Féminisme : ambiguïtés et leçons d’un 8 mars

La Journée internationale des droits des femmes 2015 aura été un cru particulier, avec davantage d’écho sans doute grâce à la coïncidence du lancement de la Marche mondiale des femmes en France (MMF France, tous les 5 ans) mais sans pour autant apporter de réelles raisons de se réjouir dans le camp du féminisme progressiste.
Quelques impressions tirées des manifestations organisées au plan national, et donc avec un prisme parisien assumé.

Le « dur » de la condition sociale

La question des inégalités salariales et professionnelles reste bien sûr un thème prioritaire ; car la réduction des écarts hommes-femmes stagne et, malgré la volonté affichée par les gouvernements néolibéraux (voir encore la loi du 4 août 2014), il est clair que l’égalité « réelle » se trouve renvoyée aux négociations entre partenaires sociaux, donc à des rapports de force (de classe) particulièrement défavorables en période de politiques austéritaires (1)Comme exemple de l’optimisme libéral le plus cynique, citons à la veille du 8 mars, grâce à Télérama et à M. Taddéi, la promotion de l’ouvrage (publié chez Gallimard) de Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin. Cet auteur nous dit : « Il me semble obsolète désormais de continuer à parler de domination masculine dans la sphère occidentale. […] La ligne de séparation ancestrale entre une sphère privée féminine et une sphère publique masculine a progressivement disparu. […] C’est l’égalité qui règne, sur le plan des principes et, de plus en plus, dans la réalité sociale.» Sic…. Le refus de la flexibilisation du travail du dimanche prévue par la loi Macron aura été un thème très visible dans le cortège, à côté des revendications plus classiques concernant l’accueil des jeunes enfants ou le temps partiel.
Mais la problématique de la place des revendications « spécifiquement féminines » dans le mouvement social qui a déjà parcouru le XIXe et le XXe siècle reste plus actuelle que jamais. S’il appartient à chaque syndicat d’y apporter sa réponse et si la solidarité joue lors d’épisodes de mouvements spontanés de travailleuses surexploitées (femmes d’entretien dans l’hôtellerie, employées de salon de coiffure…), la représentation des femmes reste notoirement handicapée par leurs conditions de travail et de vie quotidienne, si bien que leurs demandes propres risquent toujours d’être mises en attente… Les mouvements féministes qui ne prennent pas en compte cette dimension trahissent en fait toutes les femmes !

Prostitution et identités

Comme cela avait été le cas dans le passé, un collectif « 8 mars pour TouTEs » appelait à Paris à une manifestation séparée. Il rassemblait cette année plusieurs associations pro-LGBT, de tenants du voile islamique (notamment pour l’accompagnement scolaire), ainsi que de travailleurs du sexe ou de partisans de la reconnaissance de la prostitution. Le caractère hétéroclite et minoritaire de ce cortège ne doit pas faire oublier qu’il incarne trois abcès de fixation anciens mais toujours présents dans le mouvement féministe :

  • Sur la question de l’abolition du « système prostitueur », les positions ont bougé à partir de plusieurs constats : la nécessité de reconnaître comme victimes les personnes qui le subissent ; la mondialisation de la traite et le besoin d’y apporter de nouveaux moyens de lutte ; l’exemple suédois avec la pénalisation du client. Ce dernier aspect reste controversé et nous attendons le proche débat parlementaire pour actualiser nos précédentes analyses.
  • Sur les identités de genre, des crispations subsistent entre les militant(e)s féministes et LGBT, avec toutes les subtilités que permettent des affiliations multiples : la réflexion sur le genre a apporté d’importants acquis théoriques depuis une quarantaine d’années, et permis à de nombreux individus de sortir de la souffrance et de la discrimination, pour autant nous estimons qu’en aucun cas l’identité de genre ne doit créer de droits spécifiques ou de ghettos.
  • Sur la question du voile, les lecteurs de ReSPUBLICA connaissent nos positions, héritières de la longue lutte qui a mené à la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école (publique). Les tentatives de contestation de celle-ci sont clairement politisées. C’est l’objet des points suivants.

Un climat confus, deux mois après les attentats de janvier

Le 8 mars faisait suite … au 6 et, comme on se le rappelle, ce jour-là, le meeting de Saint-Denis « contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire » vint semer le trouble et la division dans une partie de la gauche politique, syndicale et associative. Les réactions à l’intérieur même des mouvements n’ont pas manqué d’impliquer les féministes et/ou les républicains laïques (en particulier chez Attac) qui en sont membres et de susciter des explications alambiquées des directions pour justifier leur signature à l’appel au nom de principes à géométrie variable.
Sur place le 8, entre la place de la République et l’Hôtel de Ville, il était possible de mesurer l’impact de cette confusion : des membres de ces organisations signataires de l’appel du 6 faisaient part individuellement de leur conviction laïque et de leur trouble ; mais parmi ceux appartenant à des organisations non-signataires qui ne s’y étaient pas ralliées, des propos relevant de la laïcité « ultra » ou de la laïcité « molle » pouvaient aussi être entendus.

La laïcité, préalable à toute émancipation féminine

La prise en compte de la situation internationale ne peut que travailler le mouvement féministe français1. Les actes de barbarie dont les femmes sont victimes sur plusieurs continents exige la solidarité et le fait que la Marche Mondiale des Femmes 2015 parte de Kobané est significatif. Mais si le mouvement conserve des ambiguïtés (dont c’est la 4e occurrence depuis 2000), la MMF France cette année a clairement pris position pour la lutte contre tous les extrémismes politiques et religieux, ce qui a permis a des mouvements laïques qui ne l’avaient pas soutenue précédemment (l’UFAL, Femmes Solidaires…) de s’y associer.
Chacune, chacun, choisissant son adversaire privilégié (le Front national, l’islamisme, le catholicisme…), la convergence des extrémismes et fondamentalismes n’est pas toujours perçue ; de plus les atteintes que les uns et les autres font subir aux droits des femmes ne sont pas forcément superposables (droits civiques, civils, sexuels et reproductifs) et les objectifs ne sont pas toujours ouvertement exprimés. La prise de conscience de cette convergence est donc fondamentale : elle conduit vers une conclusion qu’il va falloir encore et encore expliquer, que la laïcité est le socle de possibilité de l’égalité entre les sexes parce qu’elle s’attaque aussi aux représentations qui infériorisent les femmes.

Que faire demain ?

Ce 8 mars 2015 encore le mouvement féministe français reste éparpillé et divisé. La génération du MLF se trouve devoir à présent passer le témoin mais, si les organisations semblent peu évoluer, si aucun mouvement à recrutement large ne se crée, comment la transmission va-t-elle se faire et permettre d’affronter de nouvelles problématiques ? Sans compter que dans les acquis des années 1970/80 certains sont mal stabilisés sinon remis en cause.
De ce qui précède on déduira quelques pistes qui sont proposées aux lecteurs/lectrices de ReSPUBLICA :
– L’identification de « l’ennemi principal » selon la célèbre formule de Christine Delphy, n’est pas une question réglée : dire que l’on lutte simultanément contre le patriarcat et contre le capitalisme n’est pas une proposition satisfaisante tant que l’on ne définit pas les formes de « domination masculine » à l’oeuvre dans les différentes phases du capitalisme ; et sur la période de crise actuelle, il n’est pas sûr que l’analyse et la théorie soient suffisantes.
– Puis il y la stratégie, les luttes spécifiques : si la gauche abandonne facilement la cause des femmes au nom d’autres priorités, il reste au mouvement féministe à tirer au clair sa volonté d’influer à l’intérieur des institutions et mouvements existants ou à l’extérieur. mettre en place une éducation populaire en direction des catégories sociales laissées au bord de la route. Les jeunes filles de ces quartiers qui produisent, dit-on, des terroristes ou de ces territoires livrés à la survie par les allocations sont-elles davantage menacées par la radicalisation ou par la résignation ? Quel sera le versant féminin de la République sociale que nous appelons de nos vœux ?
Voilà quelques questions sur lesquelles nous espérons poursuivre la discussion avec vous !

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Comme exemple de l’optimisme libéral le plus cynique, citons à la veille du 8 mars, grâce à Télérama et à M. Taddéi, la promotion de l’ouvrage (publié chez Gallimard) de Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin. Cet auteur nous dit : « Il me semble obsolète désormais de continuer à parler de domination masculine dans la sphère occidentale. […] La ligne de séparation ancestrale entre une sphère privée féminine et une sphère publique masculine a progressivement disparu. […] C’est l’égalité qui règne, sur le plan des principes et, de plus en plus, dans la réalité sociale.» Sic…