Des élections peuvent en cacher d’autres 

Présidentielle, législatives : entre la société du spectacle et la dynamique « insoumise », les projets ont été braqués ces derniers mois sur les élections « politiques », mettant de côté la nouvelle mesure d’audience de la représentativité syndicale, dont les résultats officiels ont été dévoilés le 31 mars 2017. La « démocratie sociale » se limiterait-elle pour certains aux seules élections de la Ve République ?

La représentativité syndicale, entre moyens et finalités

Instituées depuis la loi du 20 août 2008, via un accord national interprofessionnel CGT-CFDT-MEDEF (1)Position dite « commune » CGT-CFDT-MEDEF qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque à cause de l’hétérogénéité des signataires., les nouvelles règles de représentativité ont mis un terme à celles d’après-guerre, qui avaient donné alors une représentativité nationale et interprofessionnelle dite « irréfragable » aux cinq grandes centrales syndicales françaises. En définissant de nouveaux critères pour la représentativité aux différents échelons (entreprises, branches et niveau interprofessionnel), la réforme a modifié les stratégies syndicales et accompagné l’inversion de la hiérarchie des normes, en permettant et en incitant une négociation collective au niveau de l’entreprise… qui a pu – progressivement depuis 2004 – être plus défavorable que l’accord de branche (2)Loi n°2004-391 du 4 mai 2004  sur des thèmes qui ne cessent de se multiplier. La « loi travail » s’inscrit d’ailleurs dans cette logique, en allant encore plus loin. La représentativité est une des pierres angulaires des relations sociales et peut être résumée par trois éléments majeurs :

  • la capacité de négocier et de signer des accords dans les entreprises, à condition d’avoir réalisé 10 % au premier tour des élections Comité d’Entreprise (ou Délégation Unique du Personnel, et à défaut des délégués du personnel) pour les titulaires. Le seuil de 30 % quant à lui conditionne la validité d’un accord, sauf opposition de plus de 50 % des organisations syndicales représentatives du périmètre… mais qui va être modifié avec la « loi travail » grâce à l’utilisation d’un référendum contraignant favorable aux directions d’entreprises par les organisations syndicales pesant plus de 30 % : une manière de détourner la notion de « représentativité » et de « négociation collective » ;
  • l’obtention de moyens syndicaux (et notamment des heures de délégations) ;
  • la présence et la négociation dans les conventions collectives, qui reste une des bases du paritarisme à la française.

Ces résultats sont aussi déterminants pour de nombreux sujets : le nombre de conseillers prud’homaux depuis la dernière réforme, la présence dans différentes institutions, et cela vient bien sûr donner une image du rapport de force de certaines organisations syndicales. Il n’en demeure pas moins que le gouvernement de l’époque et certaines organisations pensaient que cette réforme permettrait de renforcer les deux organisations syndicales majoritaires françaises et de déplacer le mode de contestation et d’organisation collectif sur l’élection plus que sur l’adhésion et la construction d’un syndicalisme de lutte et de terrain.

Quelles forces syndicales en 2017 ?

Sentant le vent tourné plusieurs semaines avant même la publication officielle des résultats, la CGT avait préparé les esprits et communiqué à plusieurs reprises en interne : l’exploitation médiatique faite par les experts auto-proclamés en relations sociales a été aussi réduite que leurs connaissances et pratiques du monde du travail. Résultat, la conférence de presse de la CFDT a été reprise telle qu’elle, résumant la démocratie sociale à des résultats à prendre avec des pincettes, comme l’a très bien souligné l’article : « Ne croyez pas au bobard que la CFDT est passée devant la CGT ». Mais qu’est-il possible de tirer comme leçon des résultats, qui sont, rappelons-le, néanmoins très contestés à la fois sur le fond (une photographie sur un cycle électoral de quatre ans, avec des fermetures d’entreprises importantes dans certains secteurs par exemple) et sur la forme (l’agrégation de résultats remontés à partir de PV transmis par les directions d’entreprises sans vérification ou contrôle des organisations syndicales et dans lesquels de nombreuses erreurs ont été constatées par les agents du ministère chargés du traitement des données) ? Que faut-il penser d’une mesure d’audience qui agrège à la fois les résultats sur un cycle électoral des 4 dernières années dans les entreprises de plus dix salariés et ceux d’une élection nationale mal ficelée pour les salariés des TPE ? Globalement la CGT et la CFDT restent stables, tout comme FO, et malgré une petite poussée de l’UNSA, le maintien de la CFTC au dessus des 10 % et la stagnation de SUD-Solidaires, c’est le résultat du syndicat très corporatiste CFE-CGC qui doit être souligné. C’est en effet la première leçon à retenir : la modification d’une partie du monde du travail, avec la forte augmentation des salariés dits du deuxième et troisième collège (agents de maîtrise et surtout cadres) qui font le choix de plus en plus important d’un syndicalisme catégoriel et ultra-réformiste. Il faut dire que même si la classe ouvrière (dans sa définition « marxiste ») reste majoritaire, les suppressions d’emplois, fermetures d’usines, casses des collectifs de travail, la sous-traitance et la précarisation généralisées ont cassé des bastions syndicaux traditionnels.
La seconde leçon, c’est le maintien d’un paysage syndical très proche d’il y a quatre ans, avec un découpage plus précis et clair des forces syndicales, entre réformistes et syndicalistes de lutte, dont la « loi travail » a permis de voir les organisations syndicales qui y étaient favorables et celles qui organisaient le mouvement. Le troisième apprentissage que nous pouvons retenir, c’est le renforcement de pratiques bureaucratiques dans le syndicalisme pour faire face à toutes les exigences et courses aux élections, qui détermineront notamment le nombre de congés de formations syndicaux. Ainsi, la plupart des organisations syndicales ont du mettre en place non pas des plans de développement pour la diffusion d’idées, mais bel et bien d’objectifs électoraux pour continuer de fonctionner – ce qui est certes la base pour la bataille idéologique mais ne doit pas devenir l’objectif suprême.

Pour mener des élections sur un programme clair

On ne sait que trop bien que des victoires à la Pyrrhus n’apportent aucun changement et que la lutte des classes est parfois transformée en guerre des places – il ne faut pas nier les contradictions individuelles et collectives pour la composition des listes lors des élections professionnelles, ni les luttes et courants dans les organisations syndicales qui voient des enjeux parfois à très court-terme. Mais le syndicalisme de transformation sociale, pour vivre et exister, doit s’adresser à la masse des travailleurs, en les incluant dans le processus mais surtout en parlant du quotidien pour que les revendications immédiates puissent questionner et remettre en cause le système économique et social. La représentativité, désormais quasi exclusivement basée sur le score électoral a conduit des équipes à considérer qu’elle en devenait alors une finalité à toute épreuve et ce peu importent les moyens ; en somme, nous avons assisté à trois tendances et dérives.
La première, c’est de privilégier encore plus qu’avant la phase électorale à la phase de syndicalisation alors que les deux doivent s’auto-alimenter et sont nécessaires. La seconde, ce sont des objectifs de 10 % dans les entreprises et 8 % dans les branches… avant même de se demander si les valeurs et idées portées gagneraient progressivement les consciences. Enfin, dernier et troisième élément, c’est la manière dont les pratiques syndicales ont elles-mêmes évolué, du fait de la loi notamment, en incitant les équipes à faire « campagne » sur les activités sociales et culturelles du CE plus que sur les revendications syndicales dans leur ensemble. Il se passe pourtant quelque chose d’intéressant, qu’il faut saisir : les ASC, branche « armée » de l’émancipation des salariés, vont aussi de pair avec les attributions économiques du CE (en somme, le contrôle de « la production » à moyen terme, si on s’en tient à l’esprit de la création des CE). Il est donc tout à fait possible de profiter de ces espaces de campagnes électorales dans les entreprises, sans faire preuve de naïveté, pour lier un programme de lutte sur les ASC et les attributions professionnelles à la vision globale de la société (3)http://gilles.bruno.caire.free.fr/. C’est à ce prix qu’il faut mener cette bataille pour la gagner, en permettant aux collègues à travers les ASC d’œuvrer à leur émancipation individuelle et en luttant directement dans l’entreprise sur l’organisation du travail.

Pendant ce temps, dans les conventions collectives…

Longtemps, ces « accords au niveau d’une activité, profession et/ou territoire » ont été le socle du droit du travail, empêchant ou limitant le dumping social et permettant ainsi d’offrir une base commune de droits pour tous les salariés du même secteur : petites entreprises ou multinationales, le minimum légal au niveau de la convention était tiré progressivement par le haut par les luttes dans les plus grosses entreprises et la capacité de peser dans les négociations. Les conventions collectives sont aussi le fruit des vies syndicales, des activités professionnelles et du poids du patronat dans certains secteurs ; la présence dans les branches pour les organisations syndicales comme patronales étaient aussi l’occasion d’un financement à travers les mécanismes du paritarisme, comme la formation professionnelle, et de droits légitimes au fonctionnement à travers des moyens syndicaux. Les enjeux sont surtout importants au regard de la négociation collective et de l’intérêt qu’elle présente pour les salariés de toute une branche, source de principe de faveur et de progrès social. Le patronat ne s’y est pas trompé en souhaitant progressivement détruire les conventions collectives (restructurations de secteurs et fusions de conventions, externalisations et sous-traitances pour échapper à une convention, accords dérogatoires plus défavorables) au profit de l’accord d’entreprise, là où le rapport de force est plus défavorable (chantage à l’emploi, concurrence entre salariés, etc.). Le droit est une technique au service d’un idéal ou du moins, dans l’encadrement des relations de travail, pour rétablir un équilibre (partiel) d’un contrat de travail basé sur la relation de subordination. La DGT (Direction générale du travail) sollicitée dans de nombreuses situations lors de blocages de négociations (emploi, minimas conventionnels, etc.) reste elle dans la ligne droite d’une politique libérale en accompagnant le patronat dans la casse des conventions collectives. Créer des liens de solidarité pour un collectif de travail passe par la création d’éléments et de conditions communs, déjouant ainsi la jungle du capitalisme et de la concurrence sans fin entre groupes, entreprises, établissements d’une même entreprise et finalement salariés. L’importance d’avoir des délégations syndicales refusant l’inversion de la hiérarchie des normes et jouant un rôle important de coordination pour soutenir les luttes et tendre vers une harmonisation par le haut vient rappeler que le calcul de la représentativité a ainsi des conséquences à plusieurs niveaux (dans les orientations et concrètement).

L’implication sur le lieu de travail, un élément essentiel

Trop souvent, les engagements sont cloisonnés – vie associative, philosophique, politique, syndicale -, parfois hiérarchisés, mais rarement vécus comme une complémentarité individuelle et collective. Il y a pourtant trois bonnes raisons de se syndiquer : la première, c’est que quelque soit la catégorie à laquelle on appartient et même si elle peut régulièrement changer, chacun à sa place dans le syndicat. Salarié, précaire ou non, intérimaire, en CDD ou en CDI, retraité, chômeur, étudiant. Il n’y a pas d’excuse pour ne pas se syndiquer du fait d’une situation où il n’y aurait pas de syndicat là où l’on travaille : le maillage territorial permet à chacun de se syndiquer, de recevoir de l’information, d’avoir accès aux formations, de débattre… et c’est bien là le second intérêt : au lieu de commenter ce qui se passe dans les syndicats, et notamment au sujet du combat laïque comme du combat social, quoi de mieux que de peser dans les prises de décisions et convaincre d’autres syndiqués.
Enfin, la troisième raison, c’est de pouvoir toucher par le biais de revendications immédiates et claires des millions de travailleurs ou chômeurs, parfois très éloignés de nos idées : quoi de mieux que de lutter contre le communautarisme ou pour le partage des richesses, contre l’extrême droite et les intégristes religieux ou pour le partage du temps de travail, que d’utiliser l’ensemble des outils à notre disposition. Si la Charte d’Amiens , à laquelle font référence encore de nombreux syndicats, fait l’objet de plusieurs lectures (de la neutralité à l’égard des organisations politiques à la revendication première de réelle indépendance, jusqu’à l’autogestion par et pour les travailleurs en dehors de ces dernières) semble avoir perdu de sa superbe, elle reste pourtant un élément central de référence qui inspire les  rapports sociaux : un affrontement entre classes, aux intérêts divergents, qui nécessitent de mener des combats sur le lieu de travail et de production (y compris de services) pour imposer un changement. Que l’on soit sur une tendance « ne comptons que sur nos luttes » ou d’une « révolution citoyenne », qui ne sont d’ailleurs pas opposables entre elles, elles passeront de toute façon par une mobilisation sur tous les terrains.

On vote, mais pas que !

Résumer la « chose publique » aux périodes électorales, et encore plus aux seuls « votes », peut interroger sur l’avenir de l’engagement et notamment sur le syndicalisme de lutte. Si nous pouvons résumer sous cette appellation la CGT et SUD-Solidaires ainsi qu’une partie de FO et des équipes syndicales affiliées à d’autres organisations, il est impossible de nier le poids important que pèse encore le syndicalisme combatif en France. Pourtant, de nombreux obstacles surgissent dans le clair-obscur qui s’offre à nous : les évolutions législatives qui modifient les pratiques syndicales en valorisant et en encourageant un syndicalisme réformiste, notamment dans les institutions représentatives du personnel, le contexte économique et social, la culture du faux consensus et de consommation capitaliste (et donc de services que l’on paie, y compris auprès de « syndicats »). De nombreuses critiques, légitimes, peuvent être adressées au syndicalisme français et y compris aux organisations qui se réclament de pratiques réelles démocratiques et de classes ; pour autant, l’engagement quotidien par les batailles d’idées, la présence sur le terrain et l’encadrement culturel, social et politique des délégués ont encore une influence fondamentale sur le syndicalisme. Quelle autre organisation peut se targuer de toucher aussi régulièrement, dans le quotidien, des dizaines de millions de salariés et de fonctionnaires ? L’apprentissage de la démocratie dans les institutions représentatives du personnel, les réflexions qui naissent dans les pratiques de luttes et les moyens donnés (malgré des reculs importants) doivent aussi relativiser l’espace « électoral » dans les entreprises. Le syndicalisme, par essence, est un outil important de transformation de l’individu et de la société, et doit continuer à jouer un rôle fondamental dans la construction d’une autre société.

Le futur nous appartient

En assignant au syndicalisme une définition propre à sa conception de « partenaires sociaux », le patronat et les forces réactionnaires à défaut de modifier la réalité ont modifié la perception des « intérêts divergents » qu’il faudrait dépasser, pour être dans le camp de « la modernité ». Les mots, les références, les images et symboles sont régulièrement travestis pour semer la confusion et qualifier toutes les oppositions et contestations sociales de « passéisme ». La conquête du « progrès social », malheureusement, s’est rarement faite sans combattre. Et la pierre angulaire, c’est s’organiser pour ensuite déployer tous les outils à disposition : l’éducation populaire, la solidarité et l’entraide… La question de (vraies) bourses du travail du XXIe siècle est donc posée, et par là notre capacité à faire de la « politique » un moteur puissant d’action, de changement et d’audace émancipatrice. Dans la rue, les entreprises, les lieux de vie, et les urnes : l’alchimie sera alors juste et parfaite.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Position dite « commune » CGT-CFDT-MEDEF qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque à cause de l’hétérogénéité des signataires.
2 Loi n°2004-391 du 4 mai 2004 
3 http://gilles.bruno.caire.free.fr/