“Rituel pour une métamorphose”, de S. Wannous, à la Comédie Française

Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, traduction de Rania Samara, mise en scène et version scénique, de Sulayman Al-Bassam

Il y a un souffle fou dans l’œuvre de Saadallah Wannous, qui s’inscrit entre les comédies de Shakespeare aux multiples rebondissements, et la conscience politique de Brecht. Il y a de la modernité et une sorte de prémonition, dans la recherche de liberté d’une femme qui n’a que faire des préséances et des tabous, et qui troque son statut de grande bourgeoise au profit de celui de courtisane, bouleversant l’ordre social.

Sadallah Wannous a combattu toute sa vie pour les idées. Il a étudié à Damas, au Caire et à Paris, rencontré Kateb Yacine et Jean Genet, et milité pour un théâtre qui cherche du côté de la tradition autant que de la modernité.Encore peu connu en France, c’est son compatriote Syrien, Fida Mohissen, qui permit de le découvrir, mettant en scène, tel un passeur, plusieurs de ses pièces, dont Le livre de Damas et des prophéties l’automne dernier, au Théâtre Jean Vilar de Vitry, à partir du montage de deux de ses textes : Un jour de notre temps et Le viol. Wannous s’engage, par son écriture et dénonce les travers d’un pays qu’il aime, la Syrie, cherchant à faire passer un message politique. Il subit en représailles, pendant des années, une sorte de « censure de velours », qui l’obligea à garder le silence.

C’est aujourd’hui la Comédie Française qui l’intronise, inscrivant pour la première fois un auteur de langue arabe au répertoire. Mis en scène par Sulayman Al-Bassam, – koweitien, qui a fondé il y a plus de quinze ans, la compagnie Zaoum Théâtre, basée à Londres et qui signe ici un beau travail -, Rituel pour une métamorphose fut créé en avril au Théâtre du Gymnase, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. C’est une pièce écrite en 96, deux ans avant la disparition de l’auteur. Hafez el Assad est au pouvoir, la révolution est en gestation.

L’action se passe à Damas, fin XIXe, sous l’occupation ottomane, dans un jardin oriental, sous un abricotier en fleur – cet arbre associé à Vénus, déesse de l’amour et symbole sexuel féminin – suspendu comme un lustre, tête en bas, signe d’un monde à l’envers ? Au premier étage, une figure féminine, derrière un moucharabieh. La pièce s’ouvre sur une scène de luxure entre le prévôt des notables, Abdallah (Denis Podalydès), et la courtisane, Warda (Sylvia Bergé), dans des jeux de rôle inversés aux effluves de sado-masochisme, et des jeux de mots : Abd, dérivé d’Abdallah, signifie esclave, c’est ainsi qu’elle nomme le prévôt, et rose, se traduit par ward jeu de mot sur le prénom Warda. Témoins de cette scène, observés à leur insu par le chef de la police, Izzat Bey (Laurent Natrella) et sa clique, ils sont arrêtés et mis sous les verrous, lui à moitié dévêtu, elle, portant de manière sacrilège le turban vert, réservé aux dignitaires.
Le piège tendu par le tout-puissant Mufti (Thierry Hancisse) pour rétablir son autorité et confondre le chef de la police, se referme. Pour ne pas désavouer les notables, ce chef religieux, lui qui décide de ce qui est conforme ou non et fait régner l’ordre sacré, met au point un stratagème, diabolique : il convoque l’épouse d’Abdallah, Mou’mina (Julie Sicard) et la convainc, pour étouffer l’affaire, de se substituer à Warda, dans la geôle, afin de blanchir l’adultère. D’une habileté rare, Mou’mina lui fait face et le surprend, négociant tout autre chose : « Et, comme toute votre vie est édifiée sur les marchandages, je vais à mon tour marchander avant de donner mon accord… Je vais me maquiller et aller en prison si vous garantissez ma répudiation après la conclusion de cette histoire à votre guise ».
Répudiée comme elle le souhaite, elle décide de sa métamorphose et de sa vie, et fait le choix de devenir courtisane, demandant à Warda, comble de l’ironie et de la provocation, de l’initier. Passée de l’autre côté du miroir, au sens littéral du terme, elle devient Almâssa – le diamant -, dénonce les hypocrisies et sème le chaos dans la ville, jusqu’à ce que le Mufti lui-même, lui avoue, dans un duo extravagant, son amour : « Vous êtes tellement inaccessible ! A mesure que vous vous éloignez, je me sens plus épris de vous ».
Force du texte, force du personnage, elle lui livre son acte de foi, en réponse : « Je veux que mon corps devienne libre, qu’il rejoigne l’orbite qui lui convient, comme les fleurs et les feuilles, comme la lune et l’herbe, comme les gazelles, les sources d’eau, la lumière, comme tout ce qui est vivant dans le cosmos. Je rêve d’atteindre mon moi, de devenir transparente comme le verre… Je voudrais tant devenir une mer, une mer infinie, aux eaux cristallines »… Elle paiera de sa vie, sa liberté « dérobée » et sera mise à mort par Safwân, son frère (Nâzim Boudjenah), qui prétendra sauver l’honneur de la famille, elle aussi bien corrompue : « Désormais, je suis un conte, on ne peut pas tuer les contes. Je suis une obsession, un désir, une tentation » lui dit-elle, avant qu’il ne la tue, non d’une dague, mais du drapeau noir salafiste, avec lequel il l’a transperce. L’acte est fort et fait penser à Jeanne au bûcher.
Une cohorte de personnages troubles, gravite autour, qui se jalousent et conspirent, – les acteurs tenant chacun plusieurs rôles -: le Gouverneur, envoyé par la Sublime porte et représentant du Sultan, le politique à la durée de mandat limitée (Bakary Sangaré), à la poitrine bardée de décorations, accompagné de son eunuque ; Abdo Dakkâk, l’adjoint du Mufti ; Afsah et Abbâs Srouji, hommes du peuple affichant leur homosexualité ; Hamîd, déverseur de bonne morale ; les serviteurs Hârem et Basma, témoins muets et lascifs ; et Abdallah qui abandonne son statut de prévôt et s’engage sur le chemin de la mystique soufie.
Dans ce conte digne des Mille et une Nuits où la corruption est reine et l’immunité totale, il n’y a ni vision fantasmée, ni orientalisme à outrance, selon la définition d’Edward W. Saïd : « Cette aire d’intérêts définie par des voyageurs, des entreprises commerciales, des gouvernements, des expéditions militaires, des lecteurs de romans et de récits d’aventures exotiques, des spécialistes d’histoire naturelle et des pèlerins pour lesquels l’Orient est une espèce spécifique de savoir sur des lieux, des gens et des civilisations spécifiques ». On est dans le conte oriental et dans la tragédie classique. La scénographie (de Sam Collins) formée de panneaux translucides de type diorama, sert ce monde ténébreux avec justesse, le jardin se métamorphose en palais, geôle ou maison de prostitution : deux portes, quelques marches, un miroir, des banquettes à l’orientale, et des falots suspendus. Les lumières (de Marcus Doshi) servent avec la même justesse le dispositif, venant du dedans comme du dehors, entre demi-teinte et éblouissement. Les murs, parfois, se couvrent d’écritures. On y trouve le mot Horreya qui signifie Liberté, aujourd’hui lourd de sens, en Syrie. A la fin, le Palais se fissure, au sens propre du terme, ne restent qu’une glace et qu’une porte, dans ce monde en décomposition. De nombreux signes, subtils, balisent le spectacle, du début à la fin, renforçant sa pertinence : torches au magnésium qui lancent leurs éclairs et nous projettent dans le passé, de manière récurrente ; cothurnes d’Almâssa-Mou’mina, comme les portaient les femmes dans la tradition du bain turc, lescodes vestimentairesmarquant les castes (costumes de Virginie Gervaise), et cette cotte de maille finale qui emprisonne Almâssa de manière sculpturale, avec maquillage blanc, comme un signe de mort, etc.

La pièce met à plat, morceau par morceau, un pouvoir millénaire masculin, politique, militaire et religieux bien gardé, où règnent conspiration, obséquiosité, simulacres, travestissements et ruse, – dans le sens de la mètis grecque définie, par Jean Duvignaud comme « un ensemble complexe mais très cohérent d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ». Déstabilisée, cette société des plus hiérarchisées dépeinte par Wannous, – dont le théâtre, poétique autant que réaliste, relève de la prise de conscience – est remise en questionpar une femme courage à double facette, Mou’mina-Almâssa – saluons l’actrice – luttant pour sa liberté. Être, devient alors un acte politique. Et la fin de la pièce nous ramène au présent, car Abdallah revient, simple citoyen d’une ville d’aujourd’hui, lire les dernières imprécations : « Que veux-tu, me demanda-t-Il ? Je veux ne rien vouloir, Lui dis-je ».

Comédie Française, Salle Richelieu, du 18 mai au 11 juillet 2013, en alternance.
Tél : 08-25-10-16-80 www.comedie-francaise.fr
Le texte, traduit par Rania Samara, est publié aux éditions Actes Sud Papiers, collection Sindbad.