Nation, patrie : repères dans un champ sémantique miné

La chronique d’Evariste en date du 13 avril 2015 s’intitulait « Pour sortir de l’impasse, réconcilions la gauche avec la laïcité et la nation ». La rédaction de ReSPUBLICA a reçu par ailleurs le numéro 46 (avril 2015) de La Revue du Projet, publiée par le PCF, contenant un substantiel dossier « Nation. Une voie vers l’émancipation ». C’est l’occasion de revenir vers un concept sur lequel tout semble  avoir déjà été dit, pour le tirer dans des directions contraires : le diable résidant dans les « ismes », nationalisme et patriotisme sont aujourd’hui des termes généralement disqualifiés, et l’on entend dire que les Etats-nations deviendraient obsolètes à l’âge de la mondialisation et des nouvelles entités supra ou infranationales, que les conflits armés du type de ceux qui ont marqué les siècles précédents ne se reproduiront plus à l’identique, à preuve la non-nécessité d’un service national, etc.

Par ailleurs, l’uniformisation des modes de vie et des paysages, la mobilité, nous éloigneraient du sentiment d’appartenir à une « patrie », fût-ce une « petite patrie » comme on a crédité Jaurès de désigner son Tarn natal. Jean Jaurès qui justement, comme l’a rappelé Evariste, a voulu relier la nation et la démocratie. Dans l’Armée nouvelle (chapitre X, « Le ressort moral et social »), après avoir remis en perspective la boutade « paradoxale, et d’ailleurs malencontreuse » de Marx « Les ouvriers n’ont pas de patrie », il écrit : « … en France, en Espagne, en Allemagne, en Italie, depuis la révolution, démocratie et nationalité se confondent. Leur histoire depuis un siècle n’a de sens que par là. La nationalité et la démocratie quoique unies en un même foyer ne se sont pas toujours développées d’un mouvement égal. Mais elles ont toujours été inséparables. »

Ayons soin de ne pas opposer à cette thèse jaurésienne la constatation que, postérieurement à 1914, des périodes d’intense nationalisme (et patriotisme) ont été associées des régimes non démocratiques : c’est là qu’en effet l’héritage des révolutions (bourgeoises) fait la différence. En revanche, en France, à la Libération les progrès démocratiques majeurs se sont manifestés : vote des femmes, amorces de démocratie dans les entreprises et dans les institutions sociales. Le programme du CNR marque en fait l’ébranlement – provisoire – des rapports de classe d’avant-guerre. Car, c’est une ressemblance de plus entre les années 30 et la période de crise du capitalisme que nous vivons à présent, une partie des élites économiques et des couches les plus défavorisées se détachent de la nation et de la démocratie. S’agissant des capitalistes financiers d’aujourd’hui et de leurs associés salariés du haut de l’échelle ou expatriés, c’est encore plus évident que pour des patrons d’usines d’avant-guerre, il en va de leur intérêt de capitalistes ; s’agissant des chômeurs et précaires d’aujourd’hui, immigrés ou nationaux, c’est encore plus évident que pour les prolétaires d’une époque où la paysannerie et l’artisanat jouaient encore un rôle d’amortisseur, la crise du capital les exclut de la société bourgeoise.

Venons-en au dossier du PCF précité. Quant à l’internationalisme prôné par les socialistes il y a un siècle et par les communistes encore (« L’internationalisme des communistes est le refus de la concurrence entre les salariés des différentes nations », écrivent F. Gulli et S. Bessac en introduction), point n’est besoin de s’étendre sur ses faiblesses présentes, en particulier du côté des syndicats, et sur les formes toujours renouvelées et triomphantes de la division internationale du travail. En outre, comme le remarque finement Michel Vovelle, « l’altermondialisme, relais de l’internationalisme prolétarien, a du mal à se remettre des dégâts des décennies passées »… Reste la défense d’une souveraineté populaire ancrée dans la démocratisation des institutions : c’est ce qui fonde d’une part la résistance aux traités de libre-échange léonins et aux politiques imposées par l’Union européenne, d’autre part le soutien à la Grèce de Syriza ou à des initiatives de pays émergents, de type Alba, Mercosur ou Banque de développement des Brics.

Je ne discuterai pas ici les textes traitant du libre-échange et du protectionnisme – ni bons ni mauvais en soi mais « des outils utilisables dans diverses conditions » (P. Saly) ou « à dépasser » (Y. Dimicoli) – car ils m’ont paru plutôt bâtir un cahier de doléances et de vœux, avec pour principale proposition concrète la mise en œuvre pour les échanges internationaux de normes sociales et environnementales par des pôles publics bancaires.

S’impose aujourd’hui la primauté du cadre national pour « augmenter la conscience sociale et politique des travailleurs ». Ce cadre est combattu par les formes actuelles du capitalisme. C’est par la lutte des classes qu’il gagne en importance. Ce n’est pas l’histoire qui suffit à justifier qu’on y recoure mais le projet de transformation sociale qui doit l’habiter.

Si la Nation française c’est en 1789 « la puissance souveraine d’un peuple et un principe d’unité contre toutes les anciennes divisions provinciales, sociales et d’ordres d’Ancien régime », comme l’écrit Sylvie Wahnich, si en d’autre occasions et pour des raisons plus ou moins justes, la Nation française a été d’abord mue par la lutte contre un ennemi qu’on lui désignait, les symboles peuvent rester une arme révolutionnaire, telles les idées qui « deviennent une force matérielle quand elles s’emparent des masses » (Marx). Pour l’historien Michel Vovelle qui a toujours marié l’histoire sociale et l’histoire des mentalités, les symboles de la nation restent vivants « tant qu’ils nous parlent, ou que nous savons les faire parler » (Voir son article ci-après).