Se battre dans les cordes : les leçons de l’année 2016 au Venezuela

C’est décembre [2016], et contre tous les pronostics majoritairement défavorables, nous sommes toujours debout. Beaucoup, chez nos amis comme chez nos ennemis, prédisaient que nous ne passerions pas le premier semestre de l’année. En janvier 2016, les couloirs et les réunions bruissaient de la rumeur suivante : on nous donnait 6 mois, au-delà ce serait  le néant. Juin 2016 se profilait comme l’horizon indépassable de l’aventure révolutionnaire; on ne se projetait même pas en 2017. Or nous sommes toujours là, avec des projets pour l’année à venir qui sera, comme chaque année la plus difficile du processus révolutionnaire. Nous sommes là, certes,  mais dans quel état ? Poussés dans les cordes… Dans le contexte qui est le nôtre ce n’est déjà pas si mal. Nous serions KO si les choses en étaient allées autrement. Autant de coups assénés auraient dû nous faire plier ; certains diront que c’est le cas, mais je crois que non ; pas encore.

Je ne suis pas un optimiste invétéré. J’ai une vie  modeste, je loue une chambre dans une maison que nous partageons à plusieurs ; j’ai peu d’affaires personnelles : quelques livres, un service à maté, une valise de mon arrière-grand-mère ; et mes ressources suffisent à subvenir à mes besoins. Je ne me plains pas, je vis de ce que j’aime : écrire et militer. C’est un luxe. Le monde qui m’environne et à partir duquel je pense et j’agis, n’offre pas beaucoup de raisons d’être optimiste : nous sommes frappés, et même si nous restons debout nous sommes sérieusement amochés…

J’aime l’univers de la boxe ; j’y fais référence car la dynamique politique vénézuélienne me fait penser à une série d’assauts : certains servent à user et affaiblir, d’autres visent le KO. Mais beaucoup ont été donnés dans le vide, d’autres étaient aussi usant pour un combattant que pour l’autre et ne servaient in fine qu’à ennuyer le public, à l’éloigner du duel, comme s’il n’avait face à lui que deux boxeurs usant de trucs de catcheurs plutôt que cherchant à se battre à la loyale. C’est ce qui s’est passé cette année ; et s’il y a bien quelque chose de pire que d’être acculé dans les cordes, c’est de se battre face à des tribunes qui se vident. Comment faire revenir nos supporters ? C’est la question à mille €uros.

Le premier objectif de la révolution, annoncé au peuple et mobilisant des milliers de personnes, était de changer les règles du jeu. Les plus désarmés se sont fédérés autour d’un projet et d’un leadership et ont contribué à refonder la politique. Le problème, qui est devenu tendance, c’est que peu à peu certains  -d’aucuns diraient en quantité infinitésimale-  se sont transformés en ce que nous avions pour but de combattre ; un peu comme si la vague se retournait contre nous pour nous noyer. Je dis « nous » pour parler d’un mouvement de masse appelé chavisme, fait de passions contraires, de nuances de joie et de tristesse, de quartiers en ébullition et de bureaucrates addicts au dollar. Ce serait trop facile de ne voir le mal que chez l’autre. Il y a bien sûr des contradictions, et c’est avec elles que se construit le projet révolutionnaire. L’ennemi a voulu en tirer profit  pour mener le pays au bord de l’explosion et de la guerre civile. Il n’y est pas arrivé malgré l’importance des ressources mobilisées pour ce faire.

Ecrire « C’est décembre, et contre tous les pronostics majoritairement défavorables, nous sommes toujours là » est déjà en soi une victoire, un autre round où ils ont été inefficaces; le plus décisif de tous.

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Faire le bilan à ce jour c’est le faire à un an de la défaite électorale la plus significative du chavisme, celle des élections législatives. C’est arrivé le 6 décembre 2015 avec un  résultat qui, même s’il était pressenti, a déjoué les pronoctics avec des chiffres inespérés. Les jours précédents on parlait de légères différences mais surtout pas de majorité qualifiée en faveur de la droite. L’annonce des résultats  fut une véritable douche froide : ils montraient que le chavisme, jusqu’ici gagnant de toutes les joutes électorales, pouvait perdre. Et perdre sérieusement. Cela a eu des conséquences sur les diagnostics postérieurs, sur le pessimisme des générations grandies dans cet univers de victoires permanentes, différentes en cela de celles des autres pays souvent confrontées à la déroute et à la résistance.

Une question surgit obligatoirement à un an des élections : avons-nous changé ? En réalité, je pense que non : ni chez les dirigeants, ni à la base du chavisme  -constitué des communes, du mouvement social, des intellectuels, bref tout ce qui n’est pas organiquement ou idéologiquement dépendant du PSUV , même s’il y a des liens-. Toute défaite implique un changement : Hugo Chavez parlait des 3 R. , révision, rectification et redémarrage. Cependant les 2 univers, constitutifs de l’indispensable unité, ont poursuivi  en terrain connu, ce qui s’est révélé finalement insuffisant. La sphère dirigeante a pu conserver le pouvoir malgré les assauts putschistes, et le mouvement communal/populaire a suivi son processus sectoriel et local. L’ordre révolutionnaire tendait à sa reproduction et non à son dépassement. La révolution dans la révolution n’a pas pu émerger.

Un approfondissement pouvait uniquement venir de la base du chavisme. Le problème à ce jour est qu’elle ne s’est pas assigné cet objectif et n’a donc pas construit les outils pour ce faire. Sans pression il n’y a pas de changement, sans commandement il n’y a pas d’obéissance, sans envie de débattre  -et d’organisation pour le faire- il n’y a pas de conquête. Le mouvement populaire vénézuélien, qui n’est pas la même chose que l’organisation populaire, a une dette historique au sein de ce processus. Car les lignes de front, la prise de pouvoir populaire sur l’ennemi ne seront pas impulsées par la sphère dirigeante ; et ce pour une simple raison : ce n’est pas son projet ; en tout cas pas celui d’une majorité. Chavez l’a vu, l’a dit et a laissé un plan minutieux et précis pour aider à avancer. Qui conduira le processus vers cet objectif ? Très peu, comme on peut le voir ; et sans rapport de force interne.

Ce schéma a permis malgré tout de rester dans les cordes, de supporter les crochets et de rendre quelques uppercuts. La tentative de coup d’Etat fin octobre en a été la preuve la plus flagrante : la droite en est restée désarticulée et sans force suite à sa course vers l’abîme. Après s’être rengorgée, elle est tombée dans le ridicule  (cf la  scène finale où Lilian Tintori s’enchaîne au Vatican!). Il faut le redire encore et encore, un des grands avantages du chavisme a été historiquement d’avoir face à lui la médiocrité de la droite,  son incapacité à construire une hégémonie, des leaderships solides, une unité pragmatique, etc…

Le problème fondamental a été et est toujours l’économie, cible de toutes les attaques, maillon faible du chavisme, autant dans les faits que dans les perspectives. Dans les faits parce qu’effectivement le processus révolutionnaire a retardé la transformation de l’appareil productif. C’est cette étape que devait mener à bien Hugo Chavez lui-même. Je ne juge pas à la légère : transformer des dispositifs construits durant un siècle au service exclusif de la rente pétrolière n’est pas chose aisée ; il s’agit de quelque chose de plus profond qui relève même du culturel. Des choses ont été faites, insuffisantes certes mais bien réelles : des expropriations, des nationalisations-clés  -l’industrie pétrolière par exemple-, des créations de nouvelles entreprises d’Etat ou communales, etc… Ce processus doit être étudié  minutieusement tant il est vrai que par manque d’expérience, de suivi, à cause de la corruption, ou d’une organisation verticale aux mains des militaires les résultats attendus n’étaient pas au rendez-vous. Côté perspectives, il n’y a pas lieu d’être optimiste : beaucoup de concessions ont été faites au patronat, à la banque et aux multinationales. Et c’est un des secteurs dirigeant du chavisme particulièrement en pointe qui a donné plus de pouvoir à ceux qui sont désignés comme les ennemis du peuple.

C’est donc sur le terrain de l’économie que se joue aujourd’hui la partie la plus complexe. Voilà pourquoi le débat politique ressemble plus à un match de catch et ses trucages : il faut évacuer toutes les menaces, les joutes verbales, les coups à la table et entrer dans le vif du combat, l’économie. Les inimitiés/amitiés sont floues, et quand la bourgeoisie essaie d’asséner un KO, les négociateurs chavistes sont plus préoccupés de chercher à terminer le match qu’à donner des coups…

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Il y a une autre hypothèse à examiner : le problème ne réside pas dans l’appareil productif mais dans les mécanismes de distribution, c’est-à-dire dans cet entrelacs qui va de l’importation jusqu’à l’affectation des produits sur leur lieux de vente finale. C’est là le cœur de la guerre économique, et c’est là qu’intervient la corruption comme protagoniste de cette même guerre. S’il est possible d’augmenter les prix illégalement  de créer des pénuries, de monter des réseaux parallèles de distribution, d’accaparer des produits dans les ports et les grands centres de stockage, de surfacturer, de détourner des camions et de leur faire passer illégalement la frontière avec la Colombie, c’est parce que dans ce plan de déstabilisation il y a des éléments actifs de la Révolution. Cela conditionne un autre débat : qui peut mettre en œuvre et en toute transparence les mesures nécessaires et décisives, comme par exemple la nationalisation de secteurs clés de l’économie ?

Il n’y a pas d’autres remèdes que la prison pour punir la corruption. Même si cela implique de mettre derrière les barreaux des hommes-clés de la révolution. Alvaro Garcia Linera l’explique très bien : la corruption pervertit un des aspects majeurs d’un processus révolutionnaire : la force morale.

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C’est décembre et des élections approchent : trois dans les deux ans qui viennent, dont l’élection présidentielle. La dynamique politique va reprendre le dessus avec ses candidats, ses campagnes ; pendant ce temps le contexte économique ne semble pas donner des signes d’amélioration, hormis sur les accords entre pays pétroliers qui laissent présager une augmentation du prix du barril. Ca fait trois ans d’augmentation des prix, de pénuries de produits de première nécessité, d’attaques sur la monnaie nationale… Cette crise n’est pas similaire à celles des pays du cône sud avec leurs cortèges de chômeurs, de mendiants, de faillites de commerces et d’entreprises, mais elle mine insidieusement la vie quotidienne, elle sape les avancées du chavisme.

Je disais que je n’étais pas un optimiste invétéré. Les tendances ne sont pas bonnes. Il nous faut récupérer la majorité perdue, retisser les fils de l’hégémonie politique et culturelle, ce qui  veut dire ne pas se contenter de démonstrations de rue massives dont est toujours capable le chavisme. Ca passe aussi, par exemple,  par la révision des stratégies de communication ; par  des changements au sein du chavisme, par  le rôle des mouvements populaires et d’une nouvelle architecture révolutionnaire qui permette un débat interne fructueux et créateur.

Cependant, nous sommes toujours là, contre vents et marées. Ce que nous a légué Chavez est immense ; il s’agit ni plus ni moins que du plus important processus d’émancipation de cette ère politique sur le continent ; sans cela nous ne serions pas là où nous en  sommes. Aucun peuple n’est en capacité de supporter autant de coups s’il n’a pas opéré de transformation radicale. Jusqu’où peut-il résister ? C’est une « terra incognita » parsemée d’ hypothèses, de spéculations, de regards croisés de désirs, de colères et où se mêlent des héros, des traîtres, des camarades et des bureaucrates. Les analyses ne sont ni neutres ni objectives : ce que j’écris s’inscrit dans une perspective politique au sein de la révolution. Je fais le pari du développement du réseau communal, de la construction d’une organisation populaire nationale qui depuis le chavisme soit en capacité de créer les rapports de force qui permettront de redresser le cours des choses ; qui défende les acquis de la révolution et crée les tensions créatives ; qui tisse l’unité tout en créant les conditions du débat interne constructif. C’est à ça que nous nous attelons, chaque jour.

Après tout écrire et rester les bras croisés ne serait guère chaviste.