Politique, État, souveraineté : Faire « comme Un ». T. 1 : Le lieu politique. Constitution et déconstitution, par H. Desbrousses

Lorsque Hélène Desbrousses m’envoie son livre (coédition Centre de sociologie historique-Inclinaison), elle prend soin d’écrire : « Cet essai, par maints aspects, s’écarte des points de vue défendus par ReSPUBLICA Le faire connaître peut cependant contribuer à susciter le débat. Bien cordialement ». Avec un P.S. « Remarques et critiques seraient en tout état de cause précieuses ». (1)A noter que ce livre est le premier d’une trilogie. Le deuxième tome traitera de « L’apport ambivalent des théorisations marxistes » et le troisième de « L’état, formes de l’État, Constitution et déconstitution ».
Je commencerai par répondre à Hélène Desbrousses que le débat entre nous serait d’un très grand intérêt ! Chiche !
Très analytique, cet ouvrage de sociologie politique traite de sujets importants mais non abordés par les organisations politiques, syndicales ou associatives. C’est pour cela d’abord qu’il faut le lire ce livre et le faire lire. Car les débats posés sont indispensables pour que l’ensemble de ces organisations soit à la hauteur des enjeux. On peut regretter de ne pas avoir plus d’exemples pour illustrer la thèse de l’autrice auprès d’un nombre plus important de lecteurs. Néanmoins, il faudra bien un jour pouvoir poser ce débat dans une initiative d’éducation populaire.
Revenons au livre. Dès l’avant-propos, le ton est donné. « Les significations accordées au mots Politique, État, Souveraineté, se présentent aujourd’hui…comme autant d’appauvrissements ou de contrefaçons du vocabulaire de la philosophie classique. ». Elle étudie l’altération des mots et des choses. Elle montre par exemple, la réduction de Carl Schmitt pour qui le seul critère de la politique est la discrimination ami/ennemi. J’en fait un parallèle avec la présentation du Réseau Éducation Populaire sur le thème de la démocratie dont aujourd’hui : la thèse de Sieyès qui promeut pendant la Révolution française un idéal anti-démocratique avec le gouvernement représentatif est aujourd’hui paré des plus grandes vertus démocratiques !
Il faut lire alors la première partie de ce livre qui fait l’état historique de la question, qui propose des définitions en débat, qui organisent une confrontation avec le marxisme pour étudier ensuite les conditionnements socio-historiques des définitions mises en débat.
Sur l’État, elle relève les divergences entre Marx et Engels et refuse par exemple que L’État et la révolution de Lénine puisse être considéré comme « le nec plus ultra d’une conception marxiste définitive de l’État ». Elle explique d’ailleurs son point de vue pourquoi : la traduction est mauvaise et ce livre aurait dû s’appeler « La révolution et la question du pouvoir » si on traduit bien le mot russe Gosudartsvo. Ce livre, inspiré pour elle des thèses d’Engels, parle des tâches immédiates nécessaires à la Révolution et moins bien de l’État que d’autres écrits de Lénine lui-même.
La deuxième partie intitulé « De la politique » commence par un chapitre intitulé « La politique. Science et pratique d’un possible humain ». Nous aurions préféré mettre théorie plutôt que science mais voilà un élément du débat souhaité par Hélène Desbrousses. Le départ est pris avec les conceptions de Jean Bodin, en passant entre autres par la définition de la pratique comme un « possible par liberté », une critique salutaire et cinglante d’Alain Badiou, une étude par phase des processus de transformation de la réalité matérielle par les phases du « possible en puissance », du « possible en acte » et enfin « du possible réalisé », du caractère double de la politique, de l’art de la politique comme conciliation du déterminisme et de la capacité d’orientation par la liberté, une intéressante comparaison de trois conceptions philosophiques : le matérialisme, l’idéalisme et le solipsisme (j’ai alors reconnu de nombreuses dérives de l’Autre gauche dans cette dernière conception !), la dérive de l’imposition des subjectivités des « ressentis » d’un groupe sur l’ensemble du corps social pouvant conduire à des formes fascisantes, etc. Intéressant les interactions nécessaires pour déterminer le possible historique par le triptyque « Voir, Vouloir, pouvoir ».
De nombreuses idées fructueuses apparaissent dans ce chapitre, notamment sur la difficulté de voir le possible historique pour orienter la politique et éclairer le peuple. Là elle reprend la thèse de Rousseau, à savoir qu’un peuple institué (et non une multitude qui ne peut se mouvoir que par le ressentiment !) peut reconnaître un possible historique. Elle étudie la Russie comme étude de cas de ce possible en l’absence d’un lieu politique institué à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe. Cette partie se termine par un essai de définition et de conceptualisation de « la politique ».
Le troisième et dernier chapitre de ce premier tome revient sur le « lieu politique » :sa nécessité pour transformer la société, sa forme, ses facteurs d’unification, ses fondements en matière de justice et d’égalité et enfin ses possibilités de régression protopolitique. Dans cette partie , elle argumente sur l’approche « fort peu marxiste » d’Engels sur son analyse germanocentrée de la chute de Rome, ce qui intéressera certains lecteurs ! Elle montre le passage de l’impolitique au protopolitique et à la politique, mais elle montre aussi que des lieux politiques peuvent se déconstituer si les facteurs de dissolution l’emportent. Comme quoi, il n’y a pas de linéarité positive et les régressions sont toujours possibles. Elle fait dialoguer Aristote et Marx sur la différence entre économie et chrématistique puis, dans l’appendice en fin de volume, sur les rapports sociaux marchands et les phénomènes de génération et de destruction des lieux politiques.
Je ne résiste pas à vous faire lire un morceau d’architecture de la fin de l’appendice qui dont le développement aurait sa place dans ReSPUBLICA : les « théories négatrices de la politique…visent d’abord à dissoudre l’expression générale des éléments sociaux qu’il s’agit de réduire au silence et à l’inaction. Les théories communautaristes modernes de désinstitution de la politique -négation du sujet et de la potentielle capacité souveraine du peuple- aboutissent dès lors à la répression de toute manifestation indépendante émanant de ceux qui contestent la légitimité du régime social. Ils contribuent à la destruction de tout support institutionnel capable d’autoriser de telles manifestations. On « casse le thermomètre » sans vouloir guérir les maux sociaux. Les théories communautaires modernes de négation de la politique, vont ainsi à la rencontre des théories libérales prônant cette même négation. Professant le respect de l’harmonie immanente des lois du marché ou de l’ordre cosmique, on se propose d’instaurer un illusoire pouvoir fonctionnel, indifférent aux contradictions sociales, pouvoir des hiérarchies « naturelles » ou des compétences, de tous ceux qui, contre l’opinion commune, connaissant les « vraies lois » qui gouvernement les groupements humains. »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 A noter que ce livre est le premier d’une trilogie. Le deuxième tome traitera de « L’apport ambivalent des théorisations marxistes » et le troisième de « L’état, formes de l’État, Constitution et déconstitution ».