Oui M. le Ministre, dans Air France, il y a France !

Pas facile à décoder cette grève des pilotes d’Air France. Tout s’y déroule à contretemps et personne n‘y comprend a priori plus rien : Ils appartiennent à une grande entreprise, un des poids lourds de son secteur, mais se disent très inquiets alors que pointe le retour aux bénéfices. Ils vivent du transport aérien, de plus en plus bataillé, mais semblent insensibles à l’opinion de leurs clients ainsi qu’aux sacro-saintes « contraintes » liées à la concurrence et au marché. Ils incarnent le luxe à la française, ont un style de vie envié, exercent un métier haut de gamme, bénéficient d’une technologie d’avant-garde, mais ils n’hésitent pas à tout envoyer balader. Ils sont expérimentés, formés, très bien payés, mais ils se comportent comme le dernier des métallos. Mais pourquoi crachent-ils ainsi dans la soupe ?

En ce mois de septembre particulièrement imprévisible et chaotique, l’opinion générale n’est guère facile à saisir à propos de leur mouvement. Elle paraît largement silencieuse et réservée, comme hésitante, interloquée, vaguement jalouse. Même si, comme d’habitude, les moulins à prières s’en donnent à cœur joie, qui cherchent à débusquer du commentaire acerbe, et finissent par y parvenir. Un rien vicieux, un grand média interroge des passagers : Pas trop râleurs en apparence, plutôt modérés de prime abord et la main sur le cœur à propos du droit de grève. Mais à force d’insistance vient enfin le couplet assassin, avec son air de ne pas y toucher : Bien sûr qu’ils ont le droit de faire grève, mais ont-ils seulement pensé à moi, à mon meeting à Francfort, à mon briefing à Londres, à mon salon à Singapour, à ma tournée export, à mes contrats, à mes chefs, à mes objectifs, à mon planning, à mes horaires… Bref, et moi et moi et moi ? … Puis la digue cède, nimbée d’incompréhension plus ou moins paresseuse et convenue : tout cela est complètement ubuesque et insensé, cela ne mène à rien. Ils sont condamnés d’avance, on ne peut de toute façon les satisfaire ! Ils refuseraient d’embarquer pour un créneau qui marche, pour un marché en forte croissance, pour un segment qui crée de l’emploi ? Mais pour qui se prennent-ils ?

C’est au-delà de l’agacement, de la provoc, du mécontentement et des récriminations habituelles eu égard aux répercussions subies. C’est un sentiment plus fort qui sourd, comme une suffocation, une sidération, une complainte et un aveu en creux. Comprenez : Comment peuvent-ils ainsi dire non, quand moi j’en bave au quotidien, corvéable à merci, sur le pont du matin au soir, le petit doigt sur la couture du pantalon, éjectable au moindre froncement de sourcil, à la merci d’un patron tout puissant ? Eux, ils sont là, syndiqués, protégés, nantis, choyés, et ils poursuivent, impavides, inébranlables, sourds aux critiques, comme une caravane insensible traversant un désert de dévastation, sans un regard pour les fourmis laborieuses et impuissantes qui le peuplent ? Cette liberté-là existe donc encore ? Ce monde serait encore possible ?

Du coup les chiens de garde patentés se sentent obligés de monter au créneau : ainsi l’ineffable M. Seux, au Soir 3, face à sa confrère d’Alternatives Economiques qui n’a pas encore l’habitude des médias et sur laquelle il en profite pour fondre comme un faucon sur sa proie. Tout y passe : la leçon d’économie classique sur la situation du transport aérien, la leçon de marketing à deux balles sur l’heureuse surprise du « low-cost », la leçon de philosophie politique à la Thatcher sur l’air du TINA (there is no alternative), et donc la nécessité panurgiste de suivre le mouvement de dégradation subventionnée de la qualité, enfin le cours de journalisme bobo à propos du tarif Paris-Toulouse « que j’ai consulté, il n’y a pas 30 minutes sur internet », et qui nous révèle un écart totalement « incroyable, ma chère ! ». Enfin et sans cesser de couper la parole à son interlocutrice dès qu’elle tente de faire valoir son point de vue, la leçon de morale à propos de ces privilégiés qui ont l’audace de profiter de leur statut pour s’autoriser un véritable crime de lèse-majesté : Il est vrai que, par les temps qui courent, rompre le diktat de l’allégeance, de la soumission générale obligatoire et du silence dans les rangs sous peine d’exclusion, c’est assez rare pour qu’on le remarque ! C’est dément, indécent, insupportable, … mais c’est surtout politiquement dérangeant et socialement ravageur ! Et s’il prenait aux autres l’envie de relever la tête ?

Car voilà la grande affaire ! Depuis combien de temps n’avions-nous plus vu des salariés et des cadres envoyer paître leur PDG en lui disant ouvertement que sa ficelle est un peu grosse, et se murer dans un mépris souverain de ses calculs d’apothicaire ou de ses arguments boiteux ? Depuis combien de temps n’avions-nous plus entendu des personnels relativement nantis ne pas céder à la facilité, ne pas se laisser manipuler, ne pas craindre de dire stop, ne pas consentir au grand n’importe quoi au nom d’une prétendue modernité moutonnière et avilissante ? Depuis combien de temps n’avions-nous pas vu un fragment de salariat garder quelque réflexe critique, en dépit des tentations et des dévoiements, voire des trahisons, ou proclamer jalousement son indépendance d’esprit en défendant son libre-arbitre syndical, enfin revendiquer ou manifester haut et fort sa volonté de cogérer l’entreprise avec la prétention d’être aussi lucide et avisé que son dirigeant aux mains des actionnaires ? Quelle que soit la justesse de leurs prises de position, et ce que chacun peut en penser, ces hommes et ses femmes-là ne sont pas suspects d’avoir déchu de leur condition d’hommes libres, certes organisés pour défendre au mieux leur intérêt, mais agissant dans le cadre d’une loi qui ne doit rien au marché et d’une démarche qui ne craint pas de prendre des risques pour faire triompher ses vues.

C’est un signal fort, en quelque sorte : et même s’il est extrêmement et indéniablement coûteux à court terme en termes d’image, de chiffre d’affaires, de parts de marché ou de résultats d’exploitation, il en dit long sur la résignation des autres, et sur la soumission dans laquelle ils sont tombés au nom d’impératifs qui défient chaque jour ouvertement les droits qu’ils croyaient avoir acquis. Entendez par exemple ce bon M. Fabius, « socialiste » de son état, morigéner ces irresponsables au journal de 20 heures en les accusant pratiquement de trahir leur pays sous prétexte d’exercer leurs droits, ou de nuire gravement à la Nation parce qu’ils refusent de se laisser dicter comme lui leur actes en fonction de l’humeur des touristes ou du solde du commerce extérieur, ou de renoncer de ce fait aux acquis même de la simple sociale démocratie. Comment peut-on prétendre parler d’un droit aussi chèrement acquis que le droit de grève, si l’on sous-entend immédiatement qu’il doit céder devant la loi du marché et le déficit de la balance des paiements, sauf à considérer qu’une Constitution n’est qu’un simple chiffon de papier à effet contingent ?

Oui vous l’avez dit, dans Air France, il y a France, M. Fabius. Avec ses traditions de lutte, avec sa vision républicaine du droit social et de la dignité humaine, avec aussi son sens de l’égalité qui s’applique à tous les salariés menacés dans leurs intérêts légitimes, fussent-ils nettement mieux payés que la moyenne. Et merde au roi d’Angleterre, que ça vous hérisse le poil ou que ça aille à l’encontre des idées reçues, que ce ne soit pas a priori logique, habile, malin, calculé, opportun. Auriez-vous reproché, il y a deux cents ans et plus, aux armées de la République de mobiliser pour la guerre aux frontières au motif que se battre contre l’absolutisme empêchait de bien cultiver les champs ? Ces pilotes, ça ne les gêne pas d’affronter l’opinion commune, et ils restent droit dans leurs bottes, solides, lucides, prudents, carrés, au risque d’apparaître butés et inutilement soupçonneux. Mais au diable les épouvantails habituels, la rentabilité, la part de marché, le déficit, la compétitivité, le dialogue social. Un peu d’audace M. le Ministre. Eux, ils peuvent se le permettre, et ils veulent encore pouvoir se le permettre. Eux, ils disent ce qu’ils pensent sans prendre de gants, ce qui nous change un peu de votre diplomatie onctueuse à travers le vaste monde, avec les résultats que l’on sait, d’ailleurs.

Jusqu’à cette religion du « low-cost » qu’ils rejettent si elle doit devenir l’alpha et l’oméga de leur métier ou de leur prospérité supposée, le futur « business model » d’une société où la notion de valeur ajoutée est aussi rabougrie que les idées qui la portent au pinacle pour mieux l’assassiner, et notre niveau de vie avec. Non seulement très vulgaire mais aussi tout à fait déplacé, disent-ils en connaisseurs du transport aérien, ce modèle de société bien dans la logique anglo-saxonne classe contre classe, chacun dans son compartiment. Non, ils n’y croient pas et ils ne veulent pas y croire car ils n’ont pas les mêmes valeurs : Air France tout de même ! Eh oui.

Salariés donc, mais pas moutons. Et surtout pas dupe du premier bonimenteur qui vous chante ses « valeurs » et ses engagements de Jocrisse pour mieux vous endormir. Sans doute les salariés de Wonder, de Moulinex ou d’Alcatel n’auraient-ils pas connu le même sort s’ils avaient su discerner et résister à temps aux folies des Blayau, des Tchuruk, des Russo, ou des Tapie. Qui, au passage, ont tous tiré leur épingle des ruines qu’ils ont laissées derrière eux. Eh bien sans doute nos pilotes se sentent-ils capables, autant que leurs gourous autoproclamés, de distinguer les vessies des lanternes, et de juger de la validité d’une stratégie. « Tous n’étaient pas savants, mais tous pouvaient juger » disait Périclès.

Car voilà bien ce qu’on leur reproche en fait, cette prétention invraisemblable à discuter d’égal à égal, à vouloir exister malgré les injonctions de rentrer sous terre, à s’entêter à maintenir ce contre-pouvoir, à afficher cet volonté irréductible et si gauloise dans le fond de ne pas céder un pouce de dignité, de disputer le partage du gâteau sans se laisser conter qu’il est logique d’en rabattre avant même d’avoir pu en débattre, de s’imposer tout comme la cotisation sociale et l’impôt s’imposent au patron au nom de la contribution au bien commun.

Ce qu’aujourd’hui plus aucun salarié – on l’aura compris – n’ose même articuler et encore moins revendiquer, sinon devant le cercle goguenard de ses compagnons de bistrot ou le huis clos dramatique du désespoir qu’il n’ose pas même plus s’avouer.