La critique de la religion doit être liée à la critique sociale et à la critique de l’État

Si nous baignons encore dans l’idée que les rapports juridiques et  les formes de l’État ne peuvent être compris  que par eux-mêmes ou « par la prétendue évolution générale de l’esprit humain » (alors qu’ils prennent racine dans les conditions d’existence matérielle des hommes), de même, ignorant l’analyse marxienne (NOTE), nous pouvons ignorer que « c’est l’homme qui fait la religion et non la religion qui fait l’homme ». Or c‘est bien le mode de production de la vie matérielle qui conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est donc « pas la conscience des êtres qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience »

Voilà pourquoi l’athée stupide ne peut pas engager une critique de la religion, qui va servir ensuite à la critique de la politique, de l’État et de l’économie politique. Car il ne suffit pas de nier la religion, encore faut-il expliquer dialectiquement pourquoi, à un moment ou à un autre, une société se donne une expression idéologique sous telle ou telle forme de religion. Dit autrement, sans comprendre les causes des formes religieuses, y compris intégristes voire djihadistes, on ne peut pas en faire une critique et donc les combattre. Ainsi, dans le chapitre du Livre I du Capital consacré au « fétichisme de la marchandise », Marx analyse le travail humain exactement comme il analysait le rapport de l’homme à la religion. Le double caractère de la marchandise produit un mystère. Ce mystère contribue à voiler les rapports sociaux qui sont à l’œuvre derrière l’acte productif, tout comme le mystère religieux contribue à voiler l’essence humaine de l’homme :

 « Car la misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. »

Or c’est le même type de démonstration que Marx utilisera quand il engagera la critique de la politique, de l’État et de l’économie politique. Pour cela, il montre que nous avons besoin d’une théorie. Il dira par exemple : « l’analyse des formes économiques ne peut s’aider du microscope ou des réactifs fournis par la chimie : l’abstraction est la seule force qui puisse lui servir d’instrument ».

L’Homme vit son existence capitaliste sous le signe de la séparation

Ne pouvant vivre une totalité idéale dans la vraie vie, un certain nombre de personnes vont chercher un fantasme d’une totalité idéale dans une sphère religieuse séparée. Marx réitère la même analyse concernant l’État. Il développe l’idée que l’État se justifiait par la séparation de l’homme privé – dans la société civile – et de l’homme citoyen –  dans le corps politique des citoyens -,  séparation que l’État lui-même légitime. Dans La question juive, il admet l’idée que si la religion reste dans la sphère privée de l’individu, le croyant (le juif en l’occurrence) sera émancipé en tant que croyant, mais le sera-t-il en tant qu’homme ?

« Les limites de l’émancipation politique apparaissent immédiatement dans le fait que l’État peut se libérer d’une entrave, sans que l’homme en soit vraiment libéré, que l’État peut être un État libre, sans que l’homme soit un homme libre ».

L’État est une puissance mystique

Qui dit État dit « société civile », qu’Engels  définit comme « la sphère de l’activité de production et de reproduction de la vie matérielle ». Mais pour Marx « l’État politique se comporte envers la société civile d’une manière aussi spiritualiste que le ciel envers la terre. » Dit autrement, il n’y a pas de neutralité de l’État et dans la société civile règnent  les inégalités sociales et la concurrence de tous contre tous. Dit autrement, toute transformation révolutionnaire sociale et politique passe par la destruction de l’État et par le changement des rapports de production et des conditions d’existence dans la société civile.

De même, pour que la vie de l’homme cesse d’être religieuse – et on a vu qu’elle continuait à être religieuse même dans un État seulement laïque, dès lors que l’on définit l’illusion religieuse comme le dédoublement et le masque d’une situation réelle par une situation illusoirement vécue -, nous devons lier le combat laïque au combat social et plus généralement former un projet holistique globalisant tous les combats humains. La bataille pour un État laïque n’est pas une fin en soi mais un préalable pour une conception révolutionnaire.

De même que la laïcité n’est pas une fin mais un moyen, dans la pensée de Marx, la « vraie démocratie » ne peut exister tant que subsistent les inégalités liées à la propriété privée, essence des rapports de production capitalistes. Cependant l’intensification de la démocratie au sein du capitalisme est un moyen de hâter le moment de la transformation sociale et politique.

Dit encore autrement, la transformation révolutionnaire ne peut s’opérer sans remise en cause de l’État, de la société civile, de la propriété privée, et donc passe par la socialisation des moyens de production.

Mais pour Marx, il s’agit d’engager tout cela après les ruptures nécessaires mais dans un processus de transition. Sa différence avec les anarchistes provient du fait que, pour lui, il ne suffit pas de libérer la société civile de l’État, mais aussi de libérer l’homme de la société civile capitaliste. Cela correspond à l’idée qu’une société sans État suppose une base sociale sans antagonismes sociaux dans les rapports de production, sans obligation du marché, de la marchandise et de l’argent tels qu’ils fonctionnent au sein du capitalisme.

 « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. »

« En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. »

NOTE
Les textes mis entre guillemets sont issus des œuvres de K. Marx (Critique de la philosophie du droit de Hegel ; Le roi de Prusse et réforme sociale, par un Prussien ; A propos de la question juive ; Le Capital ; Manuscrits de 1844, « Préface » de 1859 à la Critique de l’Économie Politique de Karl Marx) ou de F. Engels (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État).