Amérique latine : des élections sous l’œil des États-Unis, seigneurs d’un autre temps

Le 11 avril, d’importantes élections se sont déroulées sur le sous-continent : au Pérou, des élections présidentielles et législatives ; en Équateur, le second tour de l’élection présidentielle. L’élection prévue au Chili pour une assemblée constituante, en revanche, a été reportée aux 15 et 16 mai.

 

Pérou – Élection présidentielle

Participation : 73,7 %

Candidats sélectionnés pour le second tour : Pedro Castillo 19 % et Keiko Fujimori 13,2 %

Rappel :

Le dernier président élu, Pedro Pablo Kuczynski, avait gagné lors du dernier scrutin de 2016 contre Keiko Fujimori (fille de celui qui fut président de 1990 à 2000), mais avait été « démissionné » deux ans plus tard par l’Assemblée nationale pour faits de corruption et placé en détention.

Son remplaçant, le vice-président Martin Vizcarra, lui a succédé jusqu’en novembre 2020, date à laquelle, accusé à son tour de corruption, il a été destitué. L’Assemblée nationale a alors nommé comme président un certain Manuel Merino, lequel a démissionné cinq jours plus tard, puis, pour le remplacer, Francisco Sagarsti (qui est « encore » le président en exercice). C’est au même moment qu’ont lieu dans le pays de violentes manifestations : la jeunesse, outrée par l’attitude d’une classe politique incapable et corrompue, célébrait à sa manière le bicentenaire de l’indépendance. Dans tout le pays, durant tout ce mois de novembre, elle est descendue dans les rues, comme en Colombie, au Chili ou en Equateur. Les gouvernants y ont vu alors la main « invisible » du Venezuela, sans mesurer l’exaspération de leurs concitoyens contre les inégalités et une pauvreté qui gagne du terrain. Seul le Covid 19 a pu calmer ces révoltes, qui reprendront probablement au sortir de la pandémie.

En cinq ans le, Pérou a donc eu à sa tête quatre présidents, pour des durées parfois bien courtes, turbulence politique à l’image d’un pays qui a bien du mal à organiser sa démocratie.

Il faut dire qu’il a connu avant cela des années de dictature militaire : celle du général de division Juan Velasco Alvarado de 1968 à 1975 puis celle du général Francisco Morales Bermudez jusqu’en 1980. C’est le moment où les mouvements révolutionnaires commencent à se faire entendre. Le « sentier lumineux », mouvement créé par Abimael Guzman (dissident du parti communiste péruvien) commence à faire parler de lui ainsi que le mouvement des Tupas Amaru (fondé en 1982). Ces deux organisations sont considérées comme terroristes par les États-Unis et l’Europe. Capturé en 1992, Abimael Guzman écope de la prison à perpétuité (il n’a pas fini de purger sa peine). Pour la période 1980-2000, le conflit armé aura fait 70 000 victimes au Pérou.

Durant la période qui fait suite à la dictature militaire, plusieurs gouvernements d’action populaire voient le jour : d’abord celui de Fernando Belaune Terry (1980-1985) puis celui d’Alan Garcia (1985-1990), avant que n’arrive au pouvoir Alberto Fujimori, qui écrira une nouvelle page bien sombre pour le Pérou.

Fujimori arrive donc au pouvoir en 1990. Appuyé par les États-Unis (ces éternels « défenseurs des droits de l’homme »), il applique les recommandations du FMI et met en œuvre un programme d’austérité qui cause pauvreté et hyper inflation. Il dissout une assemblée nationale qui trainait les pieds pour appliquer ce type de réformes et en fait élire une autre à sa main. Pour combattre le sentier lumineux, il bénéficie de l’aide américaine et du savoir-faire de ses agents spécialisés. Il crée (comme cela a été fait au Nicaragua ou au Salvador) les escadrons de la mort chargés de mater la guérilla. Il met en place un programme de stérilisation forcée, notamment auprès de populations indigènes soupçonnées d’être trop proches du sentier lumineux. Son premier conseiller Vladimiro Montesino est chargé de recevoir l’appui de la CIA, et notamment les millions de dollars qui financent la lutte contre les guérillas.

L’histoire se termine mal pour Fujimori qui, en 2000, s’enfuit au Japon après avoir été destitué. Puis extradé du Japon, jugé au Pérou, il est condamné à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité, et à 8 ans pour corruption. Emprisonné, il est gracié en 2017 par le président Kuczynski pour raison médicale. Montesino, qui avait largement pioché dans la caisse, croupit aujourd’hui encore dans les geôles péruviennes.

Au départ de Fujimori, Valentin Paniagua assume la transition, puis en 2001 c’est Alejandro Toledo qui est élu président et le restera jusqu’en 2006. À ce moment-là, la lutte armée est réduite à une zone dite VRAEM (vallée des rivières Apuimac, Ene et Mantaro) où la guérilla opère et se livre à toutes sortes de trafics pour financer sa survie. En 2001, 24 % de péruviens vivent encore en situation d’extrême pauvreté, mais le pays connait une croissance importante. Le taux de pauvreté passe à 20 % en 2016, la pauvreté extrême à 4 %.

En 2006, l’ancien président Alan Garcia est une nouvelle fois élu. Mais son gouvernement n’est plus du tout en phase avec le socialisme de son premier mandat, et il signe en 2007 un accord de libre-échange avec les États-Unis. Les scandales de corruption (souvent liés à l’industrie pétrolière) touchent bon nombre de ses ministres. Au cours de ce mandat, Alan Garcia se désolidarise du mouvement d’émancipation qui nait alors en Amérique latine mené par le Vénézuélien Chavez, le Brésilien Lula et l’Argentin Kirchner. Garcia se suicidera en 2020 alors que la police vient l’arrêter à son domicile pour soupçons de corruption…

Ollanta Humala lui a succédé en 2011 pour une durée de cinq ans. Une présidence décevante pour tous ceux qui pensaient qu’il allait donner une impulsion sociale et démocratique en prenant appui sur le Brésil de Lula, l’Argentine ou le Venezuela, et se débarrasser des liens tissés depuis de longues années avec les États-Unis. Non seulement il n’en fera rien, mais en plus, la malédiction présidentielle le frappera également : à l’issue de son mandat, lui et son épouse passeront plusieurs mois en prison pour faits de corruption.

Point de vue :

Ce bref récapitulatif pour montrer à quel point le Pérou a été au fil des années gangrené par la corruption. Pourtant, cela n’a jamais été considéré comme un problème par les États-Unis, alors que dans le même temps, Washington s’acharnait sur d’autres pays de la région, qui, à l’inverse du Pérou, se montraient moins malléables. Les États-Unis ont souvent fermé les yeux face à l’incapacité du Pérou à lutter contre la culture de cocaïne (qui est pourtant le second pays producteur au monde derrière son voisin la Colombie).

Pourquoi une telle mansuétude de la part des seigneurs de la Maison blanche, qui n’hésitent pourtant pas à offrir une récompense de 15 millions de dollars contre le président du Venezuela Nicolas Maduro, accusé de narcotrafic (sans que soit apportée d’ailleurs la moindre preuve). C’est que contrairement au Venezuela, Le Pérou rend bien des services.

Si on regarde le palmarès péruvien en matière de corruption, on le voit mal s’ériger en procureur. C’est pourtant le Pérou qui, sur ordre de Washington, a créé le groupe de Lima. Ce groupe réunit les pays « amis » (autrement dit ceux qui s’opposent au Venezuela ou à Cuba) dans l’unique but de soutenir l’action du président auto proclamé du Venezuela Juan Guaido, lequel n’a aucune légitimité, mais a été désigné par Donald Trump comme représentant du Venezuela.

En Amérique latine comme ailleurs, les États-Unis ont une conception des droits de l’homme et de la corruption à géométrie variable. À partir du moment où un pays se soumet à leurs volontés, il bénéficie de leur aile protectrice. C’est le cas du Pérou ; c’est aussi le cas de la Colombie, premier producteur de cocaïne et champion en matière d’exécutions sommaires des défenseurs des droits humains, pays où les paramilitaires font prospérer le trafic de cocaïne et sèment la terreur à la frontière avec le Venezuela. Aujourd’hui, les règles et le droit international n’ont plus cours, seule compte l’appréciation de la Maison blanche. Le mouton européen se tait et suit sans broncher.

L’élection du 11 avril est l’occasion de questionner les relations qu’entretiennent les États-Unis et l’Europe avec le Pérou. Car les Américains et les Européens, toujours prompts à dégainer des sanctions contre des pays convaincus de corruption et de non-respect des droits de l’homme, se montrent bien muets et passifs face au Pérou. Même mutisme face à la Colombie, où, en plus de l’ampleur du trafic de cocaïne, il vient d’être enfin reconnu, après des années d’instruction, que 6402 personnes assassinées et retrouvées dans des fosses communes étaient bien les victimes des militaires qui œuvraient sous la présidence Uribe (lequel n’avait cessé d’accuser la guérilla des FARC). Dans le pays qualifié par Donald Trump de « meilleur allié » des États-Unis sur le continent, on compte aussi 250 assassinats de guérilleros depuis la signature des accords de paix en 2016 et 305 leaders sociaux tués pour la seule année 2020… Plus question de droits de l’homme quand il s’agit de la Colombie…

En fait, l’interventionnisme et le cynisme des États-Unis en Amérique latine est une constante depuis des décennies. C’était le cas avec le Chili de Pinochet, les Contras d’Amérique centrale, le coup d’État du Honduras en 2007… la liste est longue. Mais ce qui désole les Latino-américains, c’est le changement d’attitude des Européens qui aujourd’hui, contrairement à hier, suivent docilement les Américains.

L’élection du 11 avril 2021 :

Explosion des candidatures : pas moins de 18 candidats ont présenté leurs candidatures à la présidence de la République, et très peu d’entre eux franchissaient la barre des 10 % d’intentions de vote dans les sondages.

Cinq faisaient la course en tête :

Yonhi Lescano, un avocat de 62 ans, du parti Action populaire (centre droit, social-démocrate, tendance néo libérale), avec 13 % des intentions de vote.

Rafael Lopez Aliaga, un chef d’entreprise de 60 ans du parti Rénovation Populaire (parti d’extrême droite fondé en 2020) avec 7 % des intentions de vote.

George Forsyth, un ex-footballeur de 38 ans, du parti Victoire nationale (centre, venant du parti Restauration nationale avec racines évangéliques). C’est un sympathisant du libre-échange. Intentions de vote : 7 %.

Keiko Fujimori, administratrice de 45 ans, fille de l’ancien président Alberto Fujimori, du parti Force populaire. Elle se présente pour la troisième fois à l’élection. Intentions de vote : 7 %.

Résultats du premier tour :

Élection présidentielle : c’est finalement Pedro Castillo (Peru Libre) qui arrive en tête, avec 19 % des suffrages. Ce candidat de 51 ans n’avait pourtant pas brillé dans les enquêtes des principaux instituts de sondages. Entré en politique en 2005, professeur, syndicaliste et à gauche, n’a jamais été poursuivi pour corruption, contrairement à bon nombre de personnes de la classe politique.

Il est suivi par Keiko Fujimori, qui totalise 13,2 % et se qualifie pour la troisième fois consécutive au second tour de la présidentielle. C’est dire si les Péruviens, elle, la connaissent bien. Elle a d’abord joué le rôle de Première dame sous la présidence de son père Alberto Fujimori (qui était divorcé), puis a conduit son parti d’opposition Fuerza popular contre les présidents Humala (2011-2016) puis Kuczynski (à partir de 2016). Mais en 2018, elle a du faire un séjour en prison de 13 mois, accusée elle aussi de corruption. Elle encourt toujours une peine de 30 ans de prison ; son procès devrait se dérouler dans les prochains mois.

Elections législatives : onze partis se partagent les 130 sièges à pourvoir.

– Peru Libre (parti de Pedro Castillo-gauche)  : 28 sièges

– Accion popular (parti de Yonhi lascano) : 23 sièges

– Fuerza popular (parti de Keiko Fujimori) : 16 sièges

– Alianza para el progreso (parti de Cesar Acuna) : 14 sièges

– Renovacion popular (parti de Rafael Aliaga) : 11 sièges

– Avanza Pais (parti de Hernando de Soto) : 10 sièges

– Juntos para el Peru (parti de Veronika Mendoza) : 8 sièges

– Podemos Peru (parti de Daniel Urriesti) : 6 sièges

– Victoria nacional (parti de George Forsyth) : 5 sièges

– Somos Peru (Parti de Daniel Salaverry) : 5 sièges

– Partido Morado (Parti de Julio Guzman) : 4 sièges

 

Perspectives :

Le Pérou se déterminera, le 6 juin prochain, pour un second tour serré entre l’inconnu Pedro Castillo et la fille d’Alberto Fujimori (qui, rappelons-le, a régné sur le Pérou pendant 10 ans accumulant les excès de pouvoir, les délits de corruption et les abus aux droits de l’homme). À la vue des résultats, il semble que la candidate de la droite Keiko Fujimori ait plus de chance de l’emporter au second tour, mais il lui faudra rassembler des partis éparpillés. Pedro Castillo, de son côté, pourrait s’appuyer sur les Péruviens qui en novembre 2020 manifestaient dans les grandes villes et souhaitaient balayer la classe politique corrompue. Cet enseignant syndicaliste pourrait mieux les représenter, en portant un discours, et surtout un programme bien plus social que ses adversaires, dans un pays accablé par la pandémie.

 

Équateur : second tour des élections présidentielles

Participation : 82,7 %

Vainqueur : Guillermo Lasso (droite)

Rappel des résultats du premier tour :

– Andrés Arauz (UNES) : 32,72 % (3 033 753 voix)

– Guillermo Lasso (CREO-PSC) : 19,74 % (1 830 045 voix)

– Yaku Pérez (PK) : 19,39 % (1 797 445 voix)

– Xavier Hervas (Gauche démocratique-ID) : 15,98 %

Les lecteurs de ReSPUBLICA  se souviennent qu’Andrés Arauz est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle et qu’il a fallu plusieurs jours d’attente, et de nombreuses contestations de part et d’autre, pour connaître le candidat qui l’affronterait au second tour : c’est finalement Guillermo Lasso (candidat de la droite) qui est passé devant Yaku Perez, pour une poignée de voix (0,3 5%). L’enquête de Maurice Lemoine reprise le 28 mars dans ReSPUBLICA évoquait toutes les péripéties qui ont conduit à la décision du conseil national électoral, et revenait en détail sur les candidats, leurs parcours et leurs bases électorales.

Résultats du second tour :

Dimanche 11 avril, c’est donc Guillermo Lasso, ce banquier candidat de la droite néo libérale, membre de l’Opus dei et donc résolument anti-avortement, qui a été élu président de l’Équateur, après deux tentatives infructueuses. Il a bien pris soin, à plusieurs reprises, de remercier Dieu pour cette victoire (52,5 % contre 47,5 à Andres Arauz) qui n’avait pas été prévue par les instituts de sondages. Guillermo Lasso obtient 2,6 millions de voix de plus qu’au premier tour alors que Andres Arauz ne comptabilise qu’un million de votes de plus.

À l’évidence, le front anti–Arauz a fonctionné. Il porte à la présidence de la République un pur produit du libéralisme et était pourtant prôné par Yaku Perez (représentant du vote indigène) et Xavier Hervas (positionné à gauche mais plus anti-Correa qu’anti-Lasso… trouvez l’erreur), deux candidats qui l’un et l’autre se présentaient comme respectivement écologiste et de gauche !

Ces contradictions, tout comme la représentativité de l’assemblée nationale dans laquelle aucun parti n’est majoritaire (Arauz : 49 sièges – Yaku Perez : 27 – Lasso : 12 sièges – Hervas : 18) rendent la tâche du nouveau président bien délicate.

Ce résultat met un coup d’arrêt à l’élan de la gauche dans la région, après les victoires de Arce en Bolivie, et de Fernandez en Argentine. S’il satisfait les nouveaux locataires de Washington, il n’est pas exclu que dans les mois qui viennent, les Equatoriens ne s’opposent dans la rue aux mesures économiques que proposera Guillermo Lasso. Lenin Moreno en avait fait l’amère expérience, et seul le Covid avait pu stopper la poussée de mécontentement !

Depuis 20 ans, les citoyens latino-américains ont entamé une longue marche pour faire valoir leurs droits. Dans la plupart des pays du sous-continent, l’analphabétisme sévissait avant l’arrivée des Chavez, Correa ou Morales. Lasso devra tenir compte de cela, surtout s’il compte appliquer son programme de privatisations, sous peine d’explosion sociale.