Comprendre le nouveau monde Extrait de la Phénoménologie de l'esprit

You are currently viewing <span class="entry-title-primary">Comprendre le nouveau monde</span> <span class="entry-subtitle">Extrait de la <em>Phénoménologie de l'esprit</em></span>
Marianne von Werefkin - Lever de Soleil / Sonnenaufgang - (MeisterDrucke-681857) (1920)

Le 27 août 1770, à Stuttgart, naissait Georg Wilhelm Friedrich Hegel, maître de la pensée dialectique, théoricien du monde né des Lumières et de la Révolution, professeur de toute une génération intellectuelle allemande et dont les concepts et la méthode ont directement inspiré l’oeuvre de Marx. Pour saluer les 250 ans du penseur, voici la nouvelle traduction d’une page de l’introduction à son chef-d’oeuvre, La Phénoménologie de l’Esprit (1806), où il explique en quoi le travail de la pensée, dans une période de transition entre deux mondes, est de rendre intelligible à toutes et tous le monde nouvellement advenu, dans son concept, mais aussi dans ses contradictions et ses particularités individuelles. Vaste programme, sous le patronage duquel nous pouvons nous placer pour cette nouvelle saison d’analyse théorique et stratégique d’un monde en crises multiples. [J.-L. Bothurel]

“Lever de Soleil”, de Marianne Werefkin (1920)

Au demeurant, il n’est pas difficile de voir que le moment actuel est un moment d’accouchement et de transition vers une nouvelle époque. L’esprit a rompu avec le monde de son existence et de sa représentation, tel que ce monde prévalait jusqu’alors ; il est sur le point de le rejeter vers le passé et travaille à sa réorganisation. Certes, il n’est jamais au repos mais est pris dans un mouvement de progrès perpétuel. Mais de la même manière que chez l’enfant, une fois passé le long moment de la nutrition silencieuse, le premier souffle vient interrompre la progression incrémentale d’un processus de simple accroissement et qu’à l’issue de ce saut qualitatif, l’enfant se trouve désormais né, de la même manière, l’esprit qui se forme mûrit et s’approche lentement et silencieusement de sa nouvelle forme, détache une par une les particules dont est construit son monde antérieur, et le vacillement de celui-ci ne se laisse deviner que par quelques symptômes individuels ; l’insouciance et l’ennui qui viennent mordre dans l’ordre établi, l’intuition indéfinie de quelque chose d’inconnu, sont les présages que quelque chose d’autre se profile. Cet effritement incrémental ne modifiant pas la physionomie de l’ensemble est interrompu par l’aurore qui, comme l’éclair, expose d’un seul coup l’édifice du nouveau monde.

Mais la complète réalité effective fait défaut à cette nouveauté, comme elle fait défaut à l’enfant qui vient de naître ; et il est crucial de ne pas perdre de vue ce point. La première manifestation n’est que son immédiateté ou son concept ; de la même manière qu’un bâtiment est inachevé lorsque ses fondations ont été posées, de la même manière, le concept atteint d’une totalité n’est pas cette totalité elle-même. Si nous souhaitons voir un chêne, dans toute la force de son tronc, toute l’amplitude de ses rameaux et toute la masse de son feuillage, nous ne nous satisfaisons pas si à la place, on nous montre un gland. De la même manière, la science, qui couronne un monde de l’esprit, n’est pas achevée lors de son commencement. Le début de l’esprit nouveau est le produit d’une vaste révolution d’innombrables formes de développement, le prix d’un chemin aux multiple méandres et d’un effort et d’une peine tout aussi multiples. Il est la totalité repartie de sa succession et de son étendue pour revenir en soi-même, le concept simple enfin advenu de cette totalité. Mais la réalité effective de cette totalité simple consiste à ce que ces formes constituées devenues des moments se redéploient da capo et retrouvent forme, mais dans leur nouvel élément, dans le sens advenu.

Là où d’une part, la première apparition du nouveau monde n’est que la totalité voilée dans sa simplicité ou sa fondation générale, de même, d’autre part, la conscience conserve la richesse de l’existence antérieure dans sa mémoire. La forme qui apparaît nouvellement lui paraît manquer d’étendue et de spécification de son contenu ; il déplore plus encore l’élaboration formelle par laquelle les distinctions peuvent être opérées avec certitude et ordonnancées dans des conditions préalables bien établies. Sans cette élaboration, la science manque d’intelligibilité générale et donne l’impression d’être la possession ésotérique de quelques individus – une possession ésotérique : car elle n’est là que dans son concept ou son intériorité ; de quelques individus seulement : car sa manifestation sans étendue fait de son existence un fait individuel. C’est seulement ce qui est pleinement défini qui est à la fois exotérique, compréhensible et susceptible d’être appris et de devenir la propriété de tout le monde. La forme intelligible de la science, c’est le chemin qui mène à elle et qui s’offre à tout le monde et également aplani pour tout le monde, et accéder à un savoir raisonnable par la voie de l’entendement, voilà la revendication légitime de la conscience qui arrive au seuil de la science ; car l’entendement est la pensée, le Moi en tant que tel ; et ce qui s’entend, c’est ce qui est déjà connu et partagé par la science et par la conscience extérieure à la science, ce par quoi cette conscience peut accéder à la science.