, lesquelles ne constituent en rien des questions qui intéressent la religion. Elles relèvent plutôt de la raison et de l’expérience, des règles de la guerre, ou bien de l’art de la construction et des avis des experts. Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que [’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs » (17).

Face à une telle remise en cause de la « bonne pensée », cultivée par des tyrans qui se réclament trop souvent de la religion pour se trouver une forme de légitimité, seuls les procédés traditionnels ont été utilisés : l’anathème, l’injure, les pressions sur le pouvoir pour obtenir des sanctions contre l’ hérétique, mais en tout cas, aucune proposition d’analyse des arguments présentés, dès lors qu’ils n’étaient pas même examinés, puisque d’emblée vus comme hérétiques, et partant blâmables. Il est assez curieux de voir qu’aujourd’hui, ceux qui restent malgré tout des « modernistes », prennent de multiples précautions pour éviter les foudres des salafistes, grossièrement, les tenants de la tradition des pères, dont certains hérauts sont même des cocottes de la presse occidentale, comme Tariq Ramadan, qui n’est que la face « correcte » de son frère, moins montrable en quelque sorte, et qui véhicule les idées les plus conservatrices.

Nos pouvoirs politiques se font ainsi les meilleurs relais de ces tendances, eux-mêmes sans doute également interpellés sur leur propre légitimité. Il reste aujourd’hui aux intellectuels musulmans à se ressaisir hardiment de la pensée de leurs ancêtres et à reconsidérer les données de leurs propres cultures, voire les images longtemps portées, pour faire naître une laïcité musulmane, compatible avec les données de la religion, mais une religion cultivée et dégagée des pesanteurs de ceux qui n’entendent pas laisser couper la branche sur laquelle, à l’ombre des pouvoirs des dictateurs, ils sommeillent béatement, comme l’ont fait les clercs absolument partout. Pour conclure, ne peut-on dire que ce ne sont pas seulement les pays d’Islam qui sont traversés de tendances au repli sur soi-même si c’est pour dire une banalité. Remarquons que nos cultures, qui se présentent comme un phare pour le monde, ne sont pas à l’abri de ces mêmes reculs.

La proposition de laïcité positive, telle que notre président l’avait faite valoir après avoir reçu son chapeau de chanoine du Latran auprès du pape, et tente encore de la faire valoir au gré des sondages, vise à remettre le religieux dans l’espace public en France, principalement le religieux catholique, un peu comme aux USA, dont on sait que notre président a fait son modèle, sans toujours en reprendre malheureusement le meilleur. Les énormités et les vulgarités que beaucoup, pas seulement l’ homme de la rue, mais aussi des hommes et des femmes de gouvernement, ont pu lâcher au cours du débat sur l’identité nationale, se sont focalisées sur un Islam phobique et duquel on a aussi la phobie, oubliant que les mêmes idées sont partagées par de nombreux groupes juifs, catholiques, évangéliques, que l’on peut tous qualifier d’intégristes.

Mais de là à dire que tous les tenants de ces confessions, Islam compris, sont complices de telles dérives, c’est aller beaucoup trop loin : la grande majorité des musulmans français, tout comme leurs concitoyens juifs, protestants, ou catholiques, n’aspirent qu’à une chose, c’est que des lieux décents de culte leur soient proposés et que la liberté de conscience, garantie par la Constitution leur soit aussi garantie ; tous ne sont pas partisans d’un retour fantasmé à la shari a et se satisfont fort bien de la laïcité à la française. Si donc il y a une inquiétude, c’est sans doute là qu’elle se trouve. Il suffit de regarder que les pays européens se laissent gagner par la sottise la plus crasse soutenue par l’Intelligent Design, remettant en cause des acquis scientifiques pourtant solides et les réfutant au nom d’une idéologie devenue englobante et totalitaire.