2005, 2010 : lorsque que le peuple résiste à la politique des choses

Si « comparaison n’est pas raison », certaines analogies sont susceptibles de faire apparaître des effets de structure et de rendre ainsi le réel plus intelligible. Tel est le cas de la mise en parallèle de ces deux séquences que sont mai 2005 et octobre 2010. La première correspond au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen, la seconde, à la mise en oeuvre de la contre-réforme des retraites.
Malgré des différences évidentes, il est néanmoins possible de faire apparaître cinq marqueurs communs.

L’alliance des notables

En 2005, les socio-démocrates et les représentants de la droite néo-libérale étaient tous vent debout pour défendre le TCE. Les premiers avec, il est vrai, quelques états d’âme, tant l’Europe entérinée par ce traité écrit sous l’égide de Valéry Giscard d’Estaing était loin de ressembler à « l’Europe sociale » promise depuis vingt ans. Mais l’Europe valait bien ce nouveau sacrifice. C’est ainsi que les « progressistes » se retrouvèrent, une fois encore, du côté des conservateurs pour appeler les électeurs à « dire oui à l’Europe », quelle que soit cette Europe, et quel que soit le prix que les peuples auraient à payer.
Sur la question des retraites, l’alliance des notables est aujourd’hui plus masquée, et ce pour deux raisons au moins. Le Parti Socialiste ne peut plus ignorer ce qui lui en coûte électoralement de se couper du peuple. Il ne peut pas non plus faire comme si la retraite à 60 ans ne figurait pas parmi les grandes conquêtes sociales de 1981. Cela n’a cependant pas empêché quelques couacs : de la part de sa première secrétaire Martine Aubry, d’abord, qui, en janvier dernier, disait concevoir un recul de l’âge légal à 61 ou 62 ans ; de la part de Dominique Strauss-Kahn, ensuite, qui, en mai dernier, assimilait la retraite à 60 ans à un « dogme » qu’il se faisait fort de refuser. La droite sarkozyste ne se prive pas de rappeler ces déclarations et de brandir le Livre blanc de Rocard. C’est de bonne guerre, après tout : toute la prudence politique que peut déployer le PS ne suffit pas à masquer l’alliance des notables, qui est bien réelle. Cela fait longtemps que les socio-démocrates se sont ralliés à l’idée que la retraite par répartition exigeait le sacrifice du report de l’âge légal et de l’allongement de la durée de cotisation.

La politique des choses (1)Note : Cf. Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin éditeur, 2005. L’une des thèses défendues par Jean-Claude Milner dans ce livre est que nous assistons aujourd’hui à l’accomplissement de ce qui fut un rêve du XIXème siècle : « que le gouvernement des choses se substitue aux misérables décisions humaines ». La politique des hommes, paradoxalement, a cédé progressivement la place à la politique des choses. De là découle que le principal rôle des politiques se résume à « faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien ».

Toute la stratégie de communication du gouvernement consiste à entretenir une confusion : présenter comme une nécessité ce qui est en réalité un choix politique favorable à la classe dominante. Ministres, députés et sénateurs le répètent ad nauseam : tout cela est arithmétique, réformer est une nécessité, tous les cris que vous pourrez pousser n’y feront rien, etc. Chacun doit ainsi se résoudre à l’ordre des choses et adopter la seule attitude rationnelle qui soit : travailler plus longtemps. Il n’est pourtant pas difficile de distinguer ce qui relève de l’ordre du fait (la situation déficitaire des retraites) et ce qui relève de l’ordre politique (les choix qui ont conduit à cette situation déficitaire d’une part et les solutions que l’on peut apporter pour y remédier d’autre part).
Ce discours n’est pas sans rappeler celui qui, en 2005, a envahi les médias dès lors que le « non » a commencé à monter dans les sondages. Sentant le roussi, les partisans du « oui » ont alors asséné l’argument ultime : il n’y a pas de plan B. Ce qu’il fallait ainsi comprendre, c’est qu’il n’y avait pas d’autre politique possible que celle qui était conforme à la politique des choses, c’est-à-dire aux intérêts des puissants : pas d’autre Europe possible que celle des experts, où ce ne sont pas les peuples qui sont souverains, mais les mécanismes implacables du marché.

La critique de la singularité française

Refuser de se résigner à la politique des choses revient à se singulariser. Mais se singulariser revient à afficher qu’il y a d’autres politiques possibles que la politique des choses. Que, dans l’ordre du politique, tout n’est pas affaire de nécessité. Qu’il y a place à la délibération et prise à la volonté humaine. Or cela n’est pas acceptable, car cela va à l’encontre des intérêts des puissants. C’est ainsi qu’on entend à nouveau une critique qui, en 2005, a été tant de fois formulée : la France ne peut pousser le ridicule jusqu’à se singulariser par rapport à ses « voisins ». Il faut le faire parce que tous les autres vont le faire : tel était l’argument. On sait ce qui advint : un mois après, le peuple néerlandais rejetait le TCE à plus de 61 %. On se garda bien ensuite de s’exposer une nouvelle fois à un démenti aussi cruel. Il reviendrait désormais aux parlements nationaux de ratifier le TCE. La version 2010 est légèrement différente : il faut le faire parce que tous les autres l’ont fait. Ce qui est vrai, juste et bon étant, c’est bien connu, unanimement partagé, la singularité est signe d’une ridicule persévérance dans l’erreur et dans l’aveuglement. La France ne peut donc être le seul pays européen à maintenir l’âge légal du départ à la retraite à 60 ans. Il faut se résigner et s’aligner. On ne peut avoir raison contre tout le monde, dit le gouvernement. On ne discutera pas ce lieu commun tant il est ténu. Un fait, massif, suffit à le faire voler en éclats : en 1789, la France avait raison contre tout le monde. En montrant que la Monarchie n’était pas le seul régime politique possible, en décidant dans la nuit du 4 août l’abolition des privilèges, la France n’a pas craint, alors, de se singulariser.

La férocité des chiens de garde

Mai 2005, octobre 2010 : voilà deux moments où les chiens de garde ont montré les dents. Il n’est pas si fréquent que la vérité du système médiatique se dévoile aussi complètement. Aujourd’hui comme en 2005, les discours incantatoires sur la liberté de la presse et la neutralité des journalistes ne parviennent plus à masquer la collusion entre les médias et les puissants. Même ceux qui croyaient encore aux vertus des journalistes ont du mal à retenir, sinon un rire, du moins un haussement d’épaules lorsqu’ils entendent la corporation se plaindre d’être clouée au pilori. Il suffit d’écouter ces radios où l’on invite complaisamment les auditeurs à se répandre sur les privilèges des fonctionnaires, il suffit d’entendre certains journalistes confondre allègrement question et opinion (« vous êtes bien d’accord pour dire qu’il faut travailler plus longtemps quand on vit plus longtemps ? »), il suffit de voir les mêmes arguments passer comme par magie de la bouche des politiques à celle des journalistes pour se convaincre que, loin d’être le reflet de l’opinion dominante, les médias sont le vecteur de l’opinion des dominants. Tout cela n’est pas sans rappeler le triste spectacle de ces journalistes qui, en 2005, devenaient hystériques lorsqu’ils recevaient un partisan du « non », abdiquant toute impartialité, cessant de raisonner, surtout si ce dernier était de gauche.

La résistance du peuple

En 2005, le « non » l’a finalement emporté. En 2010, la mobilisation contre la politique gouvernementale en matière de retraites ne faiblit pas. Dernier point commun aux deux séquences : nonobstant l’alliance des notables qui voudraient nous faire croire qu’il n’y a pas d’autre politique possible que le sacrifice des acquis sociaux, que nous devrions avoir honte de nous singulariser, nonobstant la vigilance des chiens de garde, force est de constater que le lavage de cerveau ne marche pas. Les manifestants défilent toujours en nombre dans la rue, la mobilisation est soutenue très majoritairement par l’opinion, la question de la reconduction de la grève est désormais sur la table. Bref, le peuple résiste.
Avec son « mini-traité », Sarkozy a montré en 2008 jusqu’où les puissants étaient prêts à aller pour sauvegarder leurs intérêts : jusqu’à considérer comme nul un acte de la volonté générale. Face à la résistance du peuple, il fait preuve aujourd’hui d’une brutalité analogue : il refuse d’ouvrir les négociations avec les syndicats, rompant, en cela, avec la stratégie mise en oeuvre par Chirac et Raffarin en 2003, qui avait conduit la CFDT à jouer la carte du « syndicalisme d’accompagnement » et, finalement, à « trahir ». En voulant passer en force et en s’appuyant sur sa majorité parlementaire, Sarkozy mène une lutte des classes implacable et ne prend même plus la peine de faire une génuflexion devant la démocratie sociale. Ce faisant, il semble dire en creux que si le peuple ne veut pas de cette réforme, il n’a qu’à bloquer le pays. Curieuse façon de gouverner. Le mouvement social saura s’en souvenir.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Note : Cf. Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin éditeur, 2005. L’une des thèses défendues par Jean-Claude Milner dans ce livre est que nous assistons aujourd’hui à l’accomplissement de ce qui fut un rêve du XIXème siècle : « que le gouvernement des choses se substitue aux misérables décisions humaines ». La politique des hommes, paradoxalement, a cédé progressivement la place à la politique des choses. De là découle que le principal rôle des politiques se résume à « faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien ».