La dictature du bonheur ou le nouvel esprit du néolibéralisme

En 1958, Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes, imaginait lors d’un entretien télévisé ce que pourraient être les dictatures du futur et il déclarait : « Je pense que le genre de dictature du futur sera différente de celles que l’on a connues par le passé. […] Le danger actuel c’est que les gens soient à certains égards heureux sous le nouveau régime, mais qu’ils le soient dans des situations où ils ne devraient pas être heureux.(1)Traduction reprise de l’émission : « Heureux qui comme Moi, Je », La grande table des idées, France Culture, 30/08/2018, 34 min.» Soixante ans plus tard, il semble bien, comme il l’avait prédit, qu’à force de « propagande », certains en sont effectivement venus à « aimer leur esclavage ». En effet, comment ne pas penser en lisant ces lignes aux témoignages de jeunes travaillant corps et âme pour des jeunes pousses (ou start-up) ? En voici un exemple : « Même si on est mal payés par rapport au temps que l’on passe à bosser, je suis beaucoup plus impliqué dans mon travail que je ne l’étais dans les grandes entreprises pour lesquelles j’ai travaillé », expliquait ainsi un jeune stagiaire résidant dans une « hacker house » où neuf personnes (dont trois stagiaires) habitaient ensemble et travaillaient nuit et jour (week-ends compris) pour la même start-up(2)Cité par Maxime François dans « Des jeunes geeks, des poules et plein de projets », Le Monde, 20/05/2016 [en ligne]. C’est dans ce type d’entreprise en démarrage que s’est développé à vive allure ce genre de raisonnement : accepter de mauvaises conditions de travail (voire consentir à enfreindre la loi, comme dans le cas très fréquent où les entreprises emploient des stagiaires en lieu et place d’employés, ce qui est interdit par le Code de l’éducation) et de faibles rémunérations, sacrifier parfois sa vie privée, tout cela en échange d’un supposé gain de liberté dans une entreprise moins verticale, d’un épanouissement personnel réputé plus important et d’une expérience plus intense. Ce n’est pas un hasard si cette tendance qui a gagné le monde entier trouve sa source aux États-Unis qui est le berceau de la philosophie qui sous-tend cette vision du monde : la psychologie positive.

Les chercheurs Edgar Cabanas et Eva Illouz ont récemment publié un essai, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, où ils analysent justement les racines et les conséquences de ce phénomène(3)Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Edgar Cabanas, Eva Illouz, Premier Parallèle, 2018, 270 p.. Leur ouvrage très instructif dresse l’historique de cette nouvelle science du bonheur qui est née dans les rangs des psychologues outre-Atlantique avec comme chef de file Martin Seligman, auteur du Manifeste introductif à une psychologie positive en l’an 2000. Ce dernier a ouvert la voie à un nouveau pan dans sa discipline : auparavant centrée sur les pathologie et leurs remèdes, la psychologie offre désormais les clefs de l’accès au bonheur et révèle en quoi « la vie mérite d’être vécue ». Dans son sillage, Shelly Gable et Jonathan Haidt ont défini la psychologie positive comme « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions. » Ces psychologues ont très vite été aidés par des dons de fondations et d’entreprises privées telles que Coca-Cola qui permirent de doper le développement de la psychologie positive et de la faire pénétrer dans les institutions les plus prestigieuses ce qui a eu pour résultat, en 2018, que l’Université de Yale a inauguré un cours intitulé « Psychology and the Good Life » qui est devenu l’un des enseignements les plus populaires (plus de mille étudiants inscrits, soit un quart des étudiants de premier cycle).
De leur côté, les entreprises privées ont rapidement perçu les avantages qu’elles pouvaient tirer de cette discipline : un salarié heureux serait plus performant (la productivité augmenterait de 10 à 30 % selon les chiffres), mais également moins malade, moins susceptible de rejoindre la concurrence et… sans doute plus docile. C’est ce confirme Mathilde Ramadier, auteure du témoignage Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups(4)Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, Mathilde Ramadier, Premier Parallère, 2017, 160 p. : « Il y a aussi presque à chaque fois un espace de jeu sur le lieu de travail, la table de ping-pong est un grand classique, et au minimum des distributeurs de bonbons un peu partout et un frigo rempli de trucs healthy. Les start-ups ont souvent la volonté de se montrer comme la mère nourricière. C’est une façon d’abolir la frontière vie pro/vie privée. Les collègues sont supposés devenir nos amis, on vit en vase clos et c’est comme ça que les heures supplémentaires passent comme une lettre à la poste.(5)Interviewée par Julia Tissier, « Derrière la coolitude des start-ups se cache un véritable enfer », Les inrockuptibles, 04/03/2017 [en ligne].»

En recourant à de nombreux moments de convivialité (afterwork bien arrosés ou séances de « team-building »), ces entreprises poursuivent en réalité un objectif corporatiste et cherchent à susciter un engagement toujours plus grand de la part des salariés, engagement qui est devenu la valeur cardinale. Ayant le sentiment de jouir d’un environnement confortable où plusieurs services sont offerts « gratuitement », les salariés sont également plus disposés à accepter le stress et la précarité que génèrent des changements de tâches et l’accaparement des gains par les fondateurs des jeunes pousses, souvent les seuls détenteurs du capital. Les start-ups californiennes ont même créé un poste dédié à l’organisation de ces ambiances : le CHO ou Chief Happiness Officer. Ces « managers du bonheur », qu’on trouve désormais même dans certaines entreprises françaises, sont chargés de veiller au bien-être des salariés en organisant des petits-déjeuners sains, des jeux (qui recouvrent en réalité parfois une compétition entre salariés), des séances de yoga, des petits-déjeuners, etc. D’ailleurs, même quand il s’agit de travail manuel et de conditions de travail fort dégradées, une entreprise comme Amazon (dont la devise est : « Work Hard. Have Fun. Make History ») utilise les mêmes recettes pour faire passer la pilule ; ses manutentionnaires exploités participent périodiquement à des quizz qui leur permettent de remporter des bons d’achat chez Amazon !
Mais cette novlangue et ces nouveaux concepts, après avoir colonisé le privé, pénètrent désormais dans la sphère des administrations publiques et en premier lieu dans les endroits où la situation sociale est explosive. Ainsi, alors que ces derniers mois ont été marqués par plusieurs mobilisations dans le secteur de la santé (dans les EHPAD et les services d’urgence notamment), le ministère de la Santé a organisé le 20 juin dernier un colloque sur la méditation de « pleine conscience »(6)Rapporté par Isabelle Barré, « Le business de la méditation gagne le ministère de la Santé », Le Canard enchaîné n°5151 du 24/07/2019. Le journal Le Monde a par ailleurs consacré une série de six articles sur la méditation en juillet-août 2019. ! Pourtant ces séances avec un professionnel ne font pas partie des prestations remboursées par la Sécurité sociale et les études qui montrent les bienfaits de cette pratique ont été récemment critiquées. Dans le même genre, la direction des ressources humaines du CHU de Toulouse a récemment mis en place des séances de « rigologie » dont le but est de cultiver les sentiments positifs et la joie de vivre grâce à un mélange de yoga du rire, de méditation, de sophrologie… Or, cet établissement se distingue par une organisation du travail conforme aux préceptes du « lean management » dont les conséquences sur le personnel sont terribles : quatre personnes se sont suicidées en 2016 en raison de leurs conditions de travail. Des grèves ont encore eu lieu récemment : les grévistes réclament six cent embauches dans tout le CHU(7)Voir l’article de Julien Brygo « Rigolez, vous êtes exploité », Le Monde diplomatique, n°784, juillet 2019.. Plutôt que d’embaucher et d’essayer d’éviter en amont la souffrance au travail, la direction préfère donc prévenir les risques psycho-sociaux avec un plan qui inclut des outils de psychologie positive (dont le coût n’est pas négligeable : un « rigologue » est facturé de 1 000 à 3 000 euros la journée) et dont elle pense qu’elle permettra au personnel de mieux faire face à des conditions de travail extrêmement dégradées.
Cet exemple met bien en lumière le côté cynique de la psychologie positive. En effet, puisque le bonheur est désormais accessible et reproductible grâce à des techniques vendues par les psychologues, notre capacité à être heureux ne dépend plus de nos conditions de vie et de travail, mais de notre volonté. En somme, nous sommes responsables de notre état intérieur. Sonja Lyubomirsky, une professeure de psychologie américaine, a établi la formule suivante : notre bonheur dépend à 40 % de nous (et à 50 % de notre héritage génétique et à seulement 10 % des circonstances extérieures). Si tel est vraiment le cas, il est par conséquent plus rentable pour un individu d’investir dans des cours de coaching ou une application de méditation que de participer à des luttes collectives pour améliorer la situation sociale. Pire encore, selon Lise Bourbeau, fondatrice d’un centre développement personnel, « c’est toujours notre perception ou notre interprétation des faits qui cause notre souffrance et non ce que quelqu’un est ou fait. » Notre malheur est une question de point de vue : il serait possible de mieux accepter l’adversité. Bien que cette façon de voir le monde, étendue à tous les domaines de la vie, soit très dangereuse, le secteur du développement personnel ne cesse de croître.
Ce qui est étonnant, c’est que, comme le soulignent Edgar Cabanas et Eva Illouz, ce courant de psychologie ne cesse d’être critiqué au sein de la discipline et qu’en dépit de tout l’argent dépensé pour prouver le bien fondé de la psychologie positive, les résultats scientifiques ne sont guère concluants. Ces réserves ne trouvent hélas que peu d’écho dans les institutions qui, elles aussi, se convertissent à cette nouvelle doctrine : en 2012, l’ONU a par exemple décrété que le 20 mars était la Journée internationale du bonheur, érigeant cet état émotionnel pourtant philosophiquement difficilement définissable en « objectif universel ». De plus, les indices de mesure du bonheur – présentés comme plus neutres – deviennent les nouveaux moyens d’orienter les politiques publiques. Ainsi en 2010 David Cameron, après avoir annoncé de grandes coupes budgétaires, a déclaré que son pays devait adopter le bonheur comme indice national de progrès. Si les gouvernements se mettent à parler du bonheur, il n’est guère surprenant que tout la société embrasse ensuite la psychologie positive ; les chiffres qui montrent son succès (et également le business qu’elle génère) sont impressionnants : en 2016 les livres consacrés au « développement personnel » représentaient 53 millions d’euros de chiffre d’affaires en France(8)Cité par Arthur Cerf dans « Le messager », Society n°111, juillet-août 2019., l’application pour ordiphone « Happify » réunit quant à elle 3 millions d’adeptes à travers le monde. Dans le cas du yoga, le nombre d’adeptes a rapidement augmenté depuis dix ans… suscitant bien vite l’appétit des investisseurs. Aux États-Unis, il y aurait plus de 43 000 studios de yoga et de Pilates. Les entreprises qui les détiennent ont réalisé 11,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018 et 1,1 milliard de bénéfices grâce à une croissance annuelle de 9 % depuis 2013. Ces structures sont plus rentables que des salles de sport classiques : elles sont plus petites, nécessitent moins d’équipement et de personnel (certaines proposent aux meilleurs aspirants yogis de dispenser gratuitement des cours, utilisant à leur avantage la philosophie de cette discipline, bien vite oubliée quand il s’agit de fixer le prix des tenues de sport ou des tapis)(9)Voir « Comment les studios de yoga ont conquis l’Amérique », Anaïs Moutot, Les Echos, 04/07/2019 [en ligne]. D’un autre côté, comment reprocher aux individus, dans un monde toujours plus instable et aux inégalités toujours plus grandes, de ne pas chercher quelque réconfort pour les aider à faire face à la dureté de la société ? Sans doute que cette mode répond aussi aux angoisses existentielles de notre monde dont la menace d’effondrement apparaît de plus en plus proche : le nouvel opium du peuple ne serait plus la religion, mais la psychologie positive, qui promet cette fois le bonheur dans cette vie même et non plus dans l’au-delà.

Finalement, si l’on ne peut nier le besoin d’épanouissement de chacun ni le fait que certaines méthodes ou pratiques physiques et intellectuelles puissent être bénéfiques, il convient néanmoins de souligner les effets néfastes de la psychologie positive car ces injonctions au bonheur créent paradoxalement de nouvelles angoisses : l’« happycondrie » ou la peur de ne pas être assez heureux. Elles génèrent aussi de la frustration et de la culpabilité : puisque tout repose sur moi et mon aptitude au bonheur, c’est ma responsabilité si je ne suis pas assez résilient. Une étude menée à l’Université de Houston par Mai-Ly Steers a ainsi montré qu’être exposé au bonheur des autres par le biais des réseaux sociaux accentuerait le risque de dépression, en raison de la tendance à se comparer socialement… En outre, cette idéologie développe une vision utilitariste de l’humain : nous aurions tous un potentiel à développer, des traits de caractère à améliorer, un capital bonheur à faire fructifier en essayant de devenir « la meilleure version de nous-même ». La psychologie positive tend donc à renforcer l’individualisme : pour être heureux, il faut se concentrer sur son moi intérieur, apprendre à contrôler ou modifier ses émotions, effectuer un « retour sur soi » dont la contrepartie peut être l’abandon des luttes collectives, moins utiles pour faire naître le bonheur. Cette vision du monde contribue également à asseoir le pouvoir des puissants, que ce soit dans la société comme dans l’entreprise, en éludant les problèmes socio-économiques causés par le système néolibéral.

Rappelons donc pour conclure, la proposition de Jean Giono concernant le bonheur : « le bonheur, c’est d’être bien dans la lucidité. Et ça n’est pas à la portée de tout le monde à l’heure actuelle, parce qu’il y a de gros efforts faits pour empêcher cette lucidité. »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Traduction reprise de l’émission : « Heureux qui comme Moi, Je », La grande table des idées, France Culture, 30/08/2018, 34 min.
2 Cité par Maxime François dans « Des jeunes geeks, des poules et plein de projets », Le Monde, 20/05/2016 [en ligne]
3 Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Edgar Cabanas, Eva Illouz, Premier Parallèle, 2018, 270 p.
4 Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, Mathilde Ramadier, Premier Parallère, 2017, 160 p.
5 Interviewée par Julia Tissier, « Derrière la coolitude des start-ups se cache un véritable enfer », Les inrockuptibles, 04/03/2017 [en ligne].
6 Rapporté par Isabelle Barré, « Le business de la méditation gagne le ministère de la Santé », Le Canard enchaîné n°5151 du 24/07/2019. Le journal Le Monde a par ailleurs consacré une série de six articles sur la méditation en juillet-août 2019.
7 Voir l’article de Julien Brygo « Rigolez, vous êtes exploité », Le Monde diplomatique, n°784, juillet 2019.
8 Cité par Arthur Cerf dans « Le messager », Society n°111, juillet-août 2019.
9 Voir « Comment les studios de yoga ont conquis l’Amérique », Anaïs Moutot, Les Echos, 04/07/2019 [en ligne].