Conflans, suite : les réactions que nous avons aimées par Magyd CHERFI, Claudine TIERCELIN, Didier DAENINCKX

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Peinture de Jean-Robert Franco "Stop à la barbarie islamiste"
Artiste : Jean-Robert Franco

La trahison

Texte posté sur les réseaux sociaux le 19 octobre par Magyd CHERFI (ex-Zebda)

J’ai été d’une école où on aimait ses profs, où après être passé dans une classe supérieure on passait leur rendre visite, ça épinglait un orgueil de moineau sur nos maigres poitrines.
J’ai été d’une école où le nom de « prof » faisait tinter la rétine et briller l’envie d’en être.
Moi j’allais à l’école comme on se blottit dans un nid attendant la becquée quotidienne. J’étais ce privilégié-là, cet engourdi docile aussi. Je guettais l’attention qu’on allait me porter, la parole qu’on allait me donner, la note aussi.
C’était une école où j’oubliais que j’étais arabe, pauvre et frustre. Elle me protégeait de la méchanceté du monde, un monde dur qui voulait pas de mes parents. Elle me sortait de l’obscurité dans laquelle ils pataugeaient.
J’étais d’une école où je n’avais plus d’origine mais l’espoir d’en trouver une sans frontière ni couleur, ni rang social, où les professeurs ressemblaient à des parents. Les uns les autres se passaient le relais sûrs de divulguer un même message empreint du respect le plus strict. Les quatre se souciaient qu’on s’intéresse, nous existions comme un prolongement d’eux-mêmes.
J’étais d’une école qui admirait ses profs et je rêvais moi de les accompagner au-delà des heures de scolarité indues tout ça pour m’infuser du plaisir qu’ils avaient à nous avoir comme élèves. Me rappelle, je voulais même qu’on m’adopte car hors du sanctuaire me sentais comme un fantôme privé de lumière, presque un demi-orphelin à qui il manquait deux de ses quatre parents. Privé de cette attention supplémentaire, me sentais vivre dans un cachot putride, comme privé d’une pièce aux larges baies vitrées.
Dans cette école, en échange de leur bienveillance je rassemblais tout ce qui me contenait « d’intelligent ». Jamais ma mère ne m’a vu chez elle aussi docile ou attentif et dieu sait (si j’ose dire) qu’elle sacrifia tout pour que je réussisse, qu’elle ruina jusqu’à épuisement toutes ses réserves de mère. Elle aussi chérissait cette école et trouvait ahurissant que les détenteurs de tous les savoirs ne portent pas la main sur moi quand je faiblissais. Ça la sidérait qu’on ait pas cours à Pâques, Noël, juin et juillet.
Sans cette école que l’on dit gratuite, laïque et obligatoire la vie lui serait apparue insensée. Quant à moi je l’avoue, je me suis plus aimé en élève qu’en enfant de la rue car à dix sept heures sur le trottoir d’en face j’entendais : « rentre chez toi bougnoule ! » À l’aune de tous ces défis nouveaux, je dis que cette école existe encore et elle raconte toujours l’histoire des hommes, offre encore une famille, une terre, des valeurs et enfin notre libre arbitre.
Alors je peux le dire, moi Magyd jamais j’aurais tendu mon doigt à un salaud pour désigner comme victime mon prof d’histoire-géo.

 

Samuel Paty a payé de sa vie le « risque du savoir »

Tribune de Claudine TIERCELIN, Professeure au Collège de France, parue dans Libération le 29 octobre

Le réel, c’est ce qui résiste, et comme elle est robuste, la frontière entre fait et fiction ! Et comme la précision, du côté des mots, importe ! Qui oserait nier désormais cet état de choses : le professeur Samuel Paty est mort assassiné, décapité par un fanatique religieux, un terroriste islamiste. Chaque terme doit être mentionné, sauf à omettre des éléments cruciaux dans l’élucidation rigoureuse de l’enchaînement complexe des causes. Je déplore la tiédeur de trop de communiqués de la «communauté éducative», certes, compatissants, mais qui, entretenant ambiguïté et confusion, ont évoqué, un «crime», comme s’il s’était agi d’un simple meurtre de droit commun. Je suis choquée par l’anti-universitarisme ambiant émanant d’individus qui n’ont sans doute jamais mis les pieds dans un établissement de savoir et qui n’ont aucune idée de ce que représente en termes d’heures et d’énergie le travail lent et invisible de ces «héros tranquilles»–  à l’image de Samuel Paty – que sont, dans leur immense majorité, les professeurs. Au passage, on frémit à l’idée que puisse germer le projet d’une plaque sur laquelle il serait inscrit – autre illustration du confusionnisme sémantique – que le professeur fut, lui aussi, «victime de son héroïsme» Je trouve scandaleux que soit entonnée cette ritournelle sur la nécessaire «formation» des enseignants, censée être l’arme miracle pour «gérer» un quotidien de plus en plus risqué. Une meilleure «formation» aurait-elle mieux préparé Samuel Paty à affronter sa décapitation ? Ce genre de cire est indigne. C’est bien un professeur de l’école publique qui a été assassiné, un serviteur de l’Etat – comme le colonel Beltrame – qui aura payé de sa vie le «risque du savoir». Plutôt que celui de la Sorbonne, le choix d’un établissement public comme un collège n’eût-il pas dû aussi s’imposer ? C’est bien là que se jouent l’obligation d’instruire de nos professeurs (et non, du reste, de nos «profs» : qui ne voit l’insondable mépris connoté par ce diminutif ?), le réarmement nécessaire des esprits et l’avenir de tous les enfants de la République française !

La confusion sémantique ambiante est telle que même un ministre de l’Education nationale ne voit pas malice à recourir à un terme aussi fourvoyant que celui d’«islamo-gauchisme». On ne mesure pas non plus à quel point, en décapitant le professeur Paty, ce n’est pas seulement la «liberté d’expression» qu’on a voulu liquider : c’est le droit ou plutôt le devoir d’instruire du professeur de la République française qu’il était. Réduire cette dernière à une «liberté d’enseigner», c’est minorer la gravité de l’atteinte ; c’est aussi laisser croire que la transmission de «connaissances» pourrait se confondre avec la liberté d’expression, ou, pire encore, se diluer dans la sacro-sainte «liberté pédagogique». Instruire, ce n’est pas avoir le droit d’exprimer une «opinion», «communiquer» de «l’information», «partager» des «idées», «organiser des débats»: c’est répondre en priorité à l’obligation de présenter des contenus de savoir assortis de raisons. Tel marchand de soupe peut tout à loisir affirmer que «Covid-19» est ainsi nommé parce qu’il survient après 18 coronavirus. En revanche, un professeur qui ferait une telle affirmation dans sa classe pourrait se voir légitimement reprocher de faire un énoncé tout simplement faux. Sans doute le cardinal Bellarmin avait-il raison d’exhorter Galilée à la prudence. Mais voilà :«Et pourtant, elle tourne…»L’histoire a d’ailleurs montré que dire la vérité pouvait conduire au bûcher. Aussi ne peut-on tout à fait «être professeur» comme on peut et doit «être Charlie».

Lutter contre l’obscurantisme, prôner les valeurs du «savoir» et des «Lumières» : chacun n’a désormais que ces mots à la bouche. Tant mieux ! Mais on aimerait être sûr que l’on en mesure toutes les implications. «Oser le savoir» (Sapere aude !) est depuis toujours une entreprise périlleuse. Car la mission émancipatrice de l’école qui permet à l’enfant de devenir un citoyen libre, et dont l’ambition est d’«organiser» un «esprit», fût-ce au prix de «heurter» une «âme», fait aussi courir le danger que l’élève, une fois adulte, se paie le luxe de s’écrier : «Famille, je vous hais !» A l’heure où chacun se pique de savoir ce que veulent dire des termes aussi complexes que «connaissance», «opinion», «croyance», où l’on continue de tresser des couronnes au relativisme, au scepticisme, aux irrationalismes de tout poil, ce combat pour le savoir reste essentiel.

Enfin, lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme, sauvegarder l’héritage des Lumières, c’est aussi rappeler qu’une telle défense ne se limite pas à celle du seul «esprit» ou «génie» français. Si la France est bien le berceau des Lumières, l’Europe des Lumières est aussi une réalité historique. Sombrer dans ce contresens, qui conduirait à interpréter la réorganisation des esprits dans le sens d’un repli nationaliste sur soi, franco-français et, de façon purement accessoire, européen, serait assurément contraire à la vocation universaliste des Lumières, que nous avons la responsabilité de continuer, de toutes nos forces, en hommage au professeur Paty, à faire vivre.

Qui aurait pu imaginer que la gauche se déchirerait
à propos d’un délit imaginaire forgé par des assassins ?

Tribune de Didier DAENINCKX dans le Monde du 28 octobre.

Au début des années 1960, sans trop comprendre ce que signifiait le mot, je vendais chaque année au porte-à-porte les timbres de l’école « laïque » édités par la Ligue de l’enseignement; je participais dans les rues de Seine-Saint-Denis aux défilés des fêtes de l’école qui se proclamait fièrement gratuite, obligatoire et laïque. Il m’a fallu attendre l’année du bicentenaire de la Révolution, 1989, il y a plus de trente ans, pour prendre conscience qu’il s’agissait là d’un bien essentiel, quand l’Iran des mollahs a condamné à mort un écrivain laïque, Salman Rushdie, coupable d’ « islamophobie » [son roman Les Versets sataniques avait provoqué l’ire de l’ayatollah Khomeyni]. Puis il y eut Taslima Nasreen que les mêmes dictateurs de conscience destinèrent à la décapitation [pour son roman La Honte, en 1994].
Qui aurait pu imaginer que la gauche, dans son ensemble, se déchirerait à propos d’un délit imaginaire forgé par les assassins, alors même que Rushdie nous mettait en garde, dès le prononcé de la fatwa le visant, en nous expliquant que ce concept d’islamophobie était jeté en pâture aux ignorants, afin qu’ils le restent ? La terreur islamiste a sidéré le monde, elle a mis les mots en actes, répandant le sang « impur » des traducteurs, des éditeurs, des cinéastes, des dessinateurs, des amateurs de rock, des enfants de maternelle, des professeurs, des prêtres, de ceux qui les protégeaient… Cet effroi planétaire a produit ses effets au plus près et j’ai pu, au fil des ans, en mesurer l’impact dans mon entourage immédiat. Les premières alertes datent du début des années 2000, quand le responsable national de l’association antiraciste dans laquelle je militais s’était rapproché de Tariq Ramadan, de Dieudonné, et qu’il évoquait la nécessité d’une loi contre le blasphème. C’était tellement loin de mes préoccupations que je n’en ai, à l’époque, pas saisi la portée.

Tweet infâmes

La trajectoire sanglante de Mohammed Merah, en 2012, a servi de déclencheur. Dans ma ville natale, Saint-Denis, un élu communiste et « délégué à l’égalité », répond alors sur les réseaux sociaux à ceux qui lui demandent ce qu’il pense des enfants juifs tués d’une balle en pleine tête dans une cour d’école : « Suis en mode hommage, j’arrête tout ou on va me dire que je ne suis pas touché, pas ému, du coup je vais m’entraîner à pleurer. » Au cours des années suivantes, il fera de cette ironie meurtrière sa marque de fabrique, produisant des centaines de Tweet infâmes, sans que jamais les organisations auxquelles il appartenait lui fassent la moindre remarque. Il sera l’un des principaux organisateurs, en 2019, de la déshonorante marche contre l’islamophobie, avant de figurer en bonne place sur la liste des « insoumis » aux dernières élections municipales.
En 2014, à Aubervilliers, ma ville de résidence, la coalition Front de gauche s’est vue adoubée dans les locaux mêmes de la mosquée où un imam dispense des prêches antirépublicains, homophobes et organise la défiance envers l’école laïque. Cette coalition acceptera dans ses rangs trois maires adjoints issus de l’association locale des musulmans. L’un de ces adjoints s’illustrera en engageant publiquement le dialogue avec la mouvance d’Alain Soral, qui se définit lui-même comme national-socialiste, et en déclarant à plusieurs reprises qu’en matière d’immigration les gouvernements de la République se comportent plus durement que l’ancien maire Pierre Laval à l’encontre des juifs ! Ce qui, là encore, ne l’empêchera pas de figurer sur l’une des listes de gauche en mars dernier. Pour faire bonne mesure, on embauchera également, entre autres, un trafiquant de cocaïne à la tête d’une des directions municipales, pour service rendu. Il sera arrêté pour menace de mort [en 2016], un mois après son intronisation, alors qu’il arborait les insignes de Daech.

Basculement d’électeurs

Dans le même mouvement, des directeurs de conscience autoproclamés peuvent, sans trembler, affirmer que Charlie a déclaré la guerre à l’islam, une obscénité qui n’a heureusement pas été réitérée lorsque Samuel Paty a subi le même sort que celui des membres de la rédaction du journal dont il expliquait les dessins. On se contente de parler, dans cet espace de radicalité, de « barbarie policière » pour qualifier l’exécution, en état de légitime défense, du tueur. Ces mêmes directeurs de conscience qui s’affichent aux côtés des racistes, des homophobes, des antisémites du Parti des indigènes de la République, et qui considèrent que l’on en fait trop avec la jeune lycéenne Mila, qui vit depuis des mois sous la menace des assassins pour avoir usé de sa simple liberté.
Comment dire son dégoût lorsqu’une sénatrice sensible à l’environnement pollue le sien en posant au milieu de jeunes enfants manipulés qui portent une étoile jaune où est inscrit le mot « musulman » [lors de la marche contre l’islamophobie], suggérant une fois encore que la persécution fantasmée de l’Etat à l’encontre d’une religion équivaudrait à la « solution finale » ?
Toutes ces trahisons, tous ces abandons ont désarmé la gauche dans un combat essentiel. Ils permettent à la droite la plus obscure, à l’extrême droite, de se faire les championnes de la préservation des principes républicains ! Ils creusent la défiance, ils favorisent le basculement de centaines de milliers d’électeurs vers les porteurs de solutions autoritaires. Tous ces gens qui ont failli, leaders de partis gazeux, adjoint à la mairie de Paris, députées des quartiers populaires, syndicalistes éminents, chroniqueuses en vogue, devraient avoir la décence de se retirer. Aucun d’eux ne parle en notre nom.
Une couverture emblématique de Charlie[de 2005] représente le prophète Mahomet qui se lamente prenant sa tête entre ses mains : « C’est dur d’être aimé par des cons. » Si j’avais deux doigts de talent, je placerais Jean Jaurès dans la même position, s’adressant à ceux qui, aujourd’hui, à gauche, usurpent et sa pensée et son nom, lui qui affirmait que laïcité et démocratie sont synonymes.