Crise sanitaire : « À l’origine de tous nos maux, il y a la fin de la défense du service public » estime Philippe Batifoulier

Interview de Philippe Batifoulier par Emmanuelle Heidsieck, parue initialement sur le blog Vivamagazine.

 

Face à la pénurie de lits de réanimation, de masques, de tests et de personnels soignants, le professeur d’économie à l’Université Sorbonne Paris-Nord, Philippe Batifoulier, spécialiste des questions de protection sociale et de santé, membre des économistes atterrés estime qu’il y a eu une volonté politique de sous-doter l’hôpital public, avec l’idée de développer les cliniques privées. En sortie de crise, il faudra selon lui questionner la fin de la défense du service public depuis les années 1980. « Dans cette crise, ce sont les régimes spéciaux si durement attaqués par la réforme des retraites qui sont en première ligne : les conducteurs de métro et de bus, les agents SNCF, les agents EDF, la police, la gendarmerie, les enseignants qui sont présents pour les enfants des soignants et qui assurent une continuité pédagogique à distance… et bien sûr, et en premier lieu, le personnel hospitalier ».

 

– L’heure est à la redécouverte des vertus de notre système de protection sociale, généralement considéré comme une charge. Quels atouts considérez-vous comme essentiels ?

On redécouvre le principe même de la protection sociale : les prestations permettent de survivre quand on est malade sans être obligé d’aller travailler ; cela émancipe du marché du travail. Il faut le dire : la Sécurité sociale à la française est le plus grand progrès de toute l’histoire sociale.

On le voit bien aujourd’hui : c’est la Sécurité sociale qui sauve des vies. Les innovations, le progrès médical sont nécessaires mais pas suffisants. La découverte des antibiotiques n’est décisive que grâce à la généralisation de l’accès aux soins après 1945. C’est l’accès aux soins qui est la valeur fondamentale.

– Manque de lits de réanimation, pénurie de masques et de tests, insuffisance de personnels… on paye des années de réduction des dépenses de santé, notamment à l’hôpital. Quelle est votre analyse de la situation ?

Dès les années 1980, émerge la thématique des charges sociales. Il y a cette idée que la dépense publique est mauvaise en soi et qu’on va essayer de la transmettre au secteur privé, donc d’individualiser la couverture des risques comme la maladie. On assiste alors et jusqu’à aujourd’hui à la montée de la défiance vis-à-vis de l’État : il y a ainsi une volonté politique pour que l’hôpital soit sous-doté, avec l’idée de développer les cliniques privées. On place l’hôpital public dans une logique de performance comptable avec la T2A et le tournant ambulatoire : on a invité les hôpitaux à ne pas garder les malades et ils doivent faire le contraire dans cette crise. Un hôpital sur la logique de rentabilité est incapable de soigner.

– Quelles doivent être les priorités au moment de la sortie de crise ?

À l’origine de tous nos maux, il y a la fin de la défense du service public. C’est ça qu’il va falloir questionner à la sortie de la crise. On applaudit à 20 h le service public, pas le privé. Actuellement, c’est la notion d’État gestionnaire qui est mise à mal, ce dogme selon lequel tout, même le service public, doit être géré comme une entreprise privée.

Cela devrait impliquer de déployer plus de ressources collectives en faveur du service public. Ce qui pose la question des impôts que les gouvernements se vantent toujours de réduire. Il faudrait repenser l’impôt en fonction de la justice sociale, prélever l’argent sur la richesse et sur le capital. Aujourd’hui, un tiers de la richesse va vers les actionnaires. Le président de la République a fait un éloge de l’État providence dans son discours du 12 mars et a annoncé, le 25 mars, un plan d’investissement pour l’hôpital. On verra si ces mots sont suivis d’effets. En tout cas, le minimum serait d’avoir conscience des priorités : ne pas alléger la fortune des plus fortunés comme il l’a fait mais augmenter le salaire des professionnels de santé.

Il y aura un après. La façon de penser sera radicalement différente. Certes, au moment de la crise de 2008, la prise de conscience n’a duré que quatre mois. Je pense que, cette fois, ce sera différent. Surtout quand on va commencer à voir les conséquences dévastatrices du système de santé des États-Unis pour nombre d’Américains qui n’ont pas de couverture et ne pourront se faire soigner pour des raisons financières.

En sortie de crise, on devrait faire le tri entre ceux qui servent la population et les autres. Il pourrait y avoir une revalorisation des salaires des premiers. Et c’est là qu’on retombe sur les régimes spéciaux si durement attaqués par la réforme des retraites. Ce sont des métiers en première ligne aujourd’hui : les conducteurs de métro et de bus, les agents SNCF, les agents EDF, la police, la gendarmerie, les enseignants qui sont présents pour les enfants des soignants et qui assurent une continuité pédagogique à distance… et bien sûr, et en premier lieu, le personnel hospitalier. Il peut y avoir une prise de conscience de la population.

Luis Melendez