Nazim Mekbel : « Faire du 22 mars une journée nationale des victimes du terrorisme islamiste en Algérie »

Nazim Mekbel est le fils cadet du journaliste-chroniqueur, Saïd Mekbel, assassiné en décembre 1994. Il vit en France depuis cette date. Il a durant plusieurs années, milité au sein de différentes associations socio- culturelles ayant une relation avec l’Algérie. Il est aussi membre du Festival international de la Bande dessinée d’Alger (FIBDA). Il a créée, il y a quelques mois, l’association Ajouad, Algérie, Mémoires, pour honorer la mémoire des victimes du terrorisme islamiste en Algérie, et dont il est le président.

Amel Fardeheb a quitté l’Algérie pour la France avec sa mère et son jeune frère en décembre 1994, suite à l’assassinat, par les terroristes islamistes, le 26 septembre 1994, de son père, Abderrahmane Fardeheb, militant du Parti d’avant-garde socialiste (PAGS), et professeur d’économie à l’université d’Oran, dans l’ouest de l’Algérie. Amel Fardeheb réside à Marseille où elle enseigne. Elle est aussi secrétaire de l’association Ajouad Algérie Mémoires.

Hakim Arabdiou : Pouvez-vous nous préciser les circonstances dans lesquelles est née votre association, depuis quand, et quels sont ses objectifs ?

Nazim Mekbel : Depuis l’assassinat de mon père, ma famille n’a cessé de commémorer sa mort. Les premières années, nombreux étaient les proches, qui nous accompagnaient dans cette démarche puis peu à peu le nombre a diminué, jusqu’à ces dernières années où nous nous sommes retrouvés seuls. Puis cette réflexion m’est venue : si nous oublions de commémorer l’assassinat de personnalités les plus connues, qu’en est-il alors des anonymes ? Comment vivent les enfants, les épouses, les proches de toutes ces personnes assassinées ? Comment peuvent-elles accepter cet oubli ? un oubli que je considère, comme une négation de ce qui s’est passé. Et c’est ainsi que le 3 décembre 2010, au lieu d’envisager de commémorer l’assassinat de mon père, j’ai lancé Ajouad Algérie Mémoires. L’un des objectifs d’Ajouad est de faire du 22 mars, Journée de la mémoire. Car le 22 mars 1993 puis le 22 mars 1994 ont vu la population algérienne sortir dans la rue pour dire stop à l’intégrisme, et pour défendre la démocratie.

Amel Fardeheb : Ajouad Algérie Mémoire a été créée sur l’initiative de Nazim Mekbel. Notre association a pour but de faire sortir de l’oubli, la mémoire de toutes les victimes du terrorisme islamiste, les victimes connues (journalistes, professeurs, médecins, ingénieurs…) ainsi que les anonymes dont on ne parle jamais (les scouts de Mostaganem, les bergers, ceux qui ont été égorgés dans des faux barrages, les filles enlevées, violées puis assassinées…) et qui font partie intégrante de notre patrimoine humain et historique. Plus précisément, notre association est due au contexte actuel dans lequel évolue notre pays, l’Algérie, pour lequel des enfants, des femmes et des hommes ont payé le prix fort, celui de la vie. Certains pour avoir voulu continuer à vivre librement et à exercer leurs métiers, d’autres pour avoir lutté en vue de l’accomplissement de leur idéal celui d’une Algérie moderne, démocratique ouverte et laïque. Nul n’est sans savoir qu’aujourd’hui des criminels sont amnistiés. Or on ne peut décréter du jour au lendemain l’oubli, et effacer ces lignes qui appartiennent à l’histoire contemporaine de l’Algérie. Cette amnistie est une trahison, une autre douleur à apprivoiser pour les familles des victimes du terrorisme. Devrait-on apprendre à vivre avec le mensonge et l’ignominie ? C’est un supplice que de savoir ces assassins jouir impunément de leur liberté, confortablement intégrés dans la société et de plus indemnisés ! Ils deviennent victimes. Ce travail de mémoire est un devoir.

H. A. : On peut lire dans votre page Facebook que vous limitez vos actions en faveur des familles des victimes de l’islamoterrorisme en Algérie de 1990 à 2000. Pourtant, depuis cette dernière date, le terrorisme islamiste, bien qu’ayant baissé d’intensité, ne continue pas moins de faire beaucoup de victimes.


N. M.
: Il est vrai que nous parlons d’une décennie. Mais cela n’est pas à prendre au sens littéral du terme. Car la première question qui s’impose est de savoir quel nom donner à cette période ? Notre pays a vécu une période sanglante, nous avons perdu plus de 200 000 personnes et nous n’avons même pas de référence nominative. Vous rendez-vous compte ? on a parlé de guerre civile, de guerre contre les civils, de décennie noire et d’une loi d’amnistie, qui impose un black-out. C’est tout simplement ubuesque. C’est pour cela que nous devons trouver la bonne dénomination.

A.F. : Nous sommes bien conscients que l’intégrisme en Algérie a commencé bien avant 1990. Et nous n’en avons toujours pas fini avec, puisque les assassins restent impunis, ils sont amnistiés et jouissent d’une totale liberté. Nous parlons de décennie noire, parce que c’est la période, durant laquelle la férocité du terrorisme a atteint son paroxysme et où beaucoup de nos compatriotes ont été assassinés ou massacrés. On parle de 200 000 morts. Un chiffre qui reste encore non défini, car, à ce jour, aucun recensement n’a été réalisé sur tout le territoire.

H. A. : Avez-vous rencontré des difficultés particulières, lors de la création de votre association ou de la mise en œuvre de vos actions ?

N. M. : Beaucoup de personnes adhèrent au projet, que ce soit en Algérie, en France, au Canada et ailleurs. Ils se rendent compte du travail à faire. Dans Ajouad, nous publions une liste mensuelle (très incomplète) mais qui permet déjà de penser à certains, mais aussi de ressortir des faits oubliés. Si nous avons reçu beaucoup de témoignages de sympathie et d’adhésions, nous avons également eu pas mal de réponses qui allaient dans le sens de l’oubli volontaire, nous disant « Ils sont morts, il faut passer à autre chose. » L’autre difficulté est double, d’abord dans le sens, où beaucoup craignent la récupération politique du mouvement. Ne voulant donc pas être manipulés (en sachant que nous rejetons toute affiliation politique), ils préfèrent rester à l’écart, en observateur. Il y a aussi cette éternelle question du « Qui tue qui ? » à laquelle nous répondons tout simplement, que les données actuelles sont tellement diffuses manipulées, falsifiées que nous ne pouvons répondre à toutes les questions. Oui, il est incroyable de constater à quel point certains faits importants ont été falsifiés ; que certains événements ont été occultés.

A.F. : Pas particulièrement, au contraire, depuis le début de la création de notre association, nous constatons un véritable élan de solidarité. De nombreuses personnes se sont pleinement investies et se sont montrées fidèles à ce travail mémoire.

H. A. : Quelles sont les perspectives de travail de votre association ?


N. M. :
Que la journée du 22 mars devienne, Journée de la mémoire ; que l’on fasse réapparaître les travaux, les oeuvres des personnalités assassinées, qu’on arrive à trouver les noms de ces anonymes listés ici et là sur les différents sites internet. Créer des cellules de prise en charge psychologique, une cellule d’écoute, car nous savons tous que la population a vécu des faits innommables, pas uniquement dans les zones de massacres et beaucoup gardent en eux des séquelles traumatisants. Un père assassiné, des filles enlevées … Nous avons une société traumatisée, qui n’a pas encore réellement fait le deuil de cette tragédie.

A.F. : Nous nous sommes fixés un objectif bien précis : obtenir que le 22 mars soit reconnue en Algérie pour commémorer tous les assassinats des victimes du terrorisme islamiste afin que nul n’oublie. Cette date est symbolique et fait référence aux deux marches populaires le 22 mars 1993 et le 22 mars 1994. Le peuple algérien était alors sorti dans la rue spontanément et massivement, pour clamer son ras-le-bol du climat de terreur dans lequel nous vivions. Nous souhaitons aussi vivement faire connaitre le vécu, les écrits, les travaux, les créations, que chaque victime a laissé derrière elle. Un travail de fond accompli depuis de longues années, je pense au parcours du président Boudiaf assassiné le 29 juin 1992, aux travaux de recherche de Boukhobza, de Boucebci, de Fardeheb, aux œuvres des dramaturges Medjoubi et Alloula, aux chansons de Cheb Hasni et de Rachid Baba-Ahmed, au courage immense de tous nos citoyens qui ont bravé tous les dangers. La liste est malheureusement bien longue. L’idéal, est qu’un jour une stèle soit érigée aux noms de toutes les victimes du terrorisme et qu’enfin l’histoire soit écrite et non falsifiée.

Propos recueillis par Hakim Arabdiou