Misères et alternatives de la mode d’aujourd’hui

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Photo de 3 mannequins en noir et blanc

Le 21 avril dernier, Bernard Arnault a grimpé à la deuxième place du classement des milliardaires établi par le magazine Forbes (derrière Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et devant Elon Musk). Sa fortune, désormais estimée à 180,4 milliards de dollars, a quasiment doublé en un an du fait de l’augmentation du cours de l’action LVMH (+ 107 % depuis le 18 mars 2020). Le groupe LVMH qui compte 75 marques (dont Louis Vuitton, Dior, Céline, Marc Jacobs…) est également devenu la première capitalisation européenne en février dernier, porté par les hausses des ventes dans l’activité mode et maroquinerie[i], notamment en Asie et aux États-Unis. Ces chiffres sont révélateurs du poids grandissant de l’industrie de la mode dans l’économie. En France, la mode est par exemple le premier marché sur Internet en nombre d’acheteurs et en 2020, malgré la pandémie, 51 % des produits achetés sur le web faisaient partie du secteur de l’habillement[ii]. Comme d’autres secteurs, l’industrie de la mode est aujourd’hui traversée par de grandes tendances où l’on retrouve à la fois les pires excès du capitalisme moderne et la volonté de produire et de consommer plus durablement. De plus, dans un monde saturé d’images, la mode se retrouve aussi au cœur de questionnements sociétaux et politiques.

L’industrie du luxe bénéficie du creusement des inégalités
et des nouvelles méthodes de marketing

Cela peut paraître incroyable, mais il serait aujourd’hui devenu plus intéressant d’investir dans un sac de luxe que dans la pierre. Ceux qu’on appelle les it-bags ou sacs à main iconiques des grandes maisons de luxe voient leurs prix augmenter régulièrement et il est possible de réaliser un gain intéressant en revendant un sac quelques années plus tard. Ainsi le modèle 2.55 de Chanel  vendu aux alentours de 250 euros dans les années 50 était affiché au prix de 4 600 euros en 2016. Y compris durant l’année 2020, les grandes maisons de luxe ont augmenté les prix de leurs modèles emblématiques, de l’ordre de 5 % à 15 %[iii]. Ce phénomène qui s’est accru depuis plusieurs années est tout à fait représentatif de la bonne santé des maisons de mode haute-gamme qui comptent de plus en plus de clients, en particulier en Asie, mais aussi parmi les jeunes générations. La Chine compte désormais plus d’un millions de millionnaires (et représente presqu’un tiers du marché mondial dans l’achat de produits de luxe) ; la mondialisation a donc beaucoup élargi la clientèle du secteur, ce qui a conduit ses acteurs à augmenter les prix pour maintenir une image de rareté et d’inaccessibilité. Les maisons de luxe vendent plus, plus cher et il n’est donc pas étonnant que Bernard Arnault soit devenu le premier Français en 2020 à détenir une richesse de plus de cent milliards d’euros.

Avec l’arrivée des réseaux sociaux, les maisons de luxe cherchent également à séduire une clientèle plus jeune. Pour cela, elles font appel à des influenceurs – personnalités très suivies sur les réseaux sociaux et qui font office de prescripteurs de tendance – millenials (c’est-à-dire nés dans les années 2000) auxquels les jeunes peuvent s’identifier[iv]. Ces influenceurs sont chargés de promouvoir les grandes marques de luxe auprès de cette jeune cible et de « démocratiser » la consommation de produits de luxe. Les maisons de luxe visent également directement les jeunes générations, par exemple en diffusant les défilés sur l’application Tik Tok (l’âge moyen des utilisateurs de cette application est de 23 ans et un tiers des utilisateurs est mineur) ou en nouant des collaborations avec des idoles plébiscitées par la jeune génération (Louis Vuitton a par exemple créé une marque avec la chanteuse Rihanna et Longchamp une gamme de sacs à l’effigie des Pokémon). Cette politique marketing se révèle redoutablement efficace : une responsable d’un site de revente de luxe a ainsi constaté qu’au dernier trimestre de 2020, les millenials avaient acheté plus de sacs à main Hermès que n’importe quelle tranche d’âge. Toujours à l’affût de moyens de vendre encore plus, les marques de luxe se tournent donc vers les jeunes générations pour trouver de nouveaux clients, alimentant une consommation effrénée de vêtements. 

Les ravages de la « fast fashion »

Si les jeunes sont friands de luxe, ils le sont aussi de la « fast fashion », un modèle de production et de consommation dans le secteur de l’habillement qui s’est développé depuis une vingtaine d’années et qui ne cesse de croître.

Rappelons d’abord que depuis l’an 2000, la quantité de vêtement achetés en Europe a pratiquement doublé, en partie à cause de l’émergence des marques de fast fashion. C’est la marque espagnole Zara qui a été pionnière et inventé la fast fashion, avec l’idée de démocratiser la mode en proposant des articles qui s’inspirent des modèles de marques prestigieuses, mais vendus à des prix accessibles. Cette marque qui possède toute sa chaîne de production a la capacité de mettre un produit au point en 4 semaines (alors qu’il faut 5 ou 6 mois pour une marque traditionnelle), cet ogre produit chaque année 65 000 nouveaux produits (ce qui fait 200 par jour !). Les collections sont donc constamment renouvelées et les acheteurs incités à revenir plus fréquemment dans les boutiques pour découvrir les nouveautés… et acheter. Depuis quelques années, de nouvelles marques (Boohoo, PrettyLittleThing ou Missguided) se sont inspirées de ce modèle pour vendre toujours plus à bas coût. On les considère comme de l’ultra fast fashion, car à la différence de Zara ou H&M, ces marques n’ont pas de point de vente physique et vendent uniquement en ligne. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui les articles de mode représentent 1/3 des livraisons en France.
Ce modèle est donc très polluant, puisqu’en plus de la pollution liée à la fabrication s’ajoute celle de la livraison. Par ailleurs, le fait que ces marques contribuent à l’exploitation des travailleurs est désormais bien connu ; on se souvient de l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza en 2013 qui avait causé la mort de plus de 1 000 personnes parmi les ouvriers textiles et plus récemment plusieurs marques de vêtements ont été montrées du doigt pour avoir fait appel à des usines chinoises qui employaient de manière forcée des Ouïghours. Mais cette exploitation des travailleurs dans le domaine textile existe aussi en Europe ! Dans un récent documentaire consacré à la fast fashion, les journalistes d’Arte[v] se sont ainsi introduits dans des usines en Angleterre où de la main-d’œuvre majoritairement immigrée fabrique des vêtements pour un salaire de 3 livres de l’heure, dans des conditions légales et de sécurité indignes. Or ces usines fournissent essentiellement les marques d’ultra fast fashion…

Une mode plus durable et locale

Face à ces excès, de nouvelles marques de mode ont émergé ces dernières années qui se distinguent par la volonté de produire plus localement et en essayant de réduire l’impact environnemental.

Qui aurait cru que la marinière d’Arnaud Montebourg ferait autant d’émules ? C’est pourtant bien ce qui s’est passé ces dernières années : de nombreux jeunes entrepreneurs, répondant aux attentes de consommateurs cherchant à s’affranchir des marques de modes traditionnelles, ont créé des marques en faisant le pari de produire français. Le résultat de ce mouvement est qu’après des années de désindustrialisation et de destructions d’emplois, le nombre de salariés du textile dans notre pays est de nouveau en progression depuis 2017. Ces nouveaux acteurs de la mode n’hésitent pas à innover pour rendre la production de vêtements moins polluante : développement du recyclage et du surcyclage (le surcyclage est le fait d’utiliser des matières qui existent déjà et qui sont détournées de leur usage, cela peut être des chutes de tissu ou des rideaux par exemple), utilisation du système des précommandes afin de produire une quantité correspondant à la demande (ce qui permet d’éviter de faire des soldes et de détruire des invendus, pratique courante dans le secteur), etc. Ces marques cherchent à produire moins et à produire mieux afin que les vêtements durent également plus longtemps dans le temps, contrairement aux articles proposés par la fast fahsion.
Plus responsables, ces nouvelles marques sont également plus transparentes et certaines détaillent très précisément les étapes de fabrication de leurs produits, permettant aux consommateurs d’être beaucoup mieux informés des conditions de production. Ce mouvement a également permis de retrouver des savoir-faire disparus. Alors que la France grâce à un climat favorable est le premier producteur de lin mondial (une fibre qui contrairement au coton est beaucoup moins gourmande en eau), elle exporte 90 % de la matière vers la Chine et l’Inde. Notre pays n’était plus capable de filer le lin, les dernières filatures françaises ayant fermé il y a vingt-cinq ans. Depuis 2020, deux usines, l’une en Alsace et l’autre en Normandie (sous forme de société coopérative d’intérêt collectif[vi]) sont désormais dotées de métiers à tisser le lin et viennent combler le chaînon manquant qui permet de produire intégralement en France un article en lin !

Parallèlement à l’émergence de ces nouvelles marques, l’achat de vêtements d’occasion s’est également considérablement développé ces dernières années. En effet, acheter des vêtements qui ont été produits et qui ne sont plus portés est un bon geste pour la planète, en plus d’être souvent plus économique. En 2018, presqu’un tiers des Françaises avaient déjà acheté un vêtement d’occasion et le nombre d’utilisateurs français de l’application Vinted (application spécialisée dans la revente de vêtements) a grimpé de 12 à 16 millions l’année dernière. Un certain nombre de marques essaient d’ailleurs d’adopter cette tendance, en proposant par exemple des sélections de vêtements vintage dans leurs boutiques ou en restaurant leurs propres anciens modèles pour les remettre sur le marché.

Une industrie de l’image bouleversée par les nouveaux
questionnements

Si les réseaux sociaux, comme on l’a vu, peuvent être utilisés à des fins très mercantiles, ils permettent néanmoins une interaction plus grande avec le public et des changements très rapides. Ainsi, le secteur de la mode a considérablement évolué en quelques années du fait des réactions des internautes. L’image de la femme mise en avant par les marques de mode sur les défilés et dans leurs visuels a été grandement remise en question. Le mouvement de « body positive » né aux États-Unis qui œuvre en faveur de l’acception de tous les types de corps a contribué à remettre en cause le diktat de la minceur affichée par la société et particulièrement dévastateur dans le milieu de la mode où de nombreuses mannequins souffrent d’anorexie pour parvenir à une silhouette filiforme. Répondant à ce mouvement, de plus en plus de marques font appel à des mannequins qui présentent une morphologie beaucoup plus réaliste ; en 2020, Chanel a ainsi pour la première fois fait défiler une mannequin taille 44 (Jill Kortleve), une révolution dans le milieu… Plusieurs défilés de créateurs de ces dernières saisons se sont également distingués par la volonté de mettre en avant une plus grande diversité : diversité des morphologies, des âges et des types de physique. Si les grandes maisons peuvent parfois être accusées de récupération – on pense par exemple à des créations qui célèbrent le féminisme alors qu’il y aurait encore beaucoup à faire pour l’égalité homme-femme dans le milieu –, certaines évolutions vont néanmoins dans le bon sens et s’opèrent plus rapidement que dans d’autres industries.

Pour terminer sur le sujet, la mode n’échappe pas non plus aux débats actuels concernant le genre[vii]. De plus en plus de marques développent des collections unisexes et les nouvelles égéries de mode cassent les codes. En novembre 2020, le magazine de mode Vogue US a pour la première fois mis un homme (le chanteur Harry Styles) en couverture, qui a posé pour le magazine en jupe et en robe

En conclusion, si la mode peut paraître un sujet très futile, c’est aujourd’hui une industrie puissante et très polluante. D’après l’ADEME, pour les émissions des gaz à effet de serre, le textile est classé cinquième plus gros émetteur, pour l’occupation des sols, il arrive en second et pour la consommation d’eau et de matière, en troisième position. Il y a donc urgence à s’orienter vers une production et une consommation plus responsables et à en finir avec la mode jetable (près des trois-cinquièmes de nos vêtements finiraient dans un incinérateur ou une décharge dans l’année même qui suit sa production) ! Comme pour d’autres secteurs, la transition écologique est une occasion à saisir pour recréer des emplois dans notre pays et aussi développer des modèles d’entreprise qui – contrairement au secteur du luxe – opèrent un meilleur partage de la valeur ajoutée et sont plus favorables aux droits des travailleurs !

NOTES

[i] Croissance organique de 52 % des ventes dans le secteur mode et maroquinerie au premier trimestre 2021 par rapport à la même période de 2020 et de 37 % par rapport à celle de 2019 (chiffres cités par : « LVMH : grâce à Tiffany et à la reprise en Asie, les ventes de LVMH s’envolent », Quentin Soubranne, BMF Bourse, 14/04/2021 [en ligne : https://www.tradingsat.com/lvmh-FR0000121014/actualites/lvmh-grace-a-tiffany-et-a-la-reprise-en-asie-les-ventes-de-lvmh-s-envolent-963331.html].

[ii]Voir : « Les chiffres clés du secteur de la mode en 2020 » [en ligne : https://www.alioze.com/chiffres-mode].

[iii]Pour en savoir plus : « Pourquoi les marques de luxe augmentent leurs prix en temps de pandémie ? », Alexandra Pizzuto, 31/01/2021, Marie-Claire [en ligne : https://www.marieclaire.fr/augmentation-prix-mode-luxe,1369744.asp].

[iv]Sur les influenceurs de mode, on peut lire « Sur Instagram, le baby-boom des influenceurs de mode », Valentin Pérez, 24/08/2018, Le Monde [en ligne : https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2018/08/24/sur-instagram-le-baby-boom-des-influenceurs-de-mode_5345795_4497319.html]

[v]Fast fashion. Les dessous de la mode à bas prix, Edouard Perrin, Gilles Bovon, 2020, 101 min [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=oYg8ujH_HgE].

[vi]« Textile. La filière lin ressuscite le made in France », Guillaume le Du, Ouest-France, 23/09/2020 [en ligne : https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/textile-la-filiere-lin-ressuscite-le-made-in-france-6985954].

[vii]Pour en savoir plus, lire « Mode : l’habit fait-il encore le genre ? », Nithya Paquiry, 18/01/2021 [en ligne : https://www.franceculture.fr/sociologie/mode-lhabit-fait-il-encore-le-genre].