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Chronique d'Evariste
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Grèce : Syriza garde le pouvoir avec un électorat modifié

Après les élections du 20 septembre 2015

par Évariste

 

Au vu des résultats du scrutin grec, l’Autre gauche française pourrait être obligée de réviser quelques convictions. Puisqu’il est impossible de changer les peuples bien qu’ils ne répondent pas comme il faut aux meilleurs discours, il convient de se poser en France les questions des conditions réelles de la transformation culturelle, sociale et politique au lieu de croire au pouvoir de la volonté solipsiste.

Trois réflexions nous viennent face aux résultats de cette élection.

1. Tsipras et Syriza vont garder la direction gouvernementale du pays avec la même alliance avec la droite souverainiste.
Mais déjà une modification de la sociologie électorale se fait jour. Avec 9 % d’abstention de plus qu’en janvier 2015, les premières estimations semblent montrer que l’abstention aurait grandi dans les couches populaires et surtout chez les jeunes. Le recentrage « couches moyennes » (minoritaires dans le pays) posera à terme un nouveau défi à Tsipras car mener une transformation culturelle, sociale et politique en perdant sur les couches populaires et les jeunes récemment gagnés sera très difficile.

2. Les dissidents d’Unité populaire qui ont décidé la scission de Syriza subissent par contre un échec patent. Ils sont marginalisés et éliminés du Parlement. Une fois de plus, la réalité montre l’impasse du volontarisme solipsiste. Puissent, en France, les militants et dirigeants en tirer des enseignements.

3. Les néo-nazis grecs d’Aube dorée sont bien installés comme troisième force politique grecque. Là encore, le scénario est en place : le risque fasciste est bien réel. Le schéma des années 30 en Allemagne, toutes choses étant inégales par ailleurs, enseigne que l’échec économique et social et la division de la gauche peuvent développer l’extrême droite si l’oligarchie y trouve son compte.

Comme nous l’avons déjà dit dans nos trois dernières chroniques d’Évariste1, l’UE et la zone euro sont conçues aujourd’hui comme un carcan au service du capital et aucune politique progressiste n’est possible dans ce carcan. Les politiques d’austérité en Grèce prévues dans l’accord du 13 juillet vont se développer et aggraver encore la situation dramatique des couches populaires majoritaires dans le pays. 32 lois d’austérité vont devoir être votées, dans un délai de 6 semaines, selon le mémorandum. Privatisations, augmentation de la TVA, baisse des retraites et du pouvoir d’achat sont au programme.

La situation actuelle du pays est déjà lourde. Il y a un chômage officiel de 25,2 % (contre 11,3 dans la zone euro), une dette de plus de 172 % du PIB, un PIB industriel de 13,3 % du PIB total (contre 30,7 pour l’Allemagne, 23,4 pour l’Italie, 23,1 pour l’Espagne, 21,2 % pour le Portugal, 19,4 % pour la France), une chute du PIB depuis 2009 de 25 %, un pourcentage de recherche-développement dérisoire de 0,78 % du PIB (contre 2,94 pour l’Allemagne, 2,23 pour la France, 1,36 pour le Portugal, 1,25 pour l’Italie et 1,24 pour l’Espagne), un niveau de vie (PIB par habitant) en chute libre à 24,5 milliers de dollars (il était de 33 en 2007) alors que l’Allemagne est à 43 (41 en 2007), la France à 37,4 (37,8 en 2007), l’Italie à 33,3 (37,3 en 2007), l’Espagne à 31,7 (35,2 en 2007), le Portugal à 25,4 (27,3 en 2007)2. La situation est donc très préoccupante en Grèce. Nous y reviendrons.

Tsipras espère une percée spectaculaire de Podemos en Espagne (pays qui n’a pas les faiblesses structurelles de la Grèce pour faire face au diktat allemand) lors des élections législatives de la fin de l’année pour renforcer le rapport des forces européen en faveur des anti-austéritaires. Pablo Iglesias a participé à Athènes au dernier meeting électoral de Tsipras, et l’a chaleureusement félicité pour sa victoire (étaient aussi à Athènes Grégor Gysi de Die Linke, Pierre Laurent du PCF, Ska Keller des Verts allemands).

Mais l’histoire reste à écrire car l’importance des soutiens ne fait pas à elle seule la victoire finale..

Alors « Que faire ? » : un plan C ?

Une fois de plus, la question « Que faire ? » revient sur nos lèvres. Ce titre du livre de Nikolaï Tchernychevski écrit en 1862 devrait être au centre des discussions et des débats dans les futures initiatives d’éducation populaire. Persévérer à répéter « vive le plan A » qui souhaite transformer l’euro néolibéral en euro social est à terme une impasse. S’enfuir dans un hypothétique plan B de sortie de l’euro à froid ? On voit aux résultats électoraux de « Unité populaire » en Grèce que cela ne sera pas partagé par des citoyens et leurs familles qui souffrent ; que cette stratégie renvoie les forces politiques qui la défendent à la marginalité, elle paraît déjà perdue avant même d’avoir commencé à exister. Alors, un plan C ?

Le processus de transformation culturelle, sociale et politique peut avoir lieu s’il y a conjonction de la crise paroxystique qui se profile à partir de 2008 avec des peuples mobilisés majoritairement autour d’un courant dynamique, d’une stratégie qui permette le fait majoritaire et avec une organisation politique démocratique qui porte ce courant. La crise paroxystique est devant nous, les lois tendancielles de la formation capitaliste nous y conduisent. Il faut donc cumuler des forces pour être prêts à ce moment-là.

La période demande pour nous en France, à côté et avec la résistance menée par le mouvement syndical revendicatif et les associations de lutte, de prioriser l’éducation populaire dans toutes ses formes (ascendantes et descendantes) pour mener la bataille de l’hégémonie culturelle, se préparer à une lutte de positions et de mouvements face au mouvement réformateur néolibéral. Bien sûr, il faut développer et préciser tout cela, ce qui ne peut pas se faire dans une simple chronique d’un journal. On peut lire nos livres (http://www.gaucherepublicaine.org/librairie) tant sur notre analyse du « Néolibéralisme et de la crise de la dette », de la « République sociale » comme modèle politique alternatif, de nos projets de nouveau système de santé et de protection sociale dans le cadre du 70e anniversaire de la Sécurité sociale (voir le dossier de ce numéro 791), de la laïcité comme l’une des pierres angulaires nécessaires du processus de transformation. Nous pouvons en discuter collectivement.

N’hésitez donc pas à prendre contact avec les intervenants du journal ReSPUBLICA (via evariste@gaucherepublicaine.org) ou du Réseau Éducation Populaire (www.reseaueducationpopulaire.info ).

Sans l’étude des lois tendancielles de notre formation sociale capitaliste, sans travailler les diverses conditions objectives et subjectives de la transformation, nous risquons de condamner nos peuples à l’impasse politique et d’assister, depuis la marginalité où nous installe le fait d’avoir raison sans les peuples, à la percée de l’extrême-droite partout en Europe.

 

  1. http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/reflexions-autour-de-lactualite-grecque-et-espagnole-pour-notre-travail-deducation-populaire-politique-des-la-rentree-de-2015/7396577
    http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/debat-francais-sur-leurope-la-gauche-de-la-gauche-les-alter-et-les-souverainistes-a-la-peine/7396648#more-7396648
    http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/pour-les-travailleurs-le-pire-est-a-venir-que-faire-dautre-que-reprendre-loffensive/7396702#more-7396702 []
  2. Synthèse Le Monde du 20-21 septembre []
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Grèce : réflexions après la bataille

Un point de vue d'Espagne

par Pablo Bustunduy Amador

 

Pablo Bustunduy Amador est secrétaire aux relations internationales de Podemos. Son article a été publié le 1er septembre 2015 dans publico.es : nous pensons qu’il garde son intérêt au lendemain des élections du 20 septembre et les éclaire utilement. Traduit de l’espagnol par Alberto Serrano (Podemos Paris)

L’issue de la crise grecque a plongé dans le désespoir nombre de celles et ceux qui travaillent pour un changement démocratique en Europe. Il faut le dire sans se voiler la face : le troisième mémorandum est un grave recul, dont le peuple grec va payer le prix en années de souffrances et d’austérité, et ce recul est démoralisant pour celles et ceux qui croient et travaillent à une Europe démocratique et sociale. C’est un accord nocif, fruit de l’acharnement politique et financier des créanciers, qui ne cherchent pas à défendre l’intérêt général de la Grèce ni de l’Europe, mais qui œuvrent au renforcement du commandement politique et financier de l’Allemagne et à la neutralisation de toute possibilité d’une alternative politique dans les pays de la périphérie européenne.
Cependant, et une fois toutes ces réserves exprimées, je crois qu’il est nécessaire de présenter une série d’observations sur la situation européenne actuelle et sur les perspectives qui s’ouvrent pour toutes les batailles à venir.

1. Il y a en Europe un conflit global entre austérité et démocratie, qui touche tous les aspects de la vie politique et sociale et qui va déterminer les horizons, les capacités et les possibilités d’une action politique de transformation pour les décennies à venir.
Il est essentiel de l’assimiler et de l’entendre : Alexis Tsipras ne s’est pas heurté à des forces conservatrices de l’ordre établi, mais à un statu quo dynamique, soumis à un processus de redéfinition et de transformation.
Nous sommes à un moment de transition géopolitique profonde, complexe, et selon l’ampleur du regard, selon l’échelle de temps et d’espace que nous adoptons pour l’envisager, la perspective de ce qui s’est passé en Grèce change énormément.
La lecture conjoncturelle des faits – une défaite douloureuse – peut faire tomber dans le fatalisme, qui trouble la compréhension et l’analyse. Dans une perspective de cycle long, systémique, les forces démocratiques doivent se recomposer, reconnaître les avancées – nombreuses – et les reculs de ces six derniers mois, et se préparer dans les conditions les plus favorables possibles aux choix qui se présenteront lors des prochaines batailles.
L’ordre établi est en mouvement, et la possibilité d’une transformation politique profonde, qui mette fin à l’austérité et engage la démocratisation de notre vie économique, politique et sociale, reste ouverte. Il suffit de voir ce qui se passe dans les primaires travaillistes britanniques et démocrates aux États-Unis, ce qui s’est produit aux élections en Turquie, en Écosse, ou encore aux élections municipales espagnoles : la perspective du changement, en grande partie grâce au processus grec, est aujourd’hui plus ouverte qu’il y a un an.

2. La majeure partie des réactions et commentaires sur l’issue de la crise grecque s’est développée depuis une perspective morale : trahisons, capitulations, courage, variations de la volonté. Il s’agit d’une tendance logique, instinctive, mais c’est aussi la cause de la pauvreté stratégique de la plupart des analyses rencontrées.
Il convient d’être froidement matérialistes en ce moment-même : penser la situation, soupeser les forces, comprendre ce qui s’est passé, et analyser quelles sont les marges qui restent ouvertes, les possibilités qui se sont fermées, celles que nous pouvons ouvrir, celles que nous ne pouvons pas. Tout le reste est littérature, dramatisation, et ne sert pas pour faire de la politique (à tout du moins, pas la politique qui nous intéresse).

3. Il ne sert à rien d’analyser la défaite du gouvernement grec en termes de « volonté », comme si Tsipras n’avait pas voulu aller plus loin que ce qu’il a obtenu, comme s’il lui avait manqué du courage pour appliquer un plan B que personne ne connaît précisément ni n’est capable de définir avec exactitude.
Dans un pays qui importe une part substantielle des aliments et des médicaments qu’il consomme et plus des deux tiers de son énergie, un pays ruiné qui a perdu les deux tiers de son appareil productif durant les longues années de l’austérité, dont le système bancaire est asphyxié par la BCE et qui n’a pas de réserve de devises étrangères, sans possibilité de se financer par ses propres moyens ni sur les marchés ni auprès des institutions internationales, sa marge de négociation a malheureusement mis en évidence toutes ses limites structurelles à l’heure fatidique de conclure un accord.

4. Tsipras aurait-il pu dire non à l’accord ?
Selon les estimations du gouvernement, le système bancaire aurait tenu à peine quelques jours de plus, en suivant plusieurs semaines de fermeture des banques, après le refus de l’accord. Indépendamment de la solution technique qui aurait pu être donnée à la crise, les dépôts et l’épargne de ceux qui ont encore leur argent à la banque se seraient évaporés – pas ceux des classes possédantes justement, puisque les grands propriétaires ont sorti leur argent du pays depuis des années.
La réalité est qu’aucun des centres de pouvoir régionaux alternatifs à l’Europe et au FMI n’a été disposé à collaborer à un scénario de rupture de la Grèce avec l’UE.
Sans financement, sans pouvoir garantir l’importation des produits de première nécessité, « réindustrialiser le pays » et « récupérer la souveraineté » sont des slogans vides. À court terme il n’y aurait eu de socialisée que la faillite, dans un pays où la population a donné un mandat clair contre l’austérité mais ne veut pas sortir de l’euro.
Pour prendre une telle décision, nul besoin de courage ou de bravoure, c’est de l’indifférence qu’il fallait face à la violence immédiate que ce choix entraînerait sur les travailleurs et les classes moyennes du pays, contre leur propre volonté.

5. La contradiction apparente avec la volonté populaire (non à l’austérité, non à la sortie de l’euro) est bien plus profonde et complexe qu’il n’y paraît.
L’opposition « austérité avec l’euro » versus « souveraineté hors de l’euro » est fausse, c’est une tromperie.
Imaginer qu’il y a plus de possibilités de redistribution sociale, de marges de progrès et de justice sociale en dehors de la structure socio-économique la plus développée de cette période historique plutôt qu’en son sein, sans prendre en compte le contexte précis dans lequel il faudrait opérer ni quelles sont les ressources disponibles dans chaque option, c’est infantile et dangereux.

Il n’y a pas de doute : l’accord signé, s’il s’applique, représente bien une nouvelle dose de souffrance pour la population et une perte substantielle de ressources pour les grecs. Mais rien ne sert de verser dans des robinsonnades abstraites : il n’y a pas plus de souveraineté dans la pénurie ni dans l’isolement, sans un plan viable de financement d’une économie brisée et asphyxiée en vue de sa ré-articulation productive à moyen terme.
Le vingtième siècle nous montre qu’hors des centres productifs les plus développés et avancés, il est difficile de socialiser autre chose que la pénurie et la misère, ce qui s’avère difficilement compatible avec les libertés politiques et la démocratisation économique et sociale, c’est-à-dire avec la condition même de la justice sociale.

6. La lutte essentielle continue à être celle pour le contrôle politique de cette structure productive. La politique est rapport de forces, et ce qui apparaît de cet épisode de la crise n’est autre que l’imposition brutale, la cristallisation d’une relation inégale à l’extrême : la quinzième économie d’Europe asphyxiée et sans accès au financement des marchés, face à l’Allemagne menant un bloc hétérogène mais en dernière instance cohérent qui inclut toutes les forces et tous les pouvoirs de l’ordre politique, économique et financier du continent.
Nous n’en devons pas pour autant tomber dans le désistement moral. Notre perspective et notre objectif doivent continuer à être la démocratisation de la production, le contrôle et la redistribution de la richesse là où elle est produite.
Si nous ne parvenons pas à altérer ce rapport de forces, nous n’ouvrirons pas un espace suffisant pour que le processus de démocratisation puisse représenter une réelle alternative au pilotage financier qui soumet, l’une après l’autre, toutes les conquêtes et tous les droits hérités de la période historique où s’est développé l’État social.

7. Il est faux de dire que cette crise aurait démontré qu’il est impossible de faire de la politique en Europe.
Il y a un déterminisme dangereux – tout était impossible dès le début, versus devant nous tout est possible – qui est source d’impuissance ou bien qui imagine des dimensions parallèles de liberté qui n’existent pas dans le réel.
Si quelque chose aura été mise en évidence dans ce processus, c’est la fragilité absolue de l’institution européenne, c’est le régime d’exception, la force brutale et nue qui a réglé les choix décisifs dans une salle, au petit matin, s’inventant des espaces et des recours en dehors de toute légalité préalable (ainsi de la sortie temporaire de l’Eurozone d’un État membre, des plans d’investissements qui la veille étaient impensables ou impossibles, des plans de restructuration de la dette qui s’évanouissent, et jusqu’à l’expulsion d’un ministre des finances de l’Eurogroupe).
Avec ses forces si limitées, la Grèce a réussi à faire émerger des contradictions importantes dans le bloc des Institutions, au point que le FMI continue à se démarquer de l’accord et n’y entrera que lorsque la restructuration substantielle de la dette publique grecque sera confirmée – ce qui marquerait une étape dans la décomposition du paradigme austéritaire d’une ampleur supérieure au mémorandum (pour mesurer le poids politique de la restructuration, qui devrait être l’objectif premier des forces anti-austérité en ce moment, il suffit de rappeler la révélation par Juncker lui-même que ce sont les gouvernements d’Espagne et du Portugal qui ont bloqué au dernier moment l’inclusion de la restructuration de la dette dans l’accord, par peur du renforcement moral et idéologique que cela pourrait entraîner pour les forces populaires dans leur pays, laissant en position de faiblesse et sans défense politique les gouvernements alliés de Merkel au sud de l’Europe).
Il faut le répéter autant que nécessaire : nous sommes devant un problème politique, pas juridique ni technique. Et la forme et la logique de notre stratégie alternative doivent être politiques.

8. Ce qui a été dévoilé avec l’issue de cette crise, c’est la nature la plus crue d’un pouvoir allemand en transition, ainsi qu’une logique de commandement politico-financier aux formes ouvertement autoritaires, qui ont pris explicitement comme un de leurs chevaux de bataille la négation du principe démocratique et même du principe de légalité (ignorer la légitimité d’un gouvernement élu, forcer la neutralisation du choix du référendum, utiliser la BCE pour asphyxier le système bancaire grec).
Pourtant, le caractère même de cette logique de pouvoir démontre que l’Europe est la dimension, l’espace politique de la bataille, par conséquent elle est le lieu où se reflète le rapport de forces propre aux temps d’exception où nous nous trouvons.
Nous sommes dans un cycle long de transformation, ouvert par la crise financière et prolongé par la logique de pilotage de l’austérité. Renoncer à cet espace sans avoir d’abord épuisé les possibilités d’accumulation de forces en son sein, sans analyser en profondeur la multiplication des processus, qui surgissent partout sur ce continent, dans la lutte pour articuler une opposition politique réelle à la logique d’austérité (de la Slovénie à l’Espagne, de Grèce à l’Écosse, du Royaume-Uni à la Pologne, en passant par les tensions qui secouent tous les partis socio-démocrates du noyau central de l’Europe), y renoncer c’est renoncer à l’analyse du moment historique et s’offrir un passeport pour la marginalité et l’acceptation de la défaite.
La recomposition des forces anti-austérité va de pair avec la transition du pouvoir européen, et c’est cette échelle d’onde longue qui doit présider à l’analyse et aux décisions stratégiques. Cela n’exclut aucune option à l’avenir : mais cela les fait dépendre de notre capacité à construire, articuler et transformer.

9. La meilleure preuve de la fragilité du commandement autoritaire européen a été donnée par le référendum du 5 juillet. Le référendum grec a donné un coup de pied dans le tableau bien ordonné des traités et a ouvert une scène politique totalement nouvelle, qui n’existait pas la veille de sa convocation.
S’il n’a pas été possible de donner une sortie politique qui puisse codifier ce magnifique débordement démocratique de l’ordre établi, c’est parce que l’adversaire a redoublé sa stratégie de restauration sur un mode clairement agressif, répondant par une charge brutale encore plus violente.
La seule carte décisive de la Grèce dans la négociation finale était la menace de l’orage financier consécutif au Grexit. Une fois que ce danger a été circonscrit (dans les bourses européennes cette menace ne s’est traduite à aucun moment, ni avant ni après la fermeture des banques et le référendum), Schaüble a retourné cette carte et en a fait son arme de plus gros calibre. Cette expulsion avec austérité sous forme « d’aide humanitaire » a représenté un changement de paradigme dans l’histoire politique de l’Europe : la constitutionnalisation d’un modèle colonial-autoritaire au sein même de l’Union.
Et malheureusement, en l’absence de toute autre voie pratique de financement après un processus de rupture, cette voie apparaissait aussi comme une possibilité extrêmement réelle de culminer le processus en une débâcle irréparable.

10. Défendre le gouvernement grec dans la situation postérieure aux négociations n’est pas une question de principe ou de loyauté, mais une question stratégique de premier ordre pour nous. De la même manière que le gouvernement grec a été attaqué pour affaiblir les options de changement démocratique dans les autres pays européens, tout ce qui se passe en Grèce influe directement sur les possibilités, les marges de manœuvre et les capacités qu’un gouvernement populaire aura en Espagne.
La Troïka avait trois objectifs politiques au début des négociations : frapper la Grèce pour intimider l’Espagne, briser Syriza et faire tomber en quelques mois le premier gouvernement de gauche « radicale » qu’a connu l’Europe depuis la seconde guerre mondiale.
Il serait tout simplement suicidaire de renoncer aux avancées et positions conquises ces derniers mois, aussi dure que soit la défaite dans cette première bataille : il faut défendre et disputer chaque centimètre, chaque clause, chaque marge qui restera ouverte à la lutte.
Il faut faire exactement le contraire de la division et de la moralisation du débat stratégique : construire une grande alliance démocratique, immense et transversale dont l’objectif tactique essentiel doit être l’accumulation de forces à court terme, et développer une intelligence stratégique suffisante pour mener les combats là où le rapport de forces pourra être le plus favorable (pour citer quelques exemples à court terme : la dette, le TTIP, la fraude fiscale, la défense de la citoyenneté, des services publics et les droits sociaux, etc.).

11. Ce qui bouge au sein des partis socio-démocrates n’est absolument pas à sous-estimer. L’austérité a ouvert un espace socio-politique transversal, bâtard, encore aujourd’hui ouvert et disputé. La Grèce a été à l’avant-garde de cette lutte, mais à moyen terme l’Europe entière s’ouvre à une recomposition décisive de ses forces hégémoniques où ce qu’il reste du bloc historique socio-démocrate est un axe décisif pour recomposer le rapport de forces à l’échelle continentale.
Le véritable effort stratégique doit se faire là et nulle part ailleurs.

12. Nous avons fait fausse route dans l’expression et l’explication de la différence entre la Grèce et l’Espagne. Il est faux de dire que nous aurions plus de marge de manœuvre parce que notre PIB est cinq fois supérieur.
Nous aurons plus de marge de manœuvre parce que nous ne devons faire face à absolument rien qui puisse ressembler à ce qu’a vécu et vit encore la Grèce. Nous n’avons pas à proroger ni à renégocier un mémorandum. Nous nous finançons nous-mêmes dans les marchés. La solvabilité de notre système financier ne dépend plus d’une décision arbitraire de la BCE. Nous n’avons pas d’autre tutelle dans l’exercice politique de notre souveraineté que celle que nous édictent les traités européens (ce qui ouvre la question décisive de l’utilisation des marges, des limites et des règles, comme le démontrent les dérogations systématiques aux règles de stabilité budgétaire de la part de l’axe franco-allemand).
C’est faire un cadeau à nos adversaires que d’admettre, même implicitement, un parallélisme Grèce/Espagne. Ce n’est pas que nous aurions plus de marge de manœuvre, car nous aurons une situation totalement différente. Il faut se battre bec et ongles pour faire passer ce message-là. Ce n’est pas que l’adversaire puisse chercher à nous faire du mal avec une telle comparaison : c’est que cette comparaison est fausse.

13. Le mouvement populaire du changement démocratique en Espagne doit assumer son rôle d’avant-garde pour l’accumulation de forces en Europe.
Il faut aller au-delà des espaces existants actuellement, convoquer toutes les forces de progrès, particulièrement celles du sud et de la périphérie de l’Europe, pour ouvrir un agenda démocratique commun autour des axes décisifs de la transition européenne.
Nous avons besoin d’un nouvel espace, d’un nouveau langage et d’une nouvelle stratégie. Sinon, nous nous installerons nous-mêmes dans un coin obscur du tableau et assisterons passivement à cette transition, à la sombre dispute entre les nouvelles xénophobies et l’autoritarisme financier.
L’Espagne est appelée à jouer, pour de vrai cette fois, un rôle décisif pour impulser un projet européen basé sur la défense de la paix, des droits humains, des services publics et de la dignité des peuples. Il est improbable qu’une opportunité historique de cette envergure se présente une autre fois dans nos existences.

Protection sociale
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La Sécurité sociale : 70 ans d’affrontements pour la restreindre ou pour l’étendre

par Gérard Gourguechon

 

C’est par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 qu’un système général de Sécurité sociale a été mis en place en France. Il y a donc 70 ans. La commémoration n’est pas forcément une démarche dynamisante. Elle peut être un moyen de ressourcement. Les 13, 14 et 15 mars 2004, Attac avait organisé à Nanterre un rassemblement autour d’un certain nombre de personnalités de la Résistance, dont Claude Alphandéry, Raymond Aubrac, Philippe Dechartre, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel­‐Valrimont et Lise London. Ceci avait été un moment privilégié d’échanges et de débats. L’Appel des Résistants du 15 mars 2004 nous disait : « Soixante ans plus tard (…) notre colère contre l’injustice est toujours intacte ». C’est l’utilité des retours sur le passé : éclairer l’avenir.
Nous savons que tous les progrès sociaux comme tous les reculs sociaux sont le résultat de tensions et de conflits, de rapports de forces entre intérêts différents, entre visions opposées de la société, voire contradictoires. L’exemple de la Sécurité sociale l’illustre parfaitement.

La marque du Conseil National de la Résistance (CNR)

Par la grande Histoire, nous savons que le Conseil National de la Résistance (CNR) a été le regroupement des différents mouvements de résistance en France réalisé par Jean Moulin, qui avait été mandaté par le Général De Gaulle à compter du 1er janvier 1942. La première réunion du CNR a eu lieu à Paris le 27 mai 1943, réunion à laquelle participent les représentants de 8 mouvements de résistance, 2 représentants des syndicats (CGT et CFTC) et 6 représentants de partis politiques (PC, SFIO, Radicaux, Démocrates chrétiens, un parti de droite modérée et laïque, un parti de droite conservatrice et catholique). L’éventail était donc assez large. Il excluait toutes les forces collaborationnistes. Le regroupement se faisait sur l’opposition, y compris bien entendu par les armes, à l’occupant nazi et à l’appareil d’Etat du régime de Vichy. La volonté commune était le retour à la souveraineté nationale et à la démocratie. Le CNR a chargé un Comité général d’étude de préparer une plate­‐forme politique pour la France d’après la Libération. Les points essentiels en seront entérinés en novembre 1943 à Alger par le Général de Gaulle.

Le programme du CNR sera adopté le 15 mars 1944. Il comporte une partie intitulée « mesures à appliquer dès la Libération du territoire » qui constitue une sorte de programme de gouvernement. A ce titre, le programme comporte des mesures visant à réduire la mainmise des collaborationnistes sur le pays et des mesures de moyen terme comme le rétablissement du suffrage universel, les nationalisations et la sécurité sociale. Ce programme représente le compromis auquel sont parvenues entre elles toutes les tendances représentées au sein du CNR. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne les nationalisations, l’idée même de « nationalisation » est déjà conçue comme un recul pour le PCF (« Les nationalisations ne sont pas des mesures socialistes… La première condition de l’introduction du socialisme dans un pays, c’est l’institution d’un Etat socialiste »). Et la formule retenue dans le texte du CNR, « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous­‐sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques », provoquera ensuite de vives controverses quand il s’agira de mettre en pratique cette disposition.

Sur le plan social, le programme adopté par le CNR le 15 mars 1944 annonce « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ». C’est tout ce qui est écrit dans le programme du CNR en matière de sécurité sociale. Il est dit qu’il s’agit d’assurer ces moyens d’existence « à tous les citoyens », c’est donc bien un régime universel qui est envisagé, mais aucun projet plus précis ne sera adopté avant la Libération.

La période de la Libération : des gouvernements issus de la Résistance

Par la grande Histoire encore, nous savons que dès le 3 juin 1944, le Gouvernement provisoire de la République française est devenu le gouvernement de la France, après la fin du Régime de Vichy de collaboration avec l’occupant nazi. Il perdurera jusqu’au 27 octobre 1946, avec l’entrée en vigueur des institutions de la Quatrième République. Le premier gouvernement Charles de Gaulle débute le 10 septembre 1944. Il comporte essentiellement des ministres de la SFIO, du MRP, des Radicaux, et deux ministres du PCF (dont le ministre de la Santé publique). C’est Alexandre Parodi qui est ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Parodi a été maître des requêtes au Conseil d’Etat, résistant, et a succédé, en février 1944, à la tête du Comité Français de Libération Nationale auprès du CNR, à Emile Bollaert, qui lui même avait succédé à Jean Moulin le 1er septembre 1943 (Jean Moulin est mort le 8 juillet 1943). En octobre 1944, Parodi confie à Pierre Laroque la Direction générale des assurances sociales au sein de son ministère avec pour mission de préparer la réforme. C’est seulement après un an de travaux, de discussions, de transactions, que des textes pourront être présentés à l’Assemblée consultative provisoire en août 1945. Deux ordonnances sont adoptées, le 4 octobre 1945 sur l’organisation de la Sécurité sociale, le 19 octobre 1945 sur les prestations. La mise en œuvre de ces ordonnances se fera notamment avec le deuxième gouvernement Charles de Gaulle, le gouvernement Félix Gouin et le gouvernement Georges Bidault, en 1945 et 1946. Les ministres et les membres des ministères sont alors des personnes qui, toutes ou presque, sont issues de la Résistance. Ambroise Croizat, du PCF, poursuivra l’impulsion donnée à la mise en place de la Sécurité sociale pendant le temps où il sera ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Déjà, le 14 janvier 1944, Ambroise Croizat écrivait : « Dans une France libérée, nous libérerons le peuple des angoisses du lendemain ».

Le rapport de forces qui existe alors est donc essentiellement celui qui résulte de la libération du pays, libération grâce aux combats et aux actions des mouvements de résistance intérieure et libération grâce à l’intervention des forces armées alliées. Les mouvements de résistance intérieure regroupent des hommes et des femmes « de gauche » et aussi des hommes et des femmes « de droite ». Il faut relire le poème de Louis Aragon « La rose et le réséda » paru pour la première fois en mars 1943 pour mieux imaginer aujourd’hui la période : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Tous deux adoraient la belle / Prisonnière des soldats / … / Tous les deux étaient fidèles / Des lèvres du cœur des bras / Et tous les deux disaient qu’elle / Vive et qui vivra verra / Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat / (…) ». Ces mouvements de résistance disposent d’armes. Elles ont servi à combattre les Allemands et les forces françaises de collaboration. Elles sont un élément important du rapport de forces et les gouvernements s’efforceront rapidement de récupérer ces armes pour que « l’Etat » (et ceux qui sont à sa tête) retrouve son monopole de disposition des forces armées. Dans ce rapport de forces, toutes celles et tous ceux qui ont collaboré aux forces occupantes sont déconsidérés. Pendant un certain temps, toutes ces personnes se feront discrètes. Une grande partie du patronat est dans ce cas. Le poids de la CGT et du PCF dans les forces de résistance intérieure va marquer les orientations politiques des premiers gouvernements. Le rapport de force est aussi celui qui résulte des rapports militaires sur le terrain. L’Allemagne nazie a été battue grâce à l’action principale de l’URSS, des Etats-­Unis, de la Grande-Bretagne et de son Empire colonial, et de troupes françaises. Les équilibres géopolitiques vont aussi peser dans les équilibres et les compromis politiques en France. Il faut avoir en tête que les accords de Yalta vont expliquer le comportement de Staline pendant un certain temps, et aussi celui des dirigeants du Parti communiste français qui s’inscrivent dans les décisions du PC de l’URSS (Maurice Thorez, Jacques Duclos, Benoît Frachon, etc.). Au sein du PCF, ils s’opposeront aux résistants soucieux d’indépendance à l’égard de l’URSS (principalement Charles Tillon, chef des FTP­‐FFI, et Ambroise Croizat, tous deux issus de la résistance et ministres communistes en 1945 et 1946).

Les ordonnances du 4 octobre 1945

L’exposé des motifs de l’Ordonnance du 4 octobre 1945 donne bien la philosophie générale de la Sécurité sociale envisagée : « La Sécurité Sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain (…) Envisagée sous cet angle, la Sécurité Sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de grande généralité quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité : un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longues années d’efforts persévérants (…) ».

L’article 1er de l’Ordonnance du 4 octobre indique : « Il est institué une organisation de la Sécurité Sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gains, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. L’organisation de la Sécurité Sociale mesure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l’allocation aux Vieux Travailleurs Salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-­‐ci et sous réserve des dispositions de la présente ordonnance. Des ordonnances ultérieures procèderont à l’harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d’application de l’Organisation de la Sécurité Sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par les textes en vigueur ».
En ce qui concerne les ressources (on parle maintenant du « financement »), ce sont les articles 30 et 31 qui fixent les principes : « La couverture des charges de la sécurité sociale et des prestations familiales est assurée, indépendamment des contributions de l’Etat prévues par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, par des cotisations assises et recouvrées conformément aux dispositions ci‐après ». « Les cotisations des assurances sociales, des allocations familiales et des accidents du travail sont assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires de chacune de ces législations (…) ».

Les textes sont clairs : il s’agit de mettre en place une Sécurité sociale universelle

La relecture des textes réellement retenus en 1944 et en 1945 devrait éviter de leur faire dire aujourd’hui autre chose que ce qu’ils disaient. La volonté politique est de garantir à chaque personne de pouvoir disposer des moyens de subvenir à sa subsistance et à celle de sa famille dans des conditions décentes. Ces ambitions ont été résumées ultérieurement par les 3 U (universalité, unité, uniformité) qui ont très rapidement suscité de nombreuses réticences. L’universalité figure déjà dans le texte du CNR de mars 1944 quand il précise que la sécurité sociale doit concerner tous les citoyens. 18 mois plus tard, en octobre 1945, alors que le pays est maintenant libéré, et que les forces de la résistance ont été « rentrées dans le rang », notamment en ayant rendu leurs armes, la pression est moins forte et les particularismes commencent à se faire entendre. L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 rappelle bien que le but final est de couvrir l’ensemble de la population, pour l’ensemble des risques. Mais cette échéance paraît désormais lointaine, et l’article 1er parle seulement « des travailleurs », et plus « des citoyens », en ajoutant que des textes ultérieurs devront étendre le champ d’application de la Sécurité sociale à d’autres catégories de bénéficiaires.

En ce qui concerne le financement, les articles 30 et 31 font mention des « contributions de l’Etat ». On comprend mal, dès lors, les frayeurs de certains qui, aujourd’hui encore, tout en ne cessant de se référer « au CNR », rejettent toute idée de financement partiel de la Sécurité sociale par le biais de l’Etat (et, peut être, de l’impôt). On ne comprend pas plus leur blocage sur un financement reposant uniquement sur une cotisation assise sur les salaires. En effet, l’article 31 annonce que les cotisations seront assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires. Dans le débat qui, aujourd’hui encore, traverse notamment le mouvement syndical français, si nous déclarons que nous sommes pour une Sécurité sociale universelle, couvrant donc toutes les personnes vivant sur le territoire national, il nous faut dire que nous sommes pour que toutes ces personnes concourent au financement en fonction de l’ensemble de leurs revenus. Ceux qui, aujourd’hui, revendiquent une cotisation uniquement basée sur la masse salariale, devraient reconnaître qu’ils refusent l’universalisme et sont pour un système social spécifique aux seuls salariés, les autres catégories sociales (agriculteurs, professions libérales, commerçants, etc.) relevant d’autres régimes particuliers. Et, dans le cadre de ce régime « salariés », il faut bien voir aussi que la limitation à la masse salariale, en ce qui concerne le financement « des travailleurs », résulte aussi d’un compromis « historique » propre à la période de la Libération. Par les accords de Yalta de février 1945, il a été décidé, entre les Etats-­Unis et l’URSS, que la France resterait dans le monde capitaliste occidental. Dans le cadre d’une société capitaliste, le compromis a été de ne faire cotiser que les revenus du travail pour le financement de la Sécurité sociale des salariés. Il ne fallait pas faire appel aux revenus du capital, y compris ceux tirés du travail par l’exploitation capitaliste (les profits de l’entreprise tirés du travail de ses salariés). Il a été convenu qu’il fallait aider à la reconstruction de l’économie du pays, et donc favoriser l’investissement privé, et donc le capital privé. Dès septembre 1944, le secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, a lancé la « bataille pour la production », et en 1945 le PCF porte le mot d’ordre : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe ». Dans la même veine, Maurice Thorez déclarera en 1945 : « Retroussez vos manches. La grève est l’arme des trusts ». C’est là qu’il faut trouver l’explication de la non contribution des revenus du capital au financement de la Sécurité sociale.

En 2015, il n’y a plus lieu de favoriser, à ce point, le capital et ses détenteurs. Les entreprises privées ne sont plus en manque de possibilités d’investissements. Les marges de profits sont élevées, particulièrement pour les plus grosses entreprises, les multinationales. Il serait scandaleux que ces profits, non utilisés pour investir en France et y créer de l’activité et de l’emploi, continuent d’être distribués aux actionnaires et participent à la spéculation financière qui menace les budgets publics et les démocraties. Les entreprises doivent participer au financement de la sécurité sociale au-­delà de leur seule masse salariale, mais sur l’ensemble de leur bénéfice brut d’exploitation. Aujourd’hui, continuer de demander aux entreprises de ne financer la sécurité sociale que sur leur masse salariale, c’est faire supporter ce financement uniquement sur les revenus tirés du travail, sur les revenus salariaux que le système capitaliste accorde aux travailleurs en rémunération de leur travail. Avec une telle assiette, plus le système capitaliste exploite les travailleurs, plus le taux de profit est élevé, plus la masse salariale est réduite (par suite des licenciements, par remplacement du travail humain par des machines, par des délocalisations d’activités à l’étranger, etc.) et plus l’équilibre des comptes sociaux est difficile. Continuer de demander aux entreprises de financer la sécurité sociale sur leur masse salariale, c’est faire gagner deux fois les entreprises qui réduisent leurs salaires et leur masse salariale en les exonérant, en proportion, de cotisations sociales. Ainsi, les entreprises qui créeraient de la demande sociale supplémentaire (par du chômage accru) seraient celles qui seraient moins appelées à contribuer, alors que celles qui embauchent, qui augmentent leurs salaires, verraient augmenter leur contribution !

La Sécurité Sociale : toujours un lieu d’affrontements.

Dans les premières années qui ont suivi la Libération, les mesures qui ont été prises étaient inscrites dans la continuité des Ordonnances de 1945. Puis les rapports de force ont été progressivement modifiés au détriment des valeurs de partage et de solidarité. Les attaques ont été multiples, sur tous les aspects de la vie sociale. En octobre 2007, DenisKessler a bien fixé le cadre des réformes voulues par le patronat et par les libéraux : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ! ». Ils ont déjà bien entamé le combat. A nous de savoir agir pour une Sécurité sociale universelle couvrant tous les risques sociaux, chacun selon ses besoins, et chacun participant selon ses moyens.

15 septembre 2015

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Le Droit social comme fondement de la reconnaissance politique de la classe laborieuse

par Olivier Nobile

 

Opérer une analyse théorique de la puissance distinctive de la Sécurité sociale née du projet du Conseil National de la Résistance de 1945 est une opération éminemment complexe et risquée. Et ce, pour une raison assez simple : la Sécurité sociale née des ordonnances d’octobre 1945 s’est construite sans véritable théorisation préalable. Dès lors, toute étude théorique de la Sécurité sociale ne peut procéder que d’une démarche analytique ex post et essentiellement dynamique.

Primo, il est tout d’abord insensé de vouloir faire entrer la Sécurité sociale dans un cadre théorique préexistant. En ce sens, j’en appelle en particulier dans mon ouvrage1 à renvoyer Beveridge et Bismarck dos à dos, en opposition à la taxinomie réductrice d’Esping-Andersen qui qualifie le système français de bismarckien ou encore de conservateur-corporatiste. De même, analyser la Protection sociale à l’aune d’un cadre d’analyse strictement économique qui nierait le rôle politique que la protection sociale occupe mais surtout qui empêcherait d’opérer un glissement théorique essentiel sur la question centrale du salariat et du Droit social. J’y reviendrai.

Secundo, l’analyse théorique de la Sécurité sociale doit être entendue à l’instar de l’observation d’un corps en mouvement et implique non pas tant de la penser en tant que ce qu’elle est mais bien en tant que ce qu’elle devenue et plus encore ce qu’elle a permis dans le cadre des rapports de force, extrêmement antagonistes, du capitalisme, lui-même en mouvement. Cette approche dynamique de la Sécurité sociale nous amène non pas à considérer le projet du CNR comme un aboutissement social idéalisé dont l’horloge se serait à jamais arrêtée en 1945, mais bien comme le point de départ d’une construction socio-politique et juridique continue inscrite dans un théâtre de luttes sociales. C’est en ce sens que je qualifie la Sécurité sociale d’intermédiation de la lutte des classes, dans le sens où elle opère une réduction institutionnelle et partant, pacificatrice, des conflits sociaux immanents au capitalisme.

Plus précisément, la Sécurité sociale constitue une concession sociale arrachée au patronat (et de haute lutte) par la classe des travailleurs en contrepartie de leur acceptation du rapport de domination inhérent à l’emploi salarié, impliquant un lien de subordination d’un travailleur à un employeur. Point de contresens néanmoins, l’idée que la Sécurité sociale soit le fruit d’un compromis social de première importance au sein du mode de production capitaliste confère dans le même temps à la Sécurité sociale les ferments d’un déjà-là de l’émancipation sociale et politique des salariés, voire de l’édification d’un nouveau droit de citoyenneté fondé sur le Droit social qui reposerait sur les deux principes suivants :

  • le bénéfice de droits sociaux directs et non soumis à une délibération politique extrinsèque : autrement dit le droit aux prestations de la sécurité sociale est lié directement (ou indirectement par le mouvement d’universalisation du salaire) à l’acte de cotisation des travailleurs. J’y reviendrai un peu après.
  • l’ouverture de droits politiques propres aux travailleurs au sein des institutions du Droit social (typiquement les conseils d’administration des Caisses Nationales et locales de la Sécurité sociale) ouvrant dès lors les perspectives d’une démocratie sociale conférée à la classe salariale habilitée à prendre en main sa destinée sociale ; cela préfigure l’idée d’un déjà-là d’un socialisme possible en contexte démocratique sans intervention de l’Etat a priori dans les domaines liés aux conditions sociales d’existence de la classe laborieuse disposant au surplus d’une conscience de classe et des armes politiques de résistance à la contrainte sociale du capitalisme.

Il est nécessaire, pour bien comprendre ces deux principes d’analyser la Sécurité sociale à l’aune de sa puissance distinctive et déceler ce qui lui confère sa force émancipatrice au cœur de l’édifice capitaliste. La pierre angulaire est à mes yeux évidemment son mode de financement, la cotisation sociale. En faisant reposer la Sécurité sociale sur un financement patronal lui-même adossé au salaire de ses salariés, les pères fondateurs de la Sécurité faisaient alors un choix pour le moins crucial. Pourquoi en effet ne pas privilégier un financement par l’impôt à la base de tous les modèles de redistribution classique, notamment beveridgiens ? La réponse est tout d’abord technique : l’assiette des cotisations sociales a de nombreux avantages par rapport à celle de l’impôt. L’impôt est en effet marqué par deux faiblesses ontologiques :

  • La compliance à l’impôt (autrement dit une acceptation spontanée de versement de l’impôt de la part des contribuables) n’est possible que dans un contexte d’acceptation forte de la légitimité de l’Etat et plus encore d’une grande homogénéité sociale facilitant l’acceptabilité de la redistribution verticale de nature fiscale (ce qui est le cas des pays nordiques, petits pays marqués par de plus bas niveaux d’inégalités sociales et de faibles flux migratoires … du moins jusqu’à un passé récent) ;
  • L’assiette des impôts des entreprises est très aisément dissimulable ou contournable y compris légalement à l’inverse de la cotisation sociale qui implique pour y échapper de dissimuler… un salarié. Un financement de la protection sociale par l’impôt sur le revenu suppose quant à lui un mouvement spontané d’augmentation importante des salaires (hautement hypothétique sans contrainte) et fait peser un risque majeur de développement des modes de rémunération non salariale non imposable. Cela est tellement vrai que la seule manière que les pouvoirs publics aient trouvée de fiscaliser la sécurité sociale a consisté à maquiller une cotisation sociale en impôt : la CSG.

La réponse qui préside au choix de la cotisation sociale est ensuite et surtout éminemment tactique : en effet sans cotisation sociale, point de démocratie sociale. Ce choix est en tout point essentiel. Il repose sur l’idée princeps, qu’ont très bien comprise les pères fondateurs du CNR, qu’une gestion directe de la Sécurité sociale par les assurés sociaux n’est envisageable que dans la mesure où la Sécurité sociale procède d’un droit direct des salariés. Sur cette base que non seulement, le salarié dispose d’un droit personnel et inaliénable aux prestations Sécurité sociale (droit à l’assurance maladie, droit retraite qui ne peuvent être remis en cause a posteriori…) mais également d’un droit politique car, c’est par leur contribution que les assurés sociaux disposent d’une légitimité politique à siéger dans les Conseils d’Administration des Caisses de Sécurité sociale.

Une fois encore, la construction des principes directeurs du Droit social ne s’est pas faite d’un coup et il est nécessaire d’envisager ce processus sur un temps long allant selon moi jusqu’à la fin des années 1970. Toujours est-il que dans le contexte de croissance fordienne des Trente glorieuses, à laquelle s’ajoute la peur de bloc socialiste, les représentants des assurés sociaux même affaiblis par le paritarisme instauré en 1967 parviennent à obtenir des avancées sociales d’une ampleur inégalée : extension considérable des retraites par répartition avec de nombreuses périodes de validation gratuite de périodes non cotisées, extension sans précédent de la couverture maladie à presque l’ensemble de la population, modernisation sans précédent de l’hospitalisation publique, création de l’allocation aux adultes handicapés (1975) ouvrant la voie d’une prise en charge de la dépendance, unification des droits des chômeurs en 1979 mettant fin aux dispositifs de solidarité pour les chômeurs en fin de droit et universalisation des allocations familiales (1978)… Dans le même temps la Sécurité sociale a opéré un mouvement d’intégration dans le champ du Droit social de nombreuses catégories de travailleurs qui évoluaient en marge du salariat : exploitants agricoles, travailleurs indépendants (création du régime social des indépendants 1948), cadres (création de l’AGIRC 1947)… Dans le même temps, l’assurance maladie, par la voie conventionnelle, transforme littéralement les conditions d’exercice des professions de santé et jette les bases d’une quasi-salarisation de celles-ci. De la sorte le Droit social opère une harmonisation des droits sociaux de l’ensemble du corps productif de la Nation et reste à ce jour le plus grand vecteur de cohésion sociale entre l’ensemble des travailleurs.

Une telle expansion des droits sociaux aurait-elle été possible sans la force motrice de la cotisation sociale ? On peut tout à fait refaire le match et considérer, dans un délire uchronique, qu’il en aurait été de même dans le cadre d’un système fiscal redistributif de type beverdigien sous réserve que les rapports de force soient favorables aux salariés. Un tel débat me semble néanmoins inepte car primo on ne refait pas l’histoire et secundo les faits sont têtus : la France est le pays qui édifié le plus important dispositif de protection sociale du monde avec 31 % de son PIB consacré à la dépense sociale et celui qui a le marché des retraites par capitalisation parmi les plus étroits de l’OCDE, même en comparaison aux grands pays beveridgiens d’Europe du Nord. Le rôle joué par les représentants des assurés sociaux au sein des structures politiques de la Sécurité sociale, au moins jusque dans les années 1970, y est peut-être pour quelque chose… Or, il n’aurait pas été envisageable dans un système étranger à la cotisation sociale.

C’est à partir de ces principes que l’on comprend mieux comment la cotisation sociale prend une dimension réellement politique et potentiellement subversive. La cotisation a en effet été le vecteur d’une extension considérable du champ du Droit social à des sphères de temps déconnectées de l’emploi (arrêt maladie, retraite, invalidité etc…) conférant à la cotisation une dimension de salaire socialisé, à savoir de mutualisation du salaire permettant une rémunération salariale de temps de vie de plus en plus déconnectés de l’aire d’autorité de l’employeur. La cotisation sociale joue ainsi un rôle de distribution horizontale du salaire et des droits sociaux associés entre périodes (temps, travail) d’emploi et périodes (temps, travail) de hors emploi mais ne relève pas d’une logique redistributive. Par logique redistributive, il faut entendre au contraire transfert vertical de revenus entre contribuables (qui payent) et bénéficiaires (qui reçoivent sur la base d’une délibération politique extrinsèque) à l’instar de ce qu’opère l’impôt avec les dispositifs d’assistance. Pour s’en convaincre, il faut avoir à l’esprit plusieurs idées fondamentales :

  1. la cotisation sociale est versée en contrepartie ou à l’occasion d’un travail (L 242.1 Code de la Sécurité Sociale) et les taux appliqués sont strictement proportionnels (taux fixes) : l’employeur verse donc un salaire indirect équivalent relativement à la rémunération de base du travailleur. Il n’y a donc aucune redistribution de nature économique entre travailleurs riches et pauvres. Il s’agit donc bien d’une part indirecte des salaires et non d’une captation ex post de ressources fiscales. Le fait que les taux soient identiques pour tous les salariés se justifie pour éviter toute concurrence salariale entre les entreprises mais surtout car …
  2. la cotisation ouvre un droit inaliénable et égalitaire au versement de prestations sociales : c’est un des fondements de la nature dite contributive (ou assurantielle) de la Sécurité sociale. C’est là la différence fondamentale majeure avec l’impôt. Le travailleur cotise et c’est par cette cotisation qu’il peut prétendre au bénéfice des prestations de Sécurité sociale (150 heures pour ouvrir un trimestre de retraite, 60 heures de travail pour ouvrir droit à l’assurance maladie pendant un an par exemple…). Cette nature contributive de la cotisation sociale s’exprime notamment dans son caractère affecté à une dépense sociale et le fait qu’aucune délibération politique n’est censée remettre en cause les droits acquis par les salariés, contrairement à l’impôt qui est soumis à une délibération politique en Loi de Finances. Autrement dit, les droits sociaux acquis par un travailleur (assurance maladie, retraite etc) par le biais de sa cotisation sociale, ne peuvent à aucun moment être remis en cause par quelconque délibération politique extrinsèque : l’article 34 de la constitution habilite le Parlement uniquement à déterminer les grandes orientations de la Sécurité sociale et à créer les régimes de Sécurité sociale et l’article 37 ouvre une voie réglementaire pour ajuster le montant des prestations, mais nullement les droits acquis. Quant aux Lois de Financement de la Sécurité sociale née de la réforme Juppé de 1996, elles impliquent certes une délibération du Parlement dans le domaine social mais ne comportent pas la même portée normative que les Lois de Finances de l’Etat. C’est en ce sens que  je considère que le lien cotisation/prestation hérité du fondement assurantiel de la Sécurité sociale est essentiel, car il est le principal rempart contre une remise en cause des droits sociaux par les organes politique de la démocratie représentative potentiellement assujettis aux intérêts de la classe possédante (la superstructure capitaliste en vulgate marxiste).

Attention au contresens, la condition d’assurance, immanente au système français de Sécurité sociale, est devenue avec le temps de moins en moins individuelle et la condition de cotisation s’est muée en une condition collective (universalité des allocations familiales…). Cela dit formellement cette condition d’assurance, même lâche, entre travailleur cotisant et travailleur assuré social est essentielle car c’est elle qui justifie l’exercice d’un droit politique au sein des structures politiques du Droit social. Par ce mouvement d’extension du champ du salaire socialisé, la Sécurité sociale associée à un renforcement considérable des règles d’ordre publique sécurisant juridiquement l’exercice d’un emploi salarié a contribué à créer les conditions d’une édification politique de la classe des travailleurs autour des acquis du Droit social. De la sorte, le Droit social crée les conditions indispensables à une globalisation des luttes sociales en jetant les bases d’une convergence d’intérêts entre catégories distinctes de travailleurs : étudiants, chômeurs, salariés du privé, fonctionnaires, mais également « improductifs » au sens capitaliste du terme. Le point d’orgue de cette convergence restera le grand mouvement social de 1995 en opposition au Plan Juppé, lequel constitue la dernière véritable victoire du corps social unifié des travailleurs face à une remise en cause de droits sociaux qui pouvaient passer, en première analyse, pour catégoriels (les régimes spéciaux de retraite).

Or, pour bien comprendre ce processus, il est indispensable d’opérer un glissement théorique essentiel : d’une approche empreinte de marxisme littéral qui verrait uniquement le salariat comme la classe laborieuse n’ayant que sa force de travail à proposer, je propose une définition nouvelle qui assoit le salariat sur sa dimension strictement politique, en la posant comme la classe des travailleurs constituée juridiquement et politiquement autour des structures du Droit social. A noter que j’inscris clairement les travailleurs indépendants dans cette catégorie politique constituée autour du salaire socialisé. Un artisan, un petit commerçant, une profession libérale ou un exploitant agricole sont soumis à une contrainte plus subtile à l’emploi mais bien réelle. Premièrement, ils tirent leurs revenus très majoritairement de leur force de travail, liée par ailleurs à un savoir-faire professionnel réglementé (pour les artisans). Certes, une partie de leur rémunération est liée à leur investissement en capital (fonds de commerce, machines-outils, licences …) mais ils exercent un droit d’usage direct sur ce capital et ne tirent que très marginalement des profits et plus-value sur leur revente. Leur positionnement dans la division du travail les pose très fréquemment dans un lien de subordination à l’entreprise capitaliste, notamment en qualité de sous-traitants des grands groupes industriels, commerciaux ou de services. Mais surtout, un aspect permet de les rattacher sans ambages au champ du Droit social et donc au salariat pris dans son acception statutaire : leur rattachement au régime social des indépendants, dont les droits (retraite et maladie) ont été harmonisés avec ceux des salariés depuis 1974.

Le passage d’une notion de salariat-objet de la domination à celle de salariat-sujet du Droit social a été permis précisément par les mécanismes d’extension du salaire socialisé qui découlent directement du projet originel du CNR. Plus important encore, la Sécurité sociale a permis d’étendre les frontières du Droit social à des individus par essence exclus par essence du marché de l’emploi salarié et à étendre les garanties sociales liées au salaire et à la cotisation sociale à des sphères de plus en plus larges de hors emploi.

Dans ce cadre la place de la branche famille de la Sécurité sociale a joué un rôle fondamental, bien que, avouons-le, assez ambigu. La branche famille joue un rôle de compensation des charges de famille, donc une fonction en apparence redistributive voire nataliste, mais dans le même temps son financement par la cotisation sociale lui confère une dimension indéniable de salaire socialisé. Et c’est en ce sens que la Sécurité sociale a joué un rôle de reconnaissance économique et politique du temps consacré aux charges de famille. Reconnaissance économique tout d’abord car les prestations familiales ont contraint le patronat à reconnaître que le temps familial était nécessaire à son dessein économique : soutien à la consommation des ménages, amélioration de l’état de santé et de formation des jeunes, augmentation l’assiduité grâce aux solutions de garde d’enfants, etc. Ce travail à première vue improductif car non valorisé monétairement par l’entreprise capitaliste est en réalité générateur d’externalités positives considérables pour le capitalisme, quoique fréquemment ignoré par les économistes.

Politique ensuite, car en contraignant l’employeur à reconnaître ce temps individuel du salarié, il a ouvert la voie d’une extension du champ du Droit social et des droits politiques associés à des individus exerçant un travail en dehors des contraintes du marché du travail, et pour commencer les personnes en charge d’enfants, dont on a consacré politiquement et socialement le travail.

Certains y verront une forme de naturalisation du temps familial, voire une justification du salaire maternel. Une fois encore ce débat ne m’intéresse guère, peut-être à tort. En réalité, peut me chaut que ce temps soit consacré à l’éducation effective des enfants et puisse être considéré comme du salaire maternel, ou paternel d’ailleurs. Ce n’est pas mon propos ni ma préoccupation, car ce qui compte à mes yeux, c’est que la branche famille fasse partie intégrante du champ du Droit social, autrement dit l’ensemble des droits sociaux et politiques adossées au salariat pris dans une dimension statutaire et collective.

Par conséquent, les allocations familiales en tant qu’elles font partie de l’édifice du Droit social doivent être analysées à l’aune de la signification politique de cet édifice juridico-politique. A l’inverse, je m’oppose à toute logique politique qui viserait à justifier toute dissociation des prestations familiales de la logique salariale. En particulier, l’idée d’une reconnaissance du droit de l’enfant en tant que citoyen en devenir ou tout simplement en tant qu’être humain est objectivement très noble mais elle me semble renfermer un risque d’une dangerosité exceptionnelle de basculement dans une logique de revenu universel d’existence, avatar ultra-libéral de l’impôt négatif friedmanien. Mais plus simplement je ne vois pas du tout comment faire entrer l’enfant dépositaire de droits sociaux directs, même avec beaucoup d’efforts et d’imagination, dans les principes du Droit social, condition sine qua non à l’édification politique de la classe des travailleurs. En effet, dès lors que le patronat n’aura plus la main clouée par la reconnaissance du temps individuel du travailleur par le biais de la Protection sociale entendue comme intermédiation de la lutte des classes, plus rien ne pourra justifier que l’on maintienne le financement salarial de celle-ci et le maintien d’un semblant de démocratie sociale qui en est la conséquence.

La mutation du capitalisme nous oblige à repenser la protection sociale

Le lien entre salaire socialisé et emploi salarié a pu apparaître comme solide dans la période de croissance économique à deux chiffres et de plein emploi des trente glorieuses (bien que largement mythifiée si l’on songe à la forte inactivité des femmes). En effet, la dimension contributive (la cotisation préalable comme condition de l’ouverture d’un droit à prestations sociales) avait un sens concret car la frontière entre emploi salarié et bénéfice des prestations sociales était relativement mince. Les individus, à de rares exceptions, était censés jusque dans les années 1980 être inscrits très majoritairement à la fois dans une fonction d’emploi salarié soumis à cotisation sociale même intermittente rendant légitime la perception de prestations de Sécurité sociale même à un membre durablement inactif (conjoint, enfant à charge, etc.).

La situation devient beaucoup plus complexe en situation de chômage de masse avec l’apparition de situations d’éloignement durable voire définitif du champ de l’emploi salarié. C’est cette situation qui constitue le point de départ d’une remise en cause à grande ampleur du salaire socialisé au profit de solutions très classiques de redistribution à l’endroit des plus pauvres. La remise en cause du salaire socialisé passe en premier lieu par une bataille idéologique reprise en boucle par les médias, d’autant plus puissante qu’elle repose sur des principes extrêmement simples et nimbés de logique absolument rationnelle. Parmi ces vérités absolues, il y a l’idée fondamentale que les allocations familiales par essence universelles et déconnectées de la logique de l’emploi ne sauraient être vues que comme un attribut redistributif de la politique familiale à destination des familles les plus pauvres (d’où la modulation des AF et la mise sous conditions de ressources) et par conséquent, elles ne sauraient être financées que par l’impôt (d’où la CSG et le pacte de responsabilité notamment). Il est très difficile de contrer un tel argumentaire pour justifier au contraire la nécessité de maintenir la branche famille dans le corpus de la Sécurité sociale et d’asseoir son financement sur la cotisation sociale car cela implique de longs développements théoriques comme ceux que je vous propose. Le résultat est donc sans appel : notre camp est laminé idéologiquement car il n’est pas capable de brandir des principes solides et aisément accessibles pour conférer une justification rationnelle au maintien de la branche famille dans le champ de la Sécurité sociale, de justifier par des principes tout aussi solides son financement patronal et le maintien de la démocratie sociale au sein des conseils d’administration des CAF et de la CNAF.

Et la situation de la branche famille n’est évidemment que l’arbre qui cache la forêt, car l’assurance maladie est depuis plusieurs décennies dans toutes les têtes réformatrices comme la branche à scier d’urgence afin de la transformer en système dual marqué par une prise en charge minimale d’assistance fiscalisée pour les plus pauvres (CMU) assortie d’un dispositif de couverture maladie intégralement privatisé pour les plus aisés. Les conséquences sociales sont désastreuses et produisent déjà largement leurs effets. Cette transformation néo-libérale vise en réalité à stratifier les droits sociaux en fonction de la position des individus dans la division du travail social :

  • super-salariés largement inscrits dans le projet capitaliste,
  • salariés précarisés,
  • individus inemployables dépendant de la solidarité nationale.

Cela fait peser des risques majeurs en termes de cohésion sociale et des situations de stigmatisation des bénéficiaires de l’assistance dans la mesure où les salariés les plus précarisés (souvent à peine mieux lotis) se voient exclus des dispositifs de solidarité sans pour autant prétendre au bénéfice des dispositifs relevant de la sphère lucrative qui ne bénéficient réellement qu’aux super-salariés (fonds de pension, assurances complémentaires facultatives, etc.).

D’autres évolutions récentes de la situation de l’emploi, bien qu’insuffisamment analysées, font peser d’importantes menaces sur le compromis social né au lendemain de la guerre. Je pense notamment au phénomène récent d’« uberisation », autrement dit le déploiement considérable des plate-formes collaboratives et lucratives, qui brouillent fondamentalement le lien entre salariat et travail. L’uberisation est le fait de mettre en relation sur des plate-formes, via Internet ou des applications, des fournisseurs de services et des clients tout en court-circuitant l’entreprise (Blablacar, Airbnb …). En effet, ces fournisseurs de services ne sont pas salariés mais indépendants voire bénévoles. Par indépendants, il faut comprendre « autoentrepreneur », autrement dit ce sous-statut social de travailleur indépendant créé par Nicolas Sarkozy en 2008, pour faciliter le contournement des règles sociales liées à l’emploi salarié et à celui de travailleur indépendant classique. Nombre d’autoentrepreneurs sont en réalité des salariés déguisés soumis à un lien de subordination univoque à quelques employeurs, qui bénéficient de la sorte d’un allègement considérable des cotisations sociales à verser. Cette situation est à rapprocher des pratiques de travail dissimulé qui coûtent au bas mot 16 milliards d’euros de manque à gagner de cotisation sociale par an à la Sécurité sociale. Peu de critiques ont été formulées dans le milieu syndical sur le risque majeur que faisait porter le statut d’autoentrepreneur, à l’exception notable des organisations professionnelles des Artisans qui y ont très vite vu une remise en cause de leur statut professionnel, en particulier en matière de reconnaissance de leur pratiques professionnelles et des garanties sociales associées à l’exercice de leur activité.

D’autres dispositifs socio-économiques, à l’instar des Services d’échanges locaux (SEL), qui reposent en réalité sur le principe du troc, constituent des défis importants à relever car ils constituent tout à la fois des mécanismes de survie et une forme de contournement intéressante du système monétaire mais comportent les mêmes faiblesses : aucune cotisation ou contribution sociale n’étant versée, les travailleurs sont dépourvus de tout statut social. Mais l’ubérisation, de même que les SEL sont en même temps un défi à relever car le succès majeur de ce nouveau rapport au travail, voire la solution collaborative qu’elle apporte à un certain nombre de personnes considérées comme inemployables dans le capitalisme classique nous amènent à réfléchir aux modalités de valorisation économique de ces pratiques, condition sine qua non pour rattacher ces situations de travail au champ du Droit social et éviter le morcellement, ou plutôt une stratification de la classe des travailleurs que réalise avec un succès flagrant les réformateurs du néo-libéralisme et dont l’objectif est de rendre définitivement inopérant tout mouvement de globalisation des luttes dans le domaine social.

Plus que jamais, la recherche d’un fondement théorique solide s’impose pour justifier le fondement salarial des institutions du Droit social et faire reposer leur financement sur le salaire socialisé, lequel contraint nolens volens le patronat à reconnaître politiquement la classe des travailleurs. Or il convient de contredire l’évidence selon laquelle seul le travail valorisé monétairement par le prix fixé par l’entreprise capitaliste est créateur de richesse. La prise en charge de la maladie, l’éducation des enfants, la retraite, etc. participent clairement de la richesse de la Nation et génèrent des puissantes externalités positives pour le capitalisme, notamment théorisées par les théoriciens de la croissance endogène. C’est un premier argument de poids pour justifier que l’employeur capitaliste soit contraint à reconnaître le temps improductif des charges de famille, des retraités et des invalides. Mais il importe davantage de trouver le fondement théorique pour asseoir l’idée que la rémunération par le salaire socialisé procède d’une droit autonome de leurs bénéficiaires et non d’une délibération politique contingente, sans quoi l’on ne peut rien opposer à l’idée qu’une redistribution fiscale serait plus adaptée que la salaire socialisé pour prendre en charge les situations sociales les plus éloignées de la sphère de l’emploi marchand (en particulier les allocations familiales). D’où la nécessité de reconnaître que les situations donnant lieu à socialisation du salaire (charge d’enfants, retraite, maladie, handicap …) sont des situations de travail autonome qui rattachent leurs bénéficiaire à la classe salariale. Que cela soit exact ou non d’un point de vue économique n’a finalement que peu d’importance ; importe ici la dimension strictement politique de cette reconnaissance du travail contenu dans ces périodes de hors emploi impliquant qu’ils soient partie intégrante du champ du salaire socialisé et des droits politiques qui en découlent.

En conclusion, à ceux qui verraient dans la Sécurité sociale créée en 1945, soit une institution ontologiquement anticapitaliste, soit à l’inverse un adjuvant capitaliste nécessaire à la reproduction de la force de travail, je répondrais simplement que la Sécurité sociale est fondamentalement a-capitaliste en cela qu’elle est étrangère dans son mode de fonctionnement aux principes économiques et politiques du capitalisme – en particulier de sa branche actuarielle – (affiliation obligatoire et universelle sans sélection du risque, absence de recours à l’épargne et aux marchés financiers, gestion directe par les assurés sociaux) tout en restant fondamentalement liée à la violence des rapports de production capitalistes. J’estime même que l’idée de Sécurité sociale telle qu’elle a été érigée en 1945 est consubstantielle à l’existence même de notre mode de production capitaliste au sein duquel elle constitue le compromis social majeur. Ma préoccupation n’est donc pas de savoir quel serait le système de protection sociale idéal et son mode de financement adapté dans un cadre de politique de temps long marqué par la baisse tendancielle du taux de profit et le collapsus dialectique du capitalisme qui en découlerait. Quand nous en serons là, la question de savoir si la cotisation sociale a plus de sens que l’impôt redistributif pourra être posée. Mais précisément nous n’en sommes pas là et l’urgence est de défendre notre édifice social né de projet du CNR. Premièrement car il constitue le meilleur rempart que l’histoire ait inventé contre la peur du lendemain des travailleurs, mais surtout car il donne des armes extrêmement puissantes aux travailleurs pris collectivement pour imposer leur reconnaissance politique au sein d’institutions consacrées et en définitive l’édification d’un nouveau droit de citoyenneté fondé sur le Droit social.

  1. Olivier Nobile (en collaboration avec Bernard Teper), Pour en finir avec le trou de la Sécu : repenser la protection sociale au XXIème siècle, éd. Penser et Agir, 2014. Voir la Librairie militante. []
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La Sécurité sociale, quoique en danger, un déjà-là du modèle alternatif au néolibéralisme

par Bernard Teper

 

Depuis de nombreuses années, le mouvement réformateur néolibéral démantèle point par point le programme du Conseil national de la Résistance (CNR). Ce programme du CNR étant la construction politique la plus avancée de l’histoire de France. 70 ans déjà ! Les résistances sont depuis principalement portées par le mouvement syndical revendicatif et ses alliés. La prise de conscience grandissante, mais malheureusement loin d’être encore hégémonique dans le camp des travailleurs, que ce mouvement réformateur néolibéral est la réponse logique de l’oligarchie capitaliste à la crise du profit, caractéristique de la phase de l’actuelle formation sociale dans laquelle nous sommes, appelle à une autre prise de conscience. Celle que non seulement il convient de prioriser la lutte pour une nouvelle hégémonie culturelle mais il convient aussi de penser l’alternative en terme de modèle politique. Comme dans l’histoire, un nouveau modèle politique ne naît jamais du néant, il convient, pour ce faire, de s’appuyer sur les déjà-là qui sont déjà les bases d’appui, les références, les « casemates » d’Antonio Gramsci, du modèle politique alternatif. Et donc d’utiliser le modèle politique de la République sociale, né pendant la révolution de 1848, modèle repris lors de la Commune de Paris, lors des avancées de la IIIe République dans sa période propulsive (1880-1910), lors du Front populaire et du programme du CNR. Mais cette fois-ci, contrairement aux phases précédentes, se pose la question du post-capitalisme. Pêle-mêle, l’altercapitalisme et les politiques keynésiennes ne peuvent plus faire partie de la solution à la crise globale que nous vivons. D’autant que le niveau des armements ne permettra plus l’utilisation d’une guerre mondiale pour sortir de la crise ,comme cela a été le cas après la crise de 1929 qui n’a été surmontée qu’en 1945.

Il est donc cohérent de vouloir repartir de la pointe avancée du programme du Conseil national de la Résistance : la création de la Sécurité sociale. Par les ordonnances des 4 et du 19 octobre 1945, les lois du 22 mai 1946, du 22 août 1946 et du 30 octobre 1946, cette pointe avancée se met sur les rails. A noter que la loi du 22 mai 1946 pose le principe de la généralisation de la Sécurité sociale à l’ensemble de la population. Là réside le déjà-là pour le prochain modèle politique alternatif. Car ce principe n’a pas été mis en chantier suite à l’hostilité des non-salariés, des agriculteurs, des mutuelles mais aussi des fonctionnaires et autres titulaires des régimes spéciaux. Même au sein de la CGT, le différend a existé. Pourtant Ambroise Croizat avait proposé la Sécurité sociale unifiée pour tous avec une sorte de complémentaire Sécu qui abonderait le différentiel pour que personne ne soit perdant.

Trois principes alors révolutionnaires ont malgré tout été mis en application. Ces trois principes ont été éradiqués depuis par l’ordonnance du général de Gaulle de 1967, et ensuite par le mouvement réformateur néolibéral. Il s’agissait de remplacer le principe de charité de la doctrine sociale des églises par le principe républicain de solidarité (« à chacun selon ses besoins, chacun y contribuant selon ses moyens »), de ne faire gérer la Sécurité sociale ni par le privé ni par l’État mais de le faire gérer par les représentants élus des assurés sociaux à des élections ad hoc sur liste syndicale (forme la plus avancée connue de démocratie sociale incluant les travailleurs étrangers assurés sociaux), et de la financer par du salaire socialisé sous forme de cotisation sociale. Tout cela a été soit détruit soit mise dans la moulinette destructrice du mouvement réformateur néolibéral. La ligne des néolibéraux de droite et de gauche est résumée par Denis Kessler : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». Dit autrement, les néolibéraux organisent le processus de désinstitution de la Sécurité sociale.

Aujourd’hui, la ligne du mouvement réformateur néolibéral vise à détruire complètement l’Institution de la solidarité pour tous qu’est la Sécurité sociale pour faire croître au contraire un ensemble conjoint qui comprend les organismes privés à but lucratif pour les actionnaires (qui ont même réussi à vassaliser les complémentaires santé qui pratiquent aujourd’hui la sélection par le risque comme les structures à but lucratif pour les actionnaires!), et les politiques d’assistance pour les pauvres déconnectés du droit social pour tous qui font des pauvres des personnes beaucoup moins égales que les autres (c’est le retour en force de la charité de la doctrine sociale des églises contre la solidarité). Avec le mouvement réformateur néolibéral, c’est la Sécurité sociale à plusieurs vitesses. Et la marche forcée vers le communautarisme social. La conséquence pour la protection sociale en est connue :

– l’accroissement indispensable, pour le capitalisme, de la part des richesses dévolue au profit entraînant des politiques d’austérité devenant intrinsèques au capitalisme lui-même,

– la suppression de l’accès aux soins égal partout pour tous, de la continuité du service public,

– la diminution régulière des pensions et des retraites, de la politique familiale, des indemnités de chômage,

– l’augmentation régulière et inexorable des inégalités de protection sociale ouvrant la voie à un communautarisme social,

– le développement du processus de privatisation des profits et de socialisation des pertes dans la protection sociale.

Malgré tout cela, les quatre branches de la Sécurité sociale pèsent beaucoup plus lourd que le budget de l’État et si on l’élargit à toute la protection sociale, nous ne sommes plus loin du double du budget de l’État tous ministères confondus. D’autre part, la protection sociale est avec la peur du chômage et de la précarité la principale préoccupation des couches populaires ouvrières et employées (53 % de la population française). Est-il alors concevable que les partis visant à la transformation culturelle, sociale et politique considèrent la protection sociale comme secondaire comme semblent le suggérer les programmes de leurs universités d’été ou la nature des campagnes politiques qu’ils lancent ?

Suite à ce constat, que faire ?

  1. Considérer que suite au processus de désinstitution de la Sécurité sociale de 1945-46 par le mouvement réformateur néolibéral, il est nécessaire d’engager un processus de réinstitution. Une nouvelle Sécurité sociale, redevenue une Institution de solidarité basé sur un processus d’extension du droit social doit voir le jour.
  2. Cette réinstitution n’est possible que dans le cadre d’un projet global, celui d’une Nouvelle République sociale ouvrant la voie à un modèle post-capitaliste.
  3. La Protection sociale doit devenir, l’une des exigences indispensables à toute transformation culturelle, sociale et politique. Tout simplement parce que c’est une condition nécessaire au soutien à la transformation culturelle, sociale et politique des couches populaires ouvrières et employés (53 % de la population) aujourd’hui très majoritairement tournées vers l’abstention aux élections et qui aura l’agrément des couches moyennes intermédiaires (24 % de la population) et aidera au contrat social majoritaire dans le pays.
  4. Alors, seront rendus possible, l’accroissement du salaire socialisé, l’élargissement de la Nouvelle Sécurité sociale à l’ensemble de la protection sociale, la diminution des inégalités de protection sociale, l’assurance-maladie à 100 %, la transformation d’une logique de soins en logique de santé incorporant toutes les préventions, la fin de la désertification médicale, des secteurs médicaux, des dépassements d’horaires et des franchises, du système de santé à plusieurs vitesses, l’extension du service public pour l’ensemble de cette institution de solidarité que pourrait devenir la Nouvelle Sécurité sociale : celle-ci deviendrait opérationnelle pour les assurés sociaux et leurs familles de la naissance à la mort et suivrait alors les besoins sociaux des assurés sociaux et de leurs familles, le relèvement des petites retraites jusqu’à la distribution des retraites en fonction de la qualification personnelle et non en fonction des annuités (cause principale du scandale des retraites des femmes), le droit opposable sur un claquement de doigt à une crèche collective ou familiale pour tout bébé d’un assuré social, le maintien du salaire jusqu’à 3 fois le SMIC pour tout chômeur, le droit pour toutes les personnes âgées à une maison de retraite de qualité en service public, etc.
  5. Tout cela n’est pas possible dans le cadre du modèle politique néolibéral, qui est le seul compatible avec le capitalisme, quoique puisse en dire certaines stars atterrantes. Voilà pourquoi le pendant à faire de la protection sociale comme exigence indispensable au combat politique transformateur est d’inclure cette exigence dans le cadre d’une bataille pour une Nouvelle République sociale comme modèle politique alternatif, dans la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle, et donc d’en faire l’objet de campagnes politiques récurrentes et, cerise sur le gâteau, d’en faire un axe central de débat pour vos prochaines universités… d’été (humour !)
  6. En attendant, nous vous proposons d’organiser dans les 101 départements français des débats sur le 70e anniversaire de la Sécurité sociale, sur tous les principes constitutifs de la République sociale, sur ses ruptures nécessaires, sur ses exigences indispensables, et bien sûr sur sa stratégie de l’évolution révolutionnaire. Vous pouvez vous aider pour cela des ouvrages que vous trouverez dans la librairie militante de ReSPUBLICA que vous trouverez à droite de la page d’accueil du site.
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Reconnaître le travail interstitiel

Réponse à Michel Zerbato et Bernard Teper

par Charles Arambourou

 

Ce texte fait suite à celui sur le travail non productif publié par l’auteur dans le n° 789 du 3 septembre 2015, en répondant aux commentaires qui l’accompagnaient, dus à Michel Zerbato et Bernard Teper.

On ne va pas se plaindre qu’un texte destiné à la réflexion fasse débattre. Je remercie donc de leurs contributions Michel Zerbato et Bernard Teper. Cependant j’observe qu’ils sont tous les deux prisonniers de paradigmes anciens – certes nécessaires : le principal étant la nécessité de mener la lutte des classes, sur le plan théorique (Zerbato) et sur le plan politique (Teper). Nécessité que je fais mienne par ailleurs, mais qui ne saurait nous faire oublier l’ardente obligation de réfléchir à tracer des pistes nouvelles, ou au moins à savoir discerner, au milieu de « la prolifération d’utopies entraînantes » (Teper) celles qui sont réellement « créatrices pour l’avenir » (idem).

Ma réflexion est née au sein d’un groupe qui creuse depuis 10 ans l’idée de « revenu légitime (ou minimum) d’existence » de feu Yoland Bresson (dont j’ai d’ailleurs essuyé les critiques peu de temps avant sa disparition). Cette piste-là est clairement « altercapitaliste », en partie chez Bresson, totalement chez certains de ses épigones1. En revanche, de même que le « salaire universel » de Bernard Friot (qui, lui, socialise tout), elle pose un intéressant problème : peut-on concevoir de rémunérer les êtres humains sans contrepartie, au sens de « travail productif », simplement parce qu’ils existent ? J’ai tenté d’apporter ma pierre en reprenant quelques fondamentaux que j’ai cru comprendre de l’économie politique.

Pas tous, et Zerbato me reproche à juste titre de ne pas sortir « de la monnaie, donc du marché ». Eh bien, il a parfaitement raison2 ! Mais j’assume : on ne peut pas tout traiter à la fois. Dans un numéro d’UFAL-INFO consacré au « temps », il m’a simplement semblé que les remarques d’Immanuel Wallestein sur le temps du « ménage » productif méritaient réflexion. Je n’ai jamais prétendu construire un nouveau modèle de société, surtout pas « une économie de marché à rapports de production capitalistes » (Zerbato), ni même « une nouvelle théorie opérante et propulsive » (Teper) ! J’ai cherché à explorer ce qui, dans l’idéologie dominante actuelle, partagée y compris par les « dominés », contribue à faire tenir ce système, et empêche d’aller de l’avant. D’ailleurs, si Respublica a publié mon article, c’est parce qu’elle sait partager avec l’UFAL (et d’autres) la visée commune de l’émancipation humaine, de la mise à bas de toute domination de classe.

Pour autant, et sous l’importante réserve (monnaie/marché, ajoutons : définition de la valeur et de la richesse) énoncée ci-dessus, je tenterai de soutenir la controverse théorique avec M. Zerbato.

1) Tout travail humain (voire toute activité humaine) est intrinsèquement, « fatalement » disent les économistes, productif. Sinon, ce n’est pas du travail, c’est de la consommation, et l’espèce humaine est vouée à disparaître. En redécouvrant la « valeur travail », les classiques (dont Marx) n’ont fait qu’enfoncer une porte ouverte anthropologique : il n’y a en réalité aucune différence entre le travail au sens « anthropologique » (« L’humanité est la seule espèce qui produit elle-même ses conditions d’existence » Marx) et le travail au sens « économique » (« producteur de richesse »). C’est une propriété humaine universelle : ce qui change, ce sont les rapports sociaux de production au sein desquels elle s’actualise.

2) L’économie capitaliste a simplement décrété « productif », « producteur de richesse » le travail qu’elle pouvait exploiter directement dans ses « fabriques », celui dont le capital s’accapare la totalité du produit, pour n’en rétrocéder au producteur que le minimum lui permettant de reproduire sa force de travail et de « se » reproduire. Ceci, grâce à la propriété juridique des « moyens de production » et au système du salariat. M. Zerbato me mettra je pense une bonne note pour ce résumé – auquel, j’en conviens, il manque le marché et la monnaie, qui transforment le « résultat du travail » en « marchandise » et en facteur de « richesse ». Nous sommes sur la même ligne… à un gros détail près !

3) Car Zerbato suit une tradition dite « productiviste » très implantée dans le mouvement social, selon laquelle il existerait du travail « productif », et par conséquent du travail « non productif ». Je ne reprends pas ici la critique « écolo », je souligne seulement que le piège est d’admettre sans examen préalable une distinction qui n’a de sens que du point de vue du capital (point 2 ci-dessus). Car tout travail, par définition, est productif (point 1), il a une « valeur d’usage », que son résultat s’échange ou pas sur le marché. La « valeur d’échange » appliquée au travail humain, c’est bien son aliénation par le capital. Dire, comme Zerbato, que « les artistes comme les curés sont des luxes qu’il faut pouvoir s’offrir », c’est reprendre le paradigme capitaliste. Il ne suffit pas d’être matérialiste et révolutionnaire pour se libérer l’esprit.

4) Je vais personnellement plus loin (on n’est pas obligé de me suivre). Même dans la pire des sociétés productivistes et rationalisées par la logique du capital, il est indispensable qu’il y ait du « travail interstitiel », avant, après, en parallèle (voire en concurrence) avec le travail dit « productif » (en fait, « directement exploité »). J’appelle interstitiel le travail considéré comme non productif, mais sans lequel la production (ou la reproduction de la force de travail) ne serait simplement pas possible. Il faudrait de longs développements : qu’on pense juste aux loisirs, aux tâches ménagères, au bénévolat… L’idéologie « productiviste » consiste précisément à nier cette nécessité, en fait pour éviter d’avoir à la rémunérer au titre du processus de production –exploitation.3

5) La socialisation de la reproduction de la force de travail (en gros : les services publics, et la protection sociale) n’est rien d’autre que son assomption, par la collectivité (l’Etat par l’impôt, ou les organismes de protection sociale par la cotisation -et aussi l’impôt) en lieu et place du capital. Mais le chômeur est bien payé à ne rien faire (de « productif » au sens du capital), de même que le travailleur en arrêt maladie ou en congé payé. Idem pour la famille qui touche les allocations. Et que dire des fonctionnaires4 ? M. Zerbato lui-même affirme que les services –pourtant rémunérés par le capital- ne seraient « pas productifs »5

Ce qui m’a intéressé, ce n’est pas une énième description critique du système capitaliste. C’est, à la suite d’une piste tracée par Wallerstein, la découverte, en son sein même, d’éléments qui incitent à « penser autrement », histoire de préparer l’histoire. Notamment sur le rapport entre temps et rémunération. Non pour adhérer à telle ou telle utopie (j’y suis personnellement assez rétif), mais pour comprendre qu’elle ne fait qu’extrapoler (peut-être faussement) des contradictions aujourd’hui déjà sensibles. Que je n’aie pas respecté les canons de l’économie de marché est donc un choix délibéré, que j’incite chacun à faire : c’est à ce seul prix qu’on peut penser un peu l’avenir.

Notes

1 Basquiat (2011) prévoit une « poll tax »  -impôt par capitation donc ni progressif ni même proportionnel – pour le financer !

2 A condition de ne pas écrire (M.Z) : « Il n’y a pas de marché du travail qui fixerait le salaire ». Erreur involontaire ?

3 On me permettra une comparaison linguistique : si l’on élimine les facteurs « interstitiels » de la communication (fonction phatique –établir, maintenir le contact-, phénomènes suprasegmentaux – ton de la voix, mimiques, ou soulignement -, stylistiques – ordre des mots, choix des termes -, pour réduire la communication aux seuls signes dits « porteurs de sens » (productifs), celle-ci n’est simplement plus possible : on ne comprend rien. C’est un des problèmes de la traduction ou de la transcription automatique.

4 Il me semble avoir compris que Friot s’appuie, pour ébaucher le financement de son « salaire universel », sur le fait qu’une grande partie de la « richesse produite » mesurée par le PIB consiste précisément en prestations de protection sociale (retraites comprises) et paiement des salaires et pensions des fonctionnaires.

5 Ce qui me paraît reposer sur une « essentialisation » de la création de valeur, limitée à la production de biens marchands, peut-être par fétichisation du modèle marxien du XIXe siècle (modèle herméneutique et non pas descriptif). Or aujourd’hui, l’informaticien comme la femme de ménage sont des rouages indispensables de la production, même « de vis et de boulons ».

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« Lutter contre l’illettrisme » : commentaire d'une note d’analyse de France Stratégie

par Alain Planche

 

La note d’analyse de France Stratégie intitulée « Lutter contre l’illettrisme – Un impératif économique et social »1est un objet difficile à identifier. Après avoir insisté sur l’importance de l’illettrisme en France et souligné les conséquences désastreuses de celui-ci sur la situation économique et sociale de ceux qui le subissent et même sur leur santé, cette note présente un plan d’action susceptible de diviser par deux le nombre des adultes « en situation d’illettrisme » et une estimation du coût de ce plan ambitieux. Mais, malgré son titre, la note manque singulièrement d’analyse, et les justifications de la stratégie qu’elle propose sont si légères qu’on peut légitimement douter de l’intérêt de cette présentation.

La définition proposée de l’illettrisme est claire2 mais elle n’est pas directement opérationnelle. Les diverses enquêtes sur lesquelles s’appuie la note n’ont pas (c’est mentionné dans la note elle-même) la même notion des compétences de base à évaluer ni, bien sûr, les mêmes critères d’estimation de l’illettrisme. Les résultats, très différents, de ces enquêtes sont pourtant utilisés suivant les besoins de la présentation sans aucun regard critique. Par exemple, l’enquête de l’Insee3 montre, comme on pouvait s’y attendre, que l’illettrisme est beaucoup plus marqué dans la population ayant accompli sa scolarité à l’étranger, même en français, que dans celle qui a été scolarisée en France. Mais cette différence, qui pèse pourtant étonnamment lourd dans la mesure globale de l’illettrisme (11 % de l’ensemble de la population est « en situation d’illettrisme » au lieu de 7 % de celle des individus qui ont été scolarisés en France) n’est pas analysée en profondeur. Et, quand il s’agit de comparer la France à d’autres pays, on oublie cette hétérogénéité pour utiliser sans aucun regard critique une autre enquête4, très différente, conduisant à une évaluation globale (sur quelle population exacte ? ce n’est pas précisé dans la note) des compétences en « littératie » et en « numératie » obtenue en s’appuyant fortement (mais dans quelle mesure ?) sur les technologies de l’information. Dans ces conditions, la comparaison entre pays de cultures très différentes et de populations plus ou moins homogènes n’a pas grand sens.

Il faut dire que les évaluations présentées dans la note ont principalement pour vocation de persuader le lecteur de l’importance de l’illettrisme. Un constat inquiétant, heureusement tempéré par des prévisions d’évolution plus optimistes. Mécaniquement, avec l’arrivée de générations mieux formées, le taux d’illettrisme devrait baisser. Mais l’estimation chiffrée qui est donnée suppose que le taux d’illettrisme des jeunes est en train de baisser et que cette tendance va se prolonger. Or, les enquêtes PISA, pourtant citées dans la note, mettent en évidence, depuis 2000, une augmentation du nombre des jeunes de quinze ans ayant de grandes difficultés de compréhension de l’écrit. Cela devrait mériter au moins quelques commentaires.

Il en est de même de la recherche de causalité en cas de corrélation. Page 3, la note considère comme faisant partie des noyaux durs de l’illettrisme, les chômeurs, les décrocheurs du système scolaire, les allocataires de minima sociaux et les jeunes vivant en zone urbaine sensible. On pourrait sans difficulté allonger cette liste à l’aide des attributs les plus fréquents des populations défavorisées. C’est, par exemple, dans ces populations que l’on trouve aussi le plus de personnes ayant une santé flageolante. Il n’est donc pas étonnant que, comme le souligne la note page 5, l’on trouve plus de personnes en mauvaise santé parmi celles qui sont en grande difficulté en compréhension de l’écrit que parmi celles qui maîtrisent la culture écrite. De là à inciter à penser (comme dans l’introduction et la conclusion) qu’à elle toute seule, en plus « d’accroître l’accès au marché du travail, la maîtrise [des] compétences [de base] favorise également la santé », il y a un grand pas qui demanderait justification, justification que l’on ne trouve pas dans la note.

Avait-on vraiment besoin d’une telle accumulation de mauvais arguments pour conclure que l’éducation est pour la Nation un enjeu économique et social (page 5), un enjeu d’égalité et de cohésion sociale (introduction) ? Cela fait longtemps qu’on le sait et il fut un temps où, à la sortie du primaire, les élèves étaient censés avoir acquis, entre autres, « la compréhension de l’écrit, la maîtrise du calcul ou encore la capacité à résoudre un problème » (page 5). Mais c’était avant que la mode nous conduise à qualifier ces objectifs de compétences « génériques » dont dépend la « société de la connaissance », que l’on découvre que, malgré l’allongement de la scolarité, trop de gens n’ont pas acquis ce socle minimal et que l’on décide d’améliorer les compétences de base de la population, ce qui suppose d’abord de lutter contre l’illettrisme. La note propose donc un plan ambitieux visant à diviser par deux la proportion des adultes « en situation d’illettrisme ».

Il s’agit en réalité de prolonger les actions déjà existantes à une part plus importante de la population, qui serait détectée grâce à une utilisation plus efficace des sources possibles d’information. Le coût supplémentaire estimé est obtenu sur la base du coût moyen actuel par un simple calcul de proportion, et la réussite totale de cette action est postulée, sans même aucune analyse de l’efficacité des opérations de formation actuelles. Leur réussite et les facteurs qui la favorisent mériteraient pourtant une étude approfondie, car le risque de dérive grave des coûts pour un résultat incertain n’est pas négligeable. Par exemple, une grande partie des personnes « en situation d’illettrisme » à déjà bénéficié à l’école d’une bien plus longue et bien plus coûteuse opération de formation que celle qui est proposée dans la note. On nous rappelle d’ailleurs (page 7) que près de la moitié des jeunes « en situation d’illettrisme » sont encore scolarisés.

Certes, en France, la formation continue est défaillante et mériterait bien d’être améliorée. Mais, pour ce qui concerne « les compétences de base », ne serait-il pas préférable de commencer par rendre l’école, et d’abord l’école primaire, plus efficace ?

  1. Quentin Delpech, Nicolas Charles, « Lutter contre l’illettrisme – Un impératif économique et social », La note d’analyse no 34, France stratégie, Août 2015. Voir http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/notes_danalyse_ndeg34_-_web.pdf []
  2. « Situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. Pour certaines personnes, ces difficultés en lecture et écriture peuvent se combiner, à des degrés divers, avec une insuffisante maîtrise d’autres compétences de base comme la communication orale, le raisonnement logique, la compréhension et l’utilisation des nombres et des opérations, la prise de repères dans l’espace et dans le temps, etc. » []
  3. « Enquête Information et vie quotidienne », Insee-ANLCI, 2012. []
  4. « Enquête PIAAC (Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes) », OCDE, 2013. []


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