Reconnaître le travail interstitiel Réponse à Michel Zerbato et Bernard Teper

Ce texte fait suite à celui sur le travail non productif publié par l’auteur dans le n° 789 du 3 septembre 2015, en répondant aux commentaires qui l’accompagnaient, dus à Michel Zerbato et Bernard Teper.

On ne va pas se plaindre qu’un texte destiné à la réflexion fasse débattre. Je remercie donc de leurs contributions Michel Zerbato et Bernard Teper. Cependant j’observe qu’ils sont tous les deux prisonniers de paradigmes anciens – certes nécessaires : le principal étant la nécessité de mener la lutte des classes, sur le plan théorique (Zerbato) et sur le plan politique (Teper). Nécessité que je fais mienne par ailleurs, mais qui ne saurait nous faire oublier l’ardente obligation de réfléchir à tracer des pistes nouvelles, ou au moins à savoir discerner, au milieu de « la prolifération d’utopies entraînantes » (Teper) celles qui sont réellement « créatrices pour l’avenir » (idem).

Ma réflexion est née au sein d’un groupe qui creuse depuis 10 ans l’idée de « revenu légitime (ou minimum) d’existence » de feu Yoland Bresson (dont j’ai d’ailleurs essuyé les critiques peu de temps avant sa disparition). Cette piste-là est clairement « altercapitaliste », en partie chez Bresson, totalement chez certains de ses épigones1. En revanche, de même que le « salaire universel » de Bernard Friot (qui, lui, socialise tout), elle pose un intéressant problème : peut-on concevoir de rémunérer les êtres humains sans contrepartie, au sens de « travail productif », simplement parce qu’ils existent ? J’ai tenté d’apporter ma pierre en reprenant quelques fondamentaux que j’ai cru comprendre de l’économie politique.

Pas tous, et Zerbato me reproche à juste titre de ne pas sortir « de la monnaie, donc du marché ». Eh bien, il a parfaitement raison2 ! Mais j’assume : on ne peut pas tout traiter à la fois. Dans un numéro d’UFAL-INFO consacré au « temps », il m’a simplement semblé que les remarques d’Immanuel Wallestein sur le temps du « ménage » productif méritaient réflexion. Je n’ai jamais prétendu construire un nouveau modèle de société, surtout pas « une économie de marché à rapports de production capitalistes » (Zerbato), ni même « une nouvelle théorie opérante et propulsive » (Teper) ! J’ai cherché à explorer ce qui, dans l’idéologie dominante actuelle, partagée y compris par les « dominés », contribue à faire tenir ce système, et empêche d’aller de l’avant. D’ailleurs, si Respublica a publié mon article, c’est parce qu’elle sait partager avec l’UFAL (et d’autres) la visée commune de l’émancipation humaine, de la mise à bas de toute domination de classe.

Pour autant, et sous l’importante réserve (monnaie/marché, ajoutons : définition de la valeur et de la richesse) énoncée ci-dessus, je tenterai de soutenir la controverse théorique avec M. Zerbato.

1) Tout travail humain (voire toute activité humaine) est intrinsèquement, « fatalement » disent les économistes, productif. Sinon, ce n’est pas du travail, c’est de la consommation, et l’espèce humaine est vouée à disparaître. En redécouvrant la « valeur travail », les classiques (dont Marx) n’ont fait qu’enfoncer une porte ouverte anthropologique : il n’y a en réalité aucune différence entre le travail au sens « anthropologique » (« L’humanité est la seule espèce qui produit elle-même ses conditions d’existence » Marx) et le travail au sens « économique » (« producteur de richesse »). C’est une propriété humaine universelle : ce qui change, ce sont les rapports sociaux de production au sein desquels elle s’actualise.

2) L’économie capitaliste a simplement décrété « productif », « producteur de richesse » le travail qu’elle pouvait exploiter directement dans ses « fabriques », celui dont le capital s’accapare la totalité du produit, pour n’en rétrocéder au producteur que le minimum lui permettant de reproduire sa force de travail et de « se » reproduire. Ceci, grâce à la propriété juridique des « moyens de production » et au système du salariat. M. Zerbato me mettra je pense une bonne note pour ce résumé – auquel, j’en conviens, il manque le marché et la monnaie, qui transforment le « résultat du travail » en « marchandise » et en facteur de « richesse ». Nous sommes sur la même ligne… à un gros détail près !

3) Car Zerbato suit une tradition dite « productiviste » très implantée dans le mouvement social, selon laquelle il existerait du travail « productif », et par conséquent du travail « non productif ». Je ne reprends pas ici la critique « écolo », je souligne seulement que le piège est d’admettre sans examen préalable une distinction qui n’a de sens que du point de vue du capital (point 2 ci-dessus). Car tout travail, par définition, est productif (point 1), il a une « valeur d’usage », que son résultat s’échange ou pas sur le marché. La « valeur d’échange » appliquée au travail humain, c’est bien son aliénation par le capital. Dire, comme Zerbato, que « les artistes comme les curés sont des luxes qu’il faut pouvoir s’offrir », c’est reprendre le paradigme capitaliste. Il ne suffit pas d’être matérialiste et révolutionnaire pour se libérer l’esprit.

4) Je vais personnellement plus loin (on n’est pas obligé de me suivre). Même dans la pire des sociétés productivistes et rationalisées par la logique du capital, il est indispensable qu’il y ait du « travail interstitiel », avant, après, en parallèle (voire en concurrence) avec le travail dit « productif » (en fait, « directement exploité »). J’appelle interstitiel le travail considéré comme non productif, mais sans lequel la production (ou la reproduction de la force de travail) ne serait simplement pas possible. Il faudrait de longs développements : qu’on pense juste aux loisirs, aux tâches ménagères, au bénévolat… L’idéologie « productiviste » consiste précisément à nier cette nécessité, en fait pour éviter d’avoir à la rémunérer au titre du processus de production –exploitation.3

5) La socialisation de la reproduction de la force de travail (en gros : les services publics, et la protection sociale) n’est rien d’autre que son assomption, par la collectivité (l’Etat par l’impôt, ou les organismes de protection sociale par la cotisation -et aussi l’impôt) en lieu et place du capital. Mais le chômeur est bien payé à ne rien faire (de « productif » au sens du capital), de même que le travailleur en arrêt maladie ou en congé payé. Idem pour la famille qui touche les allocations. Et que dire des fonctionnaires4 ? M. Zerbato lui-même affirme que les services –pourtant rémunérés par le capital- ne seraient « pas productifs »5

Ce qui m’a intéressé, ce n’est pas une énième description critique du système capitaliste. C’est, à la suite d’une piste tracée par Wallerstein, la découverte, en son sein même, d’éléments qui incitent à « penser autrement », histoire de préparer l’histoire. Notamment sur le rapport entre temps et rémunération. Non pour adhérer à telle ou telle utopie (j’y suis personnellement assez rétif), mais pour comprendre qu’elle ne fait qu’extrapoler (peut-être faussement) des contradictions aujourd’hui déjà sensibles. Que je n’aie pas respecté les canons de l’économie de marché est donc un choix délibéré, que j’incite chacun à faire : c’est à ce seul prix qu’on peut penser un peu l’avenir.

Notes

1 Basquiat (2011) prévoit une « poll tax »  -impôt par capitation donc ni progressif ni même proportionnel – pour le financer !

2 A condition de ne pas écrire (M.Z) : « Il n’y a pas de marché du travail qui fixerait le salaire ». Erreur involontaire ?

3 On me permettra une comparaison linguistique : si l’on élimine les facteurs « interstitiels » de la communication (fonction phatique –établir, maintenir le contact-, phénomènes suprasegmentaux – ton de la voix, mimiques, ou soulignement -, stylistiques – ordre des mots, choix des termes -, pour réduire la communication aux seuls signes dits « porteurs de sens » (productifs), celle-ci n’est simplement plus possible : on ne comprend rien. C’est un des problèmes de la traduction ou de la transcription automatique.

4 Il me semble avoir compris que Friot s’appuie, pour ébaucher le financement de son « salaire universel », sur le fait qu’une grande partie de la « richesse produite » mesurée par le PIB consiste précisément en prestations de protection sociale (retraites comprises) et paiement des salaires et pensions des fonctionnaires.

5 Ce qui me paraît reposer sur une « essentialisation » de la création de valeur, limitée à la production de biens marchands, peut-être par fétichisation du modèle marxien du XIXe siècle (modèle herméneutique et non pas descriptif). Or aujourd’hui, l’informaticien comme la femme de ménage sont des rouages indispensables de la production, même « de vis et de boulons ».