Chronique d'Evariste
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Présidentielle 2002-Brignoles 2013 : la méthode Coué mène à l’horreur !

par Évariste
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Dans un canton où la gauche faisait 50 % en 2011 (élection gagnée d’un cheveu par le FN, mais invalidée) et en 2012 (élection gagnée d’un cheveu par le PC, mais invalidée), voici le réel qui fait irruption lors du premier tour de la cantonale partielle de Brignoles, ce dimanche 6 octobre 2013 : aucun candidat de gauche au deuxième tour et l’extrême droite recueille plus de 49 % sur deux candidats (40,40 % pour le premier et 9,1 pour le second, dissident). La gauche passe de 50 % des suffrages exprimés à moins de 24 % en un an.
Déjà la machine médiatique néolibérale bien rodée crache sa propagande honteuse :

1) surtout il ne faut rien changer quant aux politiques nationales néolibérales de l’UMP et du PS, qui sont les seules possibles ;

2) si la gauche était unie, elle aurait été présente au deuxième tour (le candidat PC soutenu par le PS fait 14,58 % et le candidat Vert 8,9 %, face à une candidate de l’UMP qui dépasse difficilement 20 %) ;

3) il faut faire battre le candidat du Front national et promouvoir la candidate néolibérale de l’UMP pour que rien ne change.

Disons-le tout net ! Si nous étions électeur de Brignoles, nous voterions au deuxième tour contre le candidat FN. Mais nous aurions conscience que ce n’est qu’un vote désespéré qui ne résout rien. Car les causes de ce désastre, ce sont les politiques néolibérales suivies par l’UMP, le pseudo centre, le PS et EELV. Donc faire élire un candidat du parti qui est la cause du désastre ne résout rien. Au mieux, ce serait « moins pire ». Mais comme dans les années 30, le cancer continuerait à progresser jusqu’à l’ultime scène. Car si l’histoire ne se répète pas à l’identique, les mêmes causes produisent les mêmes effets, certes sous des formes différentes.

Déroulons notre analyse. Si les électeurs de gauche ont voté avec les pieds (35 % de participation), ce n’est pas parce qu’ils préfèrent le pastis à la votation. C’est la troisième fois qu’il votent en trois ans sur ce canton, ils connaissent l’implantation et la nocivité de l’extrême droite. C’est parce qu’ils sont des déçus de la politique de François Hollande pour lequel ils ont largement voté au deuxième tour de la présidentielle. Le slogan « le poing et la rose » devient un emblème peu sympathique pour les couches populaires.
Si la gauche avait été unie dès le premier tour, le FN n’en aurait fait qu’une bouchée au deuxième tour. Reprenons l’analyse d’Antonio Gramsci, car la nouvelle droite est en marche comme dans les années 30. Les manifestations contre le mariage pour tous ont montré son nouveau resourcement. C’est la droite qui est en avance dans la bataille pour l’hégémonie culturelle. Une large majorité des électeurs de l’UMP sont pour une alliance UMP-FN. Le cache-sexe du « Front républicain » ne fonctionne plus. Il n’est plus là que pour justifier le maintien de la politique d’austérité anti-sociale du gouvernement solférinien.

Si les électeurs comprennent bien que dans une élection à deux tours, on puisse voter au deuxième tour pour le meilleur candidat ou le moins pire, ils ne peuvent comprendre toute alliance au premier tour entre des candidats néo-libéraux solfériniens et des candidats qui par ailleurs sont au Front de gauche. L’élection du 6 octobre à Brignoles préfigure donc le désastre qui pourrait avoir lieu dans les couches populaires ouvriers et employés (53 % des électeurs) en cas d’alliance au premier tour entre des candidats du Front de gauche et des candidats solfériniens aux municipales.
Mais de plus en plus d’électeurs se rendent aussi compte que le « mal » ne provient pas seulement des néolibéraux de droite et de gauche. Il provient aussi de « manques » dans le développement du Front de gauche. ReSpublica a plusieurs fois mis en avant ses idées quant à ces « manques » :

  • Réticence à mettre au poste de commande de l’action politique locale ce qui touche prioritairement les couches populaires ouvriers et employés (53 % des électeurs) mais aussi les couches moyennes intermédiaires (24 %) : l’emploi, la précarité, la santé, les retraites, la perte d’autonomie, la politique familiale, le logement, les services publics, la laïcité, la construction européenne, le débat sur la crise économique, la démocratie dans la conduite des luttes, etc.
  • Incapacité du Front de gauche à tirer les conséquences du phénomène de gentrification (baisse rapide des couches populaires dans les villes centres, baisse lente mais significative des couches populaires des banlieues populaires, accroissement fort des couches populaires en zone périurbaine et rurale) et donc de produire la stratégie adéquate. Rappelons la campagne du FN dans les « villages » depuis la campagne présidentielle !
  • Réticence à lier les actions de résistance où le Front de gauche est présent à de grandes campagnes massives d’éducation populaire de rupture, au plus près des couches populaires et des couches moyennes intermédiaires. Les meetings et les réunions « entre nous » ne remplaceront jamais l’éducation populaire. La bataille pour l’hégémonie culturelle autour de la globalisation des combats et d’un nouveau modèle politique alternatif (la République sociale) est nécessaire. La présentation concomitante des politiques de temps court et de temps long est aussi indispensable.
  • Incapacité du Front de gauche de se présenter partout uni au premier tour des élections sans les solfériniens.
  • Incapacité, la plus dommageable sans doute, car à la racine des toutes les autres, à mettre radicalement en cause la construction européenne. Prétendre pouvoir construire une autre Europe, sociale, une Europe des peuples souverains, par la renégociation du Pacte budgétaire, le changement de statut de la BCE, la réorientation de l’euro, etc., est une illusion totale. Craindre les coûts sociaux d’une implosion de l’euro pour justifier cette attitude, c’est croire qu’il suffit de changer les hommes politiques aux manettes pour sortir de la grande crise du capitalisme que nous vivons.

Nous appelons donc à refuser la politique de l’autruche et à promouvoir l’intensification des débats politiques ouverts. N’acceptez plus les débats aseptisés que certains vous proposent. Pour ce débat ouvert, nous sommes à votre disposition.

 

Combat social
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Travailler le dimanche : d'une contradiction entre travailleur et consommateur et de l'affaiblissement des normes sociales

par Michel Zerbato
Universitaire.
Auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette, aux éditions "Osez la République Sociale"

 

« Après la décision du tribunal de commerce de Bobigny ordonnant à quinze magasins des chaînes Castorama et Leroy-Merlin de fermer le dimanche, le Medef n’a pas hésité : “Quadruple peine pour le pays”, a tranché son président, Pierre Gattaz, car elle pénalise les consommateurs, les salariés, les entreprises et l’emploi. »1
Aussitôt, la candidate parisienne NKM embraye, entre hypocrisie et naïveté : « étendre », et non « généraliser », l’ouverture dominicale « permettrait de créer au moins dix mille emplois supplémentaires ». Et propose dans la foulée d’autoriser le travail nocturne , « dans les zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou d’animation culturelle permanente » précise le député F. Lefèvre.
Pas en reste, Le Figaro surenchérit : « Libéraliser l’ouverture dominicale pourrait créer jusqu’à 100.000 emplois » ! Ce chiffre, largement repris dans les médias, provient d’une étude menée aux Pays-Bas, selon laquelle l’extension de l’ouverture dominicale aurait créé des emplois car le temps de shopping a augmenté et les consommateurs ont dépensé plus. Pour la France, le président du Cercle des économistes et chef économiste chez Rothschild, Jean-Hervé Lorenzi, élargit même le raisonnement à l’ensemble de la population: « Les Français ont la capacité de consommer plus, en puisant dans leur abondante épargne. Il faut leur en offrir la possibilité en ouvrant davantage les commerces. »2 Certes, ce sont des emplois de seconde zone, aurait-il pu continuer, mais ne vaut-il pas mieux travailler mal payé, que ne pas travailler et être assisté ? L’alliance patrons-économistes de marché joue sa carte à fond, c’est logique.
Plus surprenante a priori est la révolte des salariés contre les syndicats : se disant volontaires, ils réclament de pouvoir continuer à obtenir un complément de salaire. Le Figaro. fr, toujours, en conclut que « Paradoxales, les actions judiciaires de Bricorama et des salariés de Sephora prouvent l’ampleur des enjeux économiques et sociaux du travail le soir et le dimanche. Ils sont d’autant plus cruciaux en temps de crise, à l’heure où le gouvernement peine à relancer la consommation et l’emploi et qu’il cherche à redresser l’attractivité de la France. Pour Bricorama, l’ouverture dominicale dope de 20 % les ventes des magasins concernés. »
Le travail du dimanche aurait donc le double avantage de créer des emplois et d’améliorer le povoir d’achat des salariés. Pourtant, les syndicalistes du Clic-P protestent fortement pour maintenir le repos dominical comme la norme. Le gouvernement a dû se saisir du dossier, en rappelant certes le non de principe au travail de nuit, mais en mettant en place une Commission chargée de mettre de l’ordre dans le maquis réglementaire plus ou moins cohérent résultant des dispositions de la loi Maillé de 2009.
En réalité, derrière la question du travail nocturne ou dominical, il y a celle du grignotage progressif des normes sociales de travail. C’est qu’en affaiblissant le mouvement social, les politiques néo-libérales parviennent à mettre les salariés en concurrence, obligés qu’ils sont de chercher des solutions de survie individuelles. Et la vieille stratégie du « diviser pour régner » permet alors aux entreprises de revenir sur les garanties du Code du travail touchant aux horaires, salaires, travail de nuit, etc.

1 - La mise en concurrence des salariés : de l’emploi au marché du travail

La réaction des employés de Sephora ou Castorama et Leroy-Merlin s’explique par la nature de leurs emplois : précaires, à temps partiel, mal payés, des emplois dont ces salariés ont trop besoin pour les refuser. Certes, cela peut fort bien convenir à certains, les étudiants principalement. Mais la plupart subissent la situation, faute de moyens de vie. Les normes sociales de consommation exigent aujourd’hui un minimum de revenu que n’assurent plus beaucoup de « petits boulots », car les frais fixes des ménages sont sans cesse croissants, notamment le coût du logement. La « société de consommation » tant décriée en d’autres temps est bel et bien une réalité. Une situation que résume bien Gérald Fillon, porte-parole des Bricoleurs du dimanche : « On a le porte-monnaie ouvert toute l’année, et plus aucun moyen de le remplir. »
Pour la plupart de ces salariés, la sobriété n’est pas un choix, seuls ces « horaires atypiques » peuvent leur donner un pouvoir d’achat qui leur permette de vivre décemment, d’où le « volontariat forcé » pour décrocher le job. Si ce travail était si gratifiant, le « turnover » ne serait pas aussi fort : en moyenne, de source syndicale, les salariés restent un an. L’aliénation est à son comble, comme au temps de Marx et de l’armée de réserve industrielle (ici, commerciale).
L’argumentation patronale, reprise dans les médias complices, met en avant un double objectif : la défense de la liberté et celle de l’emploi. D’une part, selon les employeurs, les travailleurs du dimanche sont tous volontaires, conformément à la loi, et les clients demandent l’ouverture en dehors de leurs propres heures de travail. D’autre part, « Selon les propriétaires des adresses préférées des touristes, l’ouverture dominicale permettrait de créer au moins 5 000 emplois. » , voire 100 000, pourquoi pas !3

Cette argumentation est plus que fragile. D’une part, le chiffre de 100 000 annoncé en titre par Le Figaro et largement repris, repose sur une extrapolation plus que hasardeuse, qui applique à la France les pourcentages moyens d’emplois supplémentaires constatés au Canada et aux É-U. Or, les modes de vie et de consommation sont très différents et les effets sont difficilement comparables. Dans le corps de l’article, cependant, il ne s’agit plus que de 34 000 à 100 000 emplois de plus, il y a de la marge !, et il est honnêtement rappelé que : d’une part, ce sont des emplois essentiellement précaires, mal payés ; d’autre part, selon le Crédoc, cela détruirait de 6 800 à 16 200 emplois dans l’alimentaire. On sait bien que l’installation d’une grande surface fait disparaître le petit commerce, jusqu’à 50 km à la ronde : où sont passées les boulangeries, épiceries, quincailleries, etc. rurales ? rejoindre les stations-service, sans doute.
De plus, ce raisonnement se situe dans le cadre de l’économie de marché, dont la théorie fait aller de pair liberté et emploi, mais elle est bien la seule. On sait depuis Keynes, mais aussi Marx, que le volume de l’emploi est fixé globalement, essentiellement par le revenu global consommable. Comme l’ouverture du dimanche ne va pas mettre beaucoup d’argent dans les poches des consommateurs, cela ne va pas compenser les revenus effacés  par le désastre du petit commerce, et les emplois gagnés ici ne compenseront pas ceux perdus là, sans compter que la productivité dans la grande distribution est bien supérieure à celle du commerce de détail. Quant au risible argument du temps qui permet de dépenser son argent au lieu de l’épargner, seule possibilité théorique de voir arriver ces nouveaux emplois, il ne saurait concerner que ceux qui ont effectivement de l’épargne disponible et “dépensable”, soit ceux appartenant à la classe moyenne plus ou moins aisée, ceux justement dont les politiques néo-libérales laminent consciencieusement le pouvoir d’achat, depuis des lustres, et maintenant visés par le matraquage fiscal.
À ce propos, l’argument touristique fleure bon néo-colonialisme et féodalisme : quand on entend un journaliste de radio et télé expliquer que quand il est allé passer quelques jours en Grèce et y a dépensé son argent, il a fait travailler le commerce local heureusement ouvert à toute heure, on se demande s’il croit vraiment que si la situation en Grèce n’était pas ce qu’elle est, avec une économie corrompue et sous-développée, il en serait ainsi. Par ce « raisonnement », il se situe dans une économie de captation de la richesse des autres, une économie dans laquelle le peuple vit de la retombée de miettes, non du fruit de son travail. Cela fait penser à la Fable des abeilles dans laquelle Bernard de Mandeville expliquait que les futiles dépenses des riches dames, de même que la prodigalité du libertin, ne sont pas un vice privé, donc condamnable, mais bien une vertu publique, louable : grâce à elles, la couturière, la mercière, le tailleur, le parfumeur, le cuisinier, etc., peuvent subvenir à leurs besoins. À l’époque (début du 18e s.), on emprisonnait pour moins que ça, et Mandeville en fut effectivement menacé par des juges, qui déclarèrent sa fable « nuisible ». Aujourd’hui, il serait glorifié par les ultra-libéraux (Hayek reconnut en lui un pionnier) et invité dans les talk-shows de la télé. L’histoire a maintes fois montré qu’une telle société, fondée sur les retombées de la richesse des puissants, s’effondre piteusement quand les puissants le sont moins.

Essayant de résister, les syndicats protestent contre la volonté d’assouplir le travail du dimanche ou du soir, au motif que cet assouplissement serait doublement nuisible, aux salariés et à la vie sociale : « Considérant que “le travail de nuit est néfaste à la santé, y compris des jeunes”, Éric Scherrer, porte-parole de Clic-P, s’affirme “contre le travail le dimanche, qui est destructeur du monde associatif et change la nature de la société. Nous défendons un acquis social et une organisation globale…” Que tous les salariés concernés soient volontaires (c’est une obligation légale) pour travailler le soir ou le dimanche, où ils gagnent plus (une autre obligation légale), le laisse de marbre. “Se porter volontaire est obligatoire pour décrocher un contrat de travail», prétend Éric Scherrer.” » On notera le vocabulaire : prétend pour l’un, le syndicaliste, sont pour l’autre, le journaliste ! et tentera de deviner à quel camp appartient ce dernier.
Les syndicats seraient donc figés sur une position de principe, totalement ringarde, tandis que les salariés défendraient leurs intérêts et leur liberté de choix. Il y a certes un problème des syndicats, qui abandonnent les marges pour défendre le cœur, plus résistant car relativement protégé : cf la multiplication des coordinations, etc., ce que la théorie du marché théorise en insiders et outsiders. Désemparés, les précaires en viennent alors à affronter les protégés, dans le même processus qu’en face de la refiscalisation des heures supplémentaires.4

Néanmoins, malgré leurs faiblesses, les syndicats défendent le modèle social, car la « réalité » sociale ouvre aux employeurs une opportunité de rogner un peu plus encore le Code du travail, constitutif du vivre ensemble. Le grignotage est permanent depuis le début de la crise, l’antienne de la théorie du marché appliquée à l’emploi étant que la flexibilisation du marché du travail ferait tomber tous les obstacles à l’embauche. Dans la conception néo-libérale de la société, l’emploi est un nid de rigidités auxquelles la marchéisation du travail mettra fin, et comme le travail ça prend du temps, l’idéal du marché c’est la facturation à la seconde, comme dans les forfaits mobiles ! Où le travailleur est considéré comme un producteur de travail, qui l’offre sur le marché, en concurrence avec d’autres offreurs. C’est ce à quoi parvient de mieux en mieux le système économique et social : mettre les salariés en concurrence sur un prétendu marché du travail.
Mais, en réalité, les salariés de Castorama ou Monoprix ne sont pas plus en concurrence entre eux ou avec ceux de la supérette ou de l’internet, que les salariés français ne le sont avec les salariés chinois ou indiens. L’ouverture du dimanche est un outil de concurrence entre marchands, surtout en face d’internet : la concurrence, elle est entre Castorama et le rayon quincaillerie de la supérette, elle est entre la France et la Chine ou l’Inde. Le Code du travail ne protège pas les salariés du dedans contre ceux du dehors, il protège l’ensemble des salariés. De même que le protectionnisme ne protège pas les salariés du pays contre ceux du dehors, mais qu’il protège l’économie nationale.
À la fois effet et masque de la concurrence entre employeurs, la concurrence entre salariés n’est qu’un artifice pour faire pression sur les salaires. C’est ainsi que la « science économique » légitime l’action patronale anti-salariale, dont la stratégie est de mettre en concurrence des salariés- consommateurs offrant leur travail comme une simple marchandise, dans un échange marchandise contre marchandise. JB Say l’avait rêvé, le néo-libéralisme le fait.
L’éventuelle extension du travail nocturne ou dominical serait un pas de plus vers la mise en place d’un pseudo-marché du travail, sous l’apparence duquel il s’agit d’aller vers la déconnexion du travail de toute norme sociale, afin de pouvoir l’acheter en toute flexibilité, sans ces « barrières à l’entrée », comme disent les économistes, qui empêchent une concurrence loyale, « libre et non faussée ». La précarisation de l’emploi a commencé avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, puis le développement des emplois à temps partiels, etc. L’enjeu en est la mise en cause des garanties du Code du travail.

2 - La révision néo-libérale des normes sociales de travail

Il se passe que sous l’apparence du marché du travail, on fait changer la norme sociale salariale. Car le marché du travail, ça n’existe pas.
En effet, le marché d’un bien met en concurrence les vendeurs, mais qui vend du travail ? Pas le salarié, puisqu’il signe le contrat avant de travailler, le travail serait une marchandise produite par sa consommation même, bizarre. C’est certes vrai de toute marchandise non stockable, comme le courant électrique, mais quand le consommateur tourne un interrupteur, il déclenche la production, il ne produit pas. Dans le contrat de travail, le salarié met sa capacité à travailler à la disposition de l’employeur, mais dans un cadre réglementaire connu au moment de la signature. Pour autant, la force de travail (FT) n’est pas offerte, au sens d’un marché de la force de travail, parce que le salarié ne produit pas sa FT en vue de la vendre sur le marché. Raisonner ainsi serait ignorer que le prolétaire n’a pas d’autre choix que de vendre sa FT, s’il veut se nourrir, et ses enfants aussi. Mais pourquoi alors vouloir nourrir ses enfants ? Pour des raisons religieuses (Dieu les a envoyés, sacrifions-nous) ou autres (voir les anthropologues), en tous cas, pas pour des raisons économiques.5
C’est la reproduction de la société qui fait travailler les hommes, animaux sociaux qui produisent socialement leur richesse. Réduire l’homme à l’homo œconomicus des économistes libéraux nie la société, car une fois la marchandise écoulée, tout s’arrêterait ! sauf à trouver des raisons économiques à se marier, faire des enfants, etc. Ce qu’ont tenté à la suite de Gary Becker les « nouveaux économistes » des années 70. Mais c’était un calcul individuel, et qui faisait intervenir le montant des allocations familiales ! En réalité, pas de générations futures sans société. Fait par les ultra-libéraux père du théorème éponyme selon lequel toute dépense à crédit est un report de charge sur le futur, Ricardo en était lui-même bien conscient, qui remarquait qu’un « bon père de famille » n’avait au fond aucune raison rationnelle (économique) de se préoccuper du sort de ses enfants (des générations futures).
Le marché ne peut pas assurer la reproduction sociale quand le producteur et la marchandise sont indissociables : si Renault ne vend pas ses voitures, Billancourt tousse mais Renault continue ; par contre, si le salarié qui n’a pas d’emploi continue, c’est parce que la société le soutient. Elle le fait par solidarité individuelle, civile (charité, etc.) ou sociale (la Sécu), tout simplement parce que les capitalistes en ont besoin : la socialisation du salaire est une nécessité logique du système capitaliste, pas une adjonction au salaire privé. Et que la socialisation soit politique (en France, les soins gratuits de la Révolution, en Angleterre le « système Speenhamland » de la fin du 18e siècle, etc.) ou civile (l’Église, etc.), elle vise la reproduction sociale. Chaque fois qu’on a voulu la réduire, quand la finance a pris le pas sur la production, cela a mal fini car la société perdait sa viabilité.

Dans le « monde enchanté de la marchandise », le “marché” du travail existe certes, il y a bien une concurrence entre salariés, mais comment ce marché pourrait-il fonctionner sans le “modèle social” qui l’encadre ? autrement dit, le salaire de marché dépend du salaire socialisé qui l’accompagne et qui lui-même résulte des luttes sociales et de leur validation in fine politique.
Ainsi les prix sont politiques, tous les prix, spécialement celui de la force de travail : il n’y a pas de “fondamentaux” qui détermineraient le vrai prix économique, comme le prétendent les économistes “modernes” (néo-classiques). Les économistes classiques avaient déjà  exclu le salaire des prix de marché : Smith parce qu’il y avait asymétrie entre les salariés à qui la loi “interdit de s’associer” et les patrons “que nul ne pouvait empêcher de dîner ensemble” (de même le taux d’intérêt dépendait du rapport de forces par nature inégal entre débiteur et créancier, et l’État devait l’encadrer) ; Ricardo, parce le prix dépendait certes de de la “difficulté à produire”, mais le salaire était déterminé par le “principe de population” (« Au grand banquet de la nature…), que Malthus avait repris de Botero, mercantiliste italien de la fin du 16e s.). Plus tard, les néo-classiques ont introduit le marché du travail parce que son autorégulation permettait de nier la responsabilité du capitalisme dans le chômage, mais alors, et Keynes avait posé la question, que deviennent ceux que le mécanisme de l’ajustement exclut du marché ? Ils meurent ? émigrent ? se réfugient dans la famille à la campagne ? vont faire la manche ?

En général, et plus particulièrement ici, l’ajustement de marché produit donc un résultat qui dépend de l’environnement politique et social, c’est-à-dire que l’ajustement est politiquement déterminé. Les économistes orthodoxes réfutent évidemment cette idée, mais aussi quelques hétérodoxes, parce qu’elle les empêche de faire carrière en toute bonne conscience dans l’institution universitaire ou dans les médias, tels les « socialistes de la chaire » allemands qui louchaient vers Bismarck ou les Fabiens anglais avec qui débattait Keynes. L’économie réellement critique doit certes pointer les défaillances du marché et prôner l’intervention palliatrice de l’État, mais à plus long terme, elle doit dénoncer l’antagonisme de classe du système de rapports sociaux de production.
Avec l’acceptation du travail à horaires atypiques, le fétichisme de la marchandise gagne les esprits : la société de consommation l’emporte sur le rapport salarial, l’aliénation est à son comble. C’est tout le problème de la conscience de classe quand la précarisation de l’emploi produit une fracturation du salariat et une très grande hétérogénéité de la classe.
Derrière un sujet de société, comme on dit, apparaît encore une fois, mise au jour, la stratégie néo-libérale de sortie de crise par la baisse des salaires. Ici, l’attaque revient par le côté du Code du travail, répétant celle qu’avait menée E.-A. Seillière,  alors président du Medef : « 300 p de Code, c’est 300 000 chômeurs, 3 000 p. c’est 3 000 000 ». Car la flexibilité, de préférence sans sécurité, abaisse le coût du travail et restaure la profitabilité.

Les couches populaires, surtout les plus pauvres, sont prises dans les marges d’un système dont Marcuse disait que c’était d’elles que viendrait la mise en cause. On peut en douter, sinon par l’extrême droite, mais cela a peu de chances d’arriver, car le système pourra au moins un temps continuer de se reproduire par le secours de quelque « grande coalition », comme cela commence de s’étendre à nombre de pays. Certes, cela n’empêchera pas la chute finale, dans des convulsions plus ou moins violentes. Mais cela lui permettra de durer encore, jusqu’à ce que sa dynamique négative finisse par souder la conscience de classe des exploités en réunissant dans l’homme le travailleur et le consommateur.

  1. Le Monde.fr 27 septembre, « Le débat sur le travail dominical et nocturne prend une tournure politique ». []
  2. Le Figaro.fr du 28 septembre. []
  3. Le Figaro.fr, 28 sept. « Ces salariés qu’on empêche de travailler ». []
  4. Dans le droit fil de cette vision libérale, Le Monde a ainsi pu s’offrir par l’intermédiaire de son dessinateur emblématique Plantu, qu’on a connu mieux inspiré, un parallèle ignomineux entre Islamorama (« Je t’interdis d’aller à l’école » dans la bouche d’un intégriste islamique s’adressant à une petite fille portant foulard) et Castorama (« Je t’interdis d’aller travailler le dimanche », dans celle d’un syndicaliste CGT s’adressant à une jeune femme) ! []
  5. Même si dans certaines régions pauvres de l’Italie, par exemple, les parents considéraient encore au siècle dernier les enfants comme des bouches à nourrir, mais en attendaient leur propre subsistance quand ils ne pourraient plus travailler (avec cependant des doutes : « un père nourrit six enfants, six enfants ne nourrissent pas un père », selon un dicton ancien), le fait est d’abord social, pas économique. []
Humeur
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Coup de gueule ou coup de cœur ?

par Audrey Baudeau
Docteur en Sciences de l’Education
Mention Histoire

 

Certains le disent en chanson, d’autres l’écrivent ou le peignent, d’autres encore le proclament dans de beaux discours. Que pourrais-je ajouter ? Si ce n’est conseiller à toutes celles et tous ceux qui ne l’ont pas encore fait, de lire Matin Brunde Franck Pavloff …
De le lire et surtout de le recommander à tout le monde car cette œuvre a le grand mérite de ne faire que dix petites pages et d’être très facile à lire. C’est un vrai support d’éducation populaire … Et ces quelques pages traduisent si bien cette terrible interrogation : Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre nous ? Pourtant, deux ou trois exemples de notre Histoire et d’un Présent ailleurs, nous prouvent que nous pouvons aller très loin dans l’ignominie.
Bien sûr, on peut toujours se dire qu’ils sont minoritaires, qu’ils ne prendront jamais le pouvoir, qu’ils ne représentent personne …
Ou bien on peut se dire qu’ils existent, qu’ils recueillent de plus en plus une haine ordinaire qui gronde, qu’ils agissent, qu’ils ont des appuis, qu’ils sont organisés, et qu’ils pourraient bien un jour …
Tous ces regroupements d’ultras, d’extrêmes, sont inquiétants et ne devraient pas nous laisser indifférents. Ils devraient nous effrayer comme un camp de concentration, comme une machette rwandaise, comme un charnier serbe. Parce qu’entre les deux, combien y a t-il de pas à faire ? Le savons-nous vraiment ?
Certes le Front national tente de se vêtir de couleurs pastels, il n’en demeure pas moins un parti de haine aux couleurs criardes du racisme et de la xénophobie.
Mesurons-nous réellement la gravité qu’il y a à laisser s’installer dans notre paysage ces groupes de haine qui n’ont aucune réponse sérieuse pour vivre ensemble ?
Au-delà du fait qu’il me plaît à moi de vivre avec des gens qui n’ont pas la même façon de regarder les étoiles, de chanter des berceuses ou de manger du pain. Pensent-ils vraiment, ces fanatiques, que le « chacun chez soi » est une solution politique ? Des individus, chaque jour, sont prêts à mourir en mer pour quitter leur pays. D’autres sont prêts à vivre dans des bidonvilles au bord du périphérique pour être en France. Je ne vois pas ce qui pourrait arrêter cette détermination. Mis à part de construire une immense muraille de Chine en guise de frontière et d’y poster des tireurs … Jamais nous ne pourrons empêcher des individus de vouloir quitter le pire pour tenter de vivre un peu mieux. Mais au fond pensent-ils vraiment que le « chacun chez soi » est une solution politique ?

Alors en attendant une vraie politique d’accueil et d’intégration, en attendant une autre politique internationale et de solidarité aidant les pays en souffrance à devenir vivables, en attendant une autre politique sociale qui permette à tous les habitants sur le sol français de vivre dans des conditions décentes, nous devons nous sentir toutes et tous agressés par ces partisans de la haine et du rejet.
Se sentir concerné ne suffit plus.
Pour commencer, cessons de taire nos frustrations et nos peurs, cessons de les laisser se transformer en venin, cessons de les laisser tranquillement être récupérées par ces excités d’extrémistes. Permettons qu’elles soient dites, discutées et transformées en solution. Car nous possédons autant de solutions qu’il y a de difficultés à vivre ensemble. Et c’est là que l’éducation populaire intervient … en libérant la parole, en agissant contre « toutes ces petites contrariétés du quotidien » que nous acceptons la gorge serrée, en créant de la démocratie là où on nous fait croire qu’il y en a.
Cela ne signifie pas que toute parole est bonne à dire, mais qu’il faut prendre en considération tout ce qui nous chagrine. Et aujourd’hui ce qui me fait mal et m’inquiète c’est d’entendre : « on ne peut pas faire confiance à un Arabe », c’est de lire sur une banderole : « à morts les nez crochus », c’est d’entendre : « il faut punir ceux qui vivent dans le péché », « ces gens-là ne sont pas normaux », …

Je refuse d’être agressée par ces propos, alors parlons-en … avant que le silence ne soit obligatoire.

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Gélatine de porc et déclin de la France !

par Armand

 

Il y a quelques jours, je me rendais à Nancy à l’occasion de la manifestation « Le Livre sur la Place ». Intéressé surtout par les conversations avec les différents auteurs qui se déroulent en général au « Forum littéraire » avant l’entrée du chapiteau, je suis arrivé 1/2h avant l’entretien du journaliste que j’étais venu écouter. J’ai eu alors le droit à la ”cerise sous le gâteau” : écouter un personnage qui m’était jusqu’alors inconnu et qui s’avérait d’être une ”star” médiatique : le dénommé François de Closets (FdC) !
Je fus ainsi exposé, pendant une demi-heure, à des joyaux verbaux en hauts décibels de ce Monsieur.
Mais que disait-il ? Que 1. la France est en déclin, 2. Hollande est incompétent mais il est quand même en train de réduire la dette ! 3. Nous avons besoin d’un gouvernement ”arc en cieeeel ” composé des individus qui veulent faire quelque chose mais évidement pas ”Le Penenchon”. 4. C’est dommage que Berlusconi ait été remplacé par Monti qui ne connaissait rien et les Italiens s’en foutent après tout, que Berlusconi soit corrompu ! 5. Les retraités en France sont trop privilégiés (est-il au courant de l’existence des millions de retraités dans ce pays dont la pension ne s’élève qu’à quelques centaines d’euros ?), 6. La France est en déclin, 7. La France est en déclin… !

On voit bien que notre ”intellectuel anti-establishment ” ne se préoccupe que de la façade : pas un mot sur l’ultralibéralisme et l’oligarchie financière, que dis-je ? même pas un mot sur l’Europe et l’UE en général, ni sur l’écrasement de la démocratie en Europe, ni sur la pauvreté et la précarité…
Apparemment pour lui, la seule chose dont le gouvernement ”arc en cieeel” devrait s’occuper est payer la dette, sinon nous nous ferions taper sur les doigts par nos créanciers qui nous diront (et FdC approuve) « Hé, les Français, ça suffit, assez profité !! » Mais FdC sait-il au moins qui sont ces créanciers ? Je suppose qu’il ne se pose même pas la question : cela demande trop d’effort !

Peu après sa brillantissime intervention j’ai retrouvé l’excellent FdC sous le chapiteau en train ”d’autographer” ses bouquins probablement pas moins brillantissime ! Moi qui n’étais toujours pas au courant de l’envergure du personnage, me suis risqué de l’approcher.

- Monsieur, suite à votre intervention de tout à l’heure, j’ai une question.

- Allez-y !

- Vous dites que la France, depuis X années, est en déclin. Or, je vois que ce pays produit, tant bien que mal, toujours autant d’artiste, d’intellectuel, de scientifique, d’ouvrier et detechnicien compétent, etc. Où voyez-vous un déclin ailleurs que dans le système politico-médiatico-financier ? Je n’appelle pas cela le déclin de la France mais la pourriture duditsystème. Bref, ce déclin n’est pas un phénomène social et sociétal mais devrait être attribué aux politicards, médiacrates et prédateurs financiers…

- Par le déclin, je veux dire la disparition d’une certaine façon de vivre. Je vous pose une question : pourquoi des gamins ont-ils été empêchés de manger des bonbons à l’école ?

- ???. Je ne sais pas moi, peut-être à cause de l’obésité …

- Non, parce que les bonbons contiennent de la gélatine et que la gélatine est faite à partir de lagraisse de porc !

Oouaah, quelle illumination ! Voici la racine du déclin de la France selon le grand penseur Monsieur FdC ! Tout est clair maintenant. Je peux aller me coucher ! Mais quand même, il ne fallait pas passer à côté de l’occasion rêvée qui s’était présentée et de profiter de la présence de cette astre de pensée socialo-politique ! Alors, je continue.

- Dites, qu’est ce que vous pensez de la politique de la Banque centrale européenne qui prête de l’argent aux banques privées, à des taux de presque zéro, qui prêtent ensuite aux États à des taux faramineux ?

- C’est scandaleux !

- Bien, alors quel est votre problème avec le Front de gauche qui depuis des années s’est levécontre cette aberration ?

Là, il ne peut pas s’empêcher : il brait maintenant :

- Mélenchon c’est la même chose que le Front national !

Bien sûr, pour cet homme et ses semblables, le Front de Gauche n’est pas d’autre chose que Mélenchon. Voyez-vous, malgré leur prétention ”démocratique ”, ces ”élites” croient consciemment ou inconsciemment, en un culte du chef, une démarche pernicieuse de banalisation du Front national.

- Mais vous dites n’importe quoi, là !

Il ne fait pas attention et continue à beugler de plus belle :

- La seule différence entre les deux c’est la politique de l’immigration ! Marine Le Pen est même plus courageuse car elle dit qu’elle veut sortir de l’Europe ! Mélenchon dit qu’il veut négocier. Mais qu’est-ce que cette misérable France, méprisée de tout le monde, pour pouvoir convaincre les autres (pays) !

(Voila que sa ”France en déclin” resurgit encore !) Ce bruyant et prétentieux médiacrate ne comprend même pas que la question de l’immigration n’est pas une simple politique mais la façon d’aborder l’humanité, de regarder le monde. Nous, Front de gauche, nous prônons la solidarité, la fraternité et le partage. Le Pen et sa clique prêche la haine contre les Arabes, contre les juifs, contre les noirs et contre tout ce qui est différent. Pas de différence pour le FdC évidemment, entre un Front de gauche dont la consigne est ”pas de consigne” et un F-haine enraciné, comme toutes les organisations fascistes, dans l’autoritarisme et le culte du chef.

Quand je vois la vacuité des personnages comme FdC, qui se présentent comme penseurs dans notre société, je me dis que peut-être la France est après tout, vraiment en déclin ! Je quitte le chapiteau. Dehors il pleut. Je croise Martine, l’amie et camarade, courageuse comme toujours, en train de diffuser, et avec plusieurs autres camarades, le journal Résister ! : un baume sur mon cœur…

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"Délinquance : les coupables sont à l'Intérieur", par F. Delapierre

par Monique Vézinet
Présidente UFAL Ile-de-France, Réseau Education Populaire

 

“Délinquance : les coupables sont à l’Intérieur”, par François Delapierre,
éd. Bruno Leprince, sept. 2013, 264 p., 10 €

La présentation polémique de l’ouvrage (le titre, les visages affrontés à égalité en couverture de Nicolas Sarkozy et     Manuel Valls) pourraient faire croire qu’il s’agit d’une déclinaison du “Tous pourris”. Heureusement le propos de François Delapierre, secrétaire national du Parti de gauche, est moins sommaire. Il évite de rentrer dans les généralités d’usage sur le traitement de l’immigration ou le dossier des Roms pour mieux traiter des questions de fond.
Et il le fait avec des données provenant de source syndicales ou de chercheurs, sans s’interdire une réflexion appuyé sur quelques bons auteurs comme Durkheim ou Braudel.

Le premier angle d’attaque est celui des statistiques de la délinquance qui fondent les politiques répressives : on ne peut résumer l’argumentation mais on relève le rôle d’un tandem “d’enfer” qui, après avoir prospéré sous Sarkozy, garde l’oreille de l’actuel ministre de l’Intérieur et des médias, celui d’Alain Bauer (ex rocardien, proche de Valls) et de son complice Xavier Raufer, venu lui de l’extrême droite. Mais ce complexe “politico-sécuritaire”, comme le nomme Delapierre, ne se borne pas à faciliter l’achat de matériels de vidéo-surveillance peu efficaces, à confier au privé de nouvelles tâches de maintien de la la sécurité ou d’auxiliaire des services pénitentiaires, il participe d’une vaste opération d’enfumage dont le ressort principal est le recours à la peur, et notamment à celle du terrorisme. Sur ce point, dans le chapitre “Le terrorisme, beaucoup en vivent, peu en meurent” la démonstration n’est pas totalement convaincante quand elle se base sur une vision purement comptable et nationale, en revanche elle pointe bien la place du terrorisme basque, comme celle des Corses dans le grand banditisme.

La pression du chiffre et les absurdités auxquelles elle mène sont bien décrites concernant la délinquance “ordinaire” à laquelle l’auteur oppose à juste titre la délinquance financière (complaisance institutionnalisée, fraude et paradis fiscaux) dont les montants sont sans proportion. Le problème reste que ces délits ne sont pas perçus comme “impactants” par les couches populaires qui, en revanche, vivent mal l’augmentation des incivilités - et tendent à apprécier la politique de Manuel Valls au-delà du vote partisan…
Cette perception populaire, il n’est pas sûr que le Parti de gauche en tire les conclusions stratégiques voulues dans le contexte électoral actuel.

Quoi qu’il en soit, on créditera François Delapierre d’une analyse saine et de propositions intéressantes : revenir sur un illusoire transfert de responsabilités aux communes, rétablir la confiance par les contacts de proximité (permettre aux policiers de “descendre de voiture”), donner de meilleures capacité d’enquête à la PJ, légaliser sous contrôle l’usage du cannabis  pour éviter “une coûteuse guerre  de harcèlement contre les consommateurs”.
Enfin et surtout, plaçant le rôle du maintien de l’ordre plutôt du côté du Jaurès de l’Armée nouvelle que de Clemenceau, l’ouvrage s’achève sur l’idée (à approfondir) d’associer le peuple à sa sécurité en défendant le retour à un service civique (mixte) obligatoire qui permettrait de placer des appelés au sein des forces de police et de gendarmerie.

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 "Le Passé" d'Asghar Farhadi (à l'occasion de la sortie en DVD)

par Stéphan Krezinski

 
En collaboration avec l’association 0 de Conduite

Le nouveau film d’Asghar Farhadi était attendu, après le succès critique et public de sa précédente oeuvre : « Une Séparation ». Ce film traitait, comme l’indique son titre, des conséquences d’un divorce dans la vie quotidienne d’un homme ayant un père et un enfant à charge. Débordé, il engageait une aide soignante. Le film quittait les rives du quotidien pour devenir un thriller domestique quand le mari renvoyait pour négligence l’aide soignante en la bousculant quelque peu. Celle-ci l’accusait alors de lui avoir fait perdre le bébé qu’elle portait.Le film rendait compte de la vérité de chacun, mais aussi de ce que chacun taisait ou travestissait.  Cette histoire était avant tout un prétexte pour évoquer le statut des femmes iraniennes.

Dans « Le Passé », l’action concerne une Française (Bérénice Béjo) vivant en banlieue parisienne. Son mari Iranien (Ali Mossafa) vient l’y retrouver pour officialiser leur divorce.  Il découvre que la jeune femme  vit à présent avec un Maghrébin (Tahar Rahim) dont elle élève le fils de dix ans ainsi qu’une adolescente qu’elle a eu d’un premier mariage et la fille de l’Iranien. Après une mise en place qui se veut une chronique de la vie ordinaire, le scénario prend la forme d’une enquête autour du même thème que le film précédent : le mensonge. L’Iranien découvre que son ex-femme est en crise, et qu’au moins deux des trois enfants vont mal. Au sein de cette famille recomposée vont se faire jour des vérités qui étaient déniées, travesties, ou tues. Il est clair que le mensonge est au cœur du cinéma de Farhadi comme l’argent et le vampirisme des êtres étaient au cœur de l’œuvre de Fassbinder. Or Fassbinder était radin jusqu’à l’avarice, extorquant les économies de ses actrices et acteurs, qu’il investissait dans ses films fauchés. Il était donc bien placé pour parler avec talent et virulence de cela. En serait-il de même de Farhadi ? Serait-il taraudé par le thème du mensonge parce qu’il est lui-même un menteur ? Je crains que oui. Cela ne serait pas un problème si à travers ses films, comme le fait Fassbinder, il exorcisait ses démons. Il est vrai qu’ici comme dans « Une Séparation », Farhadi met en place avec précision une mécanique du mensonge par une série de révélations  de plus en plus surprenantes.

« Une Séparation » à la manière des grands cinéastes iraniens, Kiarostami, Panahi ou Makhmalbaf, est un film au présent : on assiste dans une continuité temporelle qui fonde l’esthétique du film, à une série d’événements qui font sens au sein d’un happening permanent. Mais lors d’une confession de l’aide soignante, une chose stupéfiante nous est révélée : elle confie avoir un doute sur la manière dont elle a perdu son bébé. La veille de son renvoi, elle a été percutée par une voiture en traversant la rue. Serait-ce là, s’interroge-t-elle, qu’elle aurait perdu son bébé ? En découvrant cette scène, on peut légitimement se demander si on a la berlue, et se pincer. Un film sur le mensonge et les désastres qu’il occasionne, reposant lui-même sur un mensonge par omission, est-ce acceptable ? Tout est montré dans ce film, tout sauf cette scène où l’aide soignante se fait heurter par une voiture. Or toute la dramaturgie du film repose sur cette scène absente. La seule raison pour laquelle le réalisateur n’a pas montré cette scène, c’est que s’il l’avait fait, il n’y aurait pas de film, ou alors un film dépourvu d’enjeu.  Il n’aurait fait aucun doute pour le spectateur que le bébé est mort à cause de ce choc, et chacun s’interrogerait sur la santé mentale d’une femme qui se pose de telles questions sur la perte de son enfant.

Plutôt que le choix de ne pas faire le film, ou de filmer honnêtement une histoire simplissime, le réalisateur pourfendeur du mensonge, fait le choix délibéré de  nous mentir. « On peut manipuler les spectateurs, mais on n’a pas le droit de leur mentir » disait Hitchcock à propos de son film « Le Grand Alibi » où il estimait à juste titre avoir commis une erreur morale. Si dans « Une Séparation » la scène en moins est un mensonge par omission, dans « Le Grand Alibi » il y a une scène en trop au début du film. Marlène Dietrich interprète une femme qui va trouver son amant, affolée, et lui annonce que son mari a été assassiné et que tout l’accuse. Un flash-back légitime ce que dit la femme. L’amant fait des pieds et des mains pour l’innocenter, mais découvre qu’elle lui a menti : elle a bien tué son mari et se sert de lui pour effacer les preuves de sa culpabilité. Le flash-back était faux. Une scène en trop ici, une scène en moins dans le Farhadi. Cela disqualifie ce film malgré ses qualités d’interprétation et son portrait « juste » de la société iranienne. Un film qui se moque ainsi de ses spectateurs est une insulte à notre intelligence et ne peut susciter que le mépris (et Hitchcock se méprisait d’avoir fait une erreur comparable).

Dans « Le Passé », la mise en place vise, comme dans « Une Séparation », à accréditer la vraisemblance des situations, des personnages, à ancrer la situation dans une justesse de ton et de regard caractéristiques du cinéma réaliste. Mais d’emblée cet aspect du film est bancal. Les deux enfants sont confondants de naturel, Ali Mossafa est touchant de délicatesse et Bérénice Béjo (prix d’interprétation à Cannes) s’en tire fort bien alors qu’elle n’est pas aidée par l’interprétation médiocre de l’adolescente dont on ne peut croire une seconde qu’elle puisse être sa fille, car il ne se passe rien de viscéral, de familier entre elles pour accréditer une possible filiation. Et Tahar Rahim semble ici une conque percée à travers laquelle souffle le vent, tant il est transparent et creux. A croire que la densité de son rôle dans « Le Prophète » n’était due qu’à son silence car dès qu’il ouvre la bouche ici, il est atterrant.

Malgré ce casting inégal, l’intrigue prend, se cimente, nous livrant un second acte fort (avec une utilisation remarquable de la pluie), ou des révélations successives ricochent entre tous les personnages de cette famille « moderne ». Le scénario est malin, habile et semble devoir se terminer sur la révélation de l’adolescente. Pour empêcher sa mère de refaire sa vie avec le jeune Maghrébin, elle a envoyé à la femme de celui-ci les mails intimes qu’ils ont échangés, ce qui aurait pu provoquer la tentative de suicide de la femme, plongée depuis dans le coma. La conclusion serait que chacun ment, de bonne foi parfois, mais que si cela provoque un drame, il faut apprendre à vivre avec cette culpabilité pour pouvoir se pardonner un jour. Mais cette conclusion ne suffit pas à Farhadi. Il veut être habile, malin jusqu’au bout et l’intrigue rebondit sur l’assistante du pressing que tient Tahar Rahim. Nouvelles révélations, nouvelles omissions, nouveaux mensonges. Jusque-là, la dramaturgie se développait organiquement au sein d’une famille. Mais ici Farhadi, très maladroitement, ajoute un wagon scénaristique, puis un autre, à son train, déjà bien chargé, qui a déjà quitté ses rails depuis un moment.

Dans un film, comme dans une pièce de théâtre ou un morceau de musique, ce qui importe c’est le swing, le rythme. Ce qu’il y a de plus difficile dans une œuvre c’est de créer un rythme et de le garder (et il ne faut pas confondre le rythme avec le tempo. Certains films lents sont merveilleusement contemplatifs et certains films rapides sont ennuyeux et fatigants). Une entrée en matière boiteuse est pardonnée si ensuite le film prend son envol jusqu’à la fin. Mais une conclusion inappropriée ou qui stagne, fiche rétrospectivement par terre ce qui précède.

S’il y a un flottement, le spectateur fait crédit au film pendant quelques minutes. Ensuite, il s’impatiente, puis est furieux. Ici, la situation devient préoccupante au bout de trois minutes, critique au bout de dix, mais le calvaire dure une demi-heure jusqu’à la fin du film, et cela devient physiquement insupportable. A vouloir étendre la mécanique du mensonge et des révélations à la périphérie des protagonistes et, pourquoi pas, au monde entier, Farhadi nuit à son film. Mais au moins, ici, il ne ment pas aux spectateurs. Il fait juste faire un tour de manège en trop à son histoire trop maligne. Allez : encore un effort pour être honnête…

Courrier des lecteurs
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Pourquoi nous avons bien fait de publier le texte de P. Mascomère

par ReSPUBLICA

 

Dans le numéro 727 de Respublica, nous avons publié un article de Pierre Mascomère qui voulait montrer la « formidable progression des dividendes ». Pour cela, il s’est appuyé sur des données de l’INSEE selon lesquelles la part des bénéfices des « sociétés non financières » distribués aux actionnaires était passée de un vingtième en 1981 à près d’un quart en 2012. Nous avons alors reçu une réaction de lecteur présentée comme émanant de deux économistes qui contestaient les chiffres de PM et sa conclusion. L’auteur mis en cause leur a répondu dans un numéro suivant, rappelant l’objet de son texte et la source des chiffres sur lesquels il s’est appuyé, et ajoutant une référence au journal Les Échos du 12 septembre qui titrait : « Le CAC 40 rend la moitié de ses profits à ses actionnaires » ! Que dire de plus ? pourtant cela n’a pas suffi à l’un des deux critiques, M. Cornu qui est revenu à la charge le 24 septembre :

Je rebondis sur votre réaction à ma réaction. Est-il possible d’avoir le lien vers le tableau de l’INSEE en question? Car je suis désolé, mais ce que vous écrivez est toujours aussi faux. Les chiffres ne sont tout simplement pas les bons, mais plutôt que de les corriger, vous lancez la polémique sur le seul point contestable (à savoir par rapport à quelle date on compare). Vous commettez une erreur que je prends le temps de vous signaler, et ensuite vous dites que les chiffres sont sujets à caution? C’est un peu fort de café là! Si vous relisez l’article de Chavagneux, vous comprendrez où se situe votre erreur: tout simplement dans le fait que les profits ne servent pas qu’à rémunérer les actionnaires, mais aussi à financer l’investissement des entreprises par exemple (Chavagneux par exemple regrette que le profit serve de plus en plus souvent à verser des dividendes plutôt qu’à financer des investissements). Donc avancer que 25 % de la valeur ajoutée est reversée aux actionnaires, c’est juste… faux!

Malgré le ton plus que polémique, Michel Zerbato a pris le temps de faire une mise au point élargie sur cette question, à l’intention des deux critiques et de l’ensemble de nos lecteurs.

Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt

Les critiques adressées à l’article de P. Mascomère, qui serait truffé d’erreurs, et à la rédaction de Respublica, qui réagirait de manière purement polémique au lieu de prendre en considération les contradicteurs, appellent sur cette question de la distribution de dividendes, une mise au point globale, nécessaire tant l’absence de réelle argumentation, sur la méthode comme sur le fond, rend tout débat impossible.

D’abord, sur la méthode. Le lecteur demande « le lien vers le tableau de l’INSEE en question ». Mais, P. Mascomère a donné la référence du tableau qu’il a utilisé : Comptes des sociétés  non financières ( S11)comptes non financiers : 7-101), il suffisait donc, par exemple, de la taper dans le premier moteur de recherche venu et le tableau apparaissait aussitôt : http://www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=4.1.

Le lecteur écrit ensuite : « Je n’ai trouvé ces chiffres nulle part ailleurs. » C’est normal, seul l’INSEE a les moyens de les produire ! Cependant, ils sont utilisés par les institutions internationales genre Eurostat, OCDE, FMI, etc., chacune les passant à la moulinette pour produire les siens, selon ses propres besoins, notamment d’harmonisation à des fins de comparaisons internationales. Eurostat, par exemple, bénéficie de la normalisation européenne du système de comptabilité nationale.

Cela dit, les deux critiques ne font qu’opposer à des chiffres de l’INSEE absolument incontestables leur pure conviction. Quand l’un dénonce une “grossière erreur” ou l’autre une faute, soit, cela peut arriver, mais il faut alors dire laquelle et donner les moyens de vérifier s’il y a erreur et faute, ou pas. Or il ne font qu’affirmer, en ne s’appuyant sur aucune donnée concrète : quand l’un affirme que « c’est environ un quart du profit qui est utilisé à cette fin », sur quels chiffres se fonde-t-il pour donner une telle évaluation ? En l’absence de toute donnée, on ne sait pas de quoi il s’agit : le profit, par exemple, s’agit-il de l’EBE (excédent brut d’exploitation) ou de l’ENE (excédent net d’exploitation) ? Etc. Quoi qu’il en soit, brut ou net, cela ne modifie pas la conclusion générale, comme cela apparaîtra plus loin : la plus grande part du profit des sociétés non financières (au sens de l’EBE : 229,5 sur 288,8, soit près de 80 %) est distribuée sous la forme de dividendes, à hauteur de près du quart de leur production de valeur ajoutée brute.

Une dernière remarque avant d’en venir au fond : les chiffres valent pour autant que l’on est conscient de leurs limites. L’outil statistique n’est pas un thermomètre qui donnerait les « vraies » valeurs, parce que la mesure des grandeurs économiques ou sociales dépend de leur construction. Le travail du statisticien consiste à définir des modes de calcul qui fassent consensus auprès de ceux qui utilisent les résultats, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté économique, politique et sociale. C’est ce qu’a voulu vous dire PM en parlant de « chiffres sujets à caution ». On peut toujours contester les chiffres de l’INSEE et en produire d’autres, c’est un débat, on peut aussi contester l’utilisation qui en est faite, et c’en est un autre, mais qui ne peut se réduire à de pures et simples incantations et invectives.

Venons-en fond. Quant à la “très grossière erreur” qu’on a bien voulu « prendre le temps de nous signaler », et que nous refuserions de corriger, le tableau de l’INSEE référencé ci-dessus et facilement consultable, donne pour 2012 une valeur ajoutée des SNF de 1018,3 et des dividendes distribués de 229,5, ce qui fait bien 22,54 %, comme indiqué par PM (229,5/1018,3*100 = 22,54). Comment peut-on refuser d’admettre que près d’un quart de la valeur ajoutée produite par les SNF est distribuée en dividendes ! À la limite on pourrait ne retenir que les “purs” dividendes (en retranchant les « autres revenus distribués »), pour un montant de 203,1, mais cela ferait tout de même 19,95 %, un cinquième (203,1/1018,3*100 = 19,95). Que cela ne convienne pas à certains, qu’y peuvent PM et Respublica ? Mais que cela ne se soit « jamais vu nulle part » est une pure affirmation gratuite.

En effet, cela peut se voir ailleurs,par exemple du côté d’Eurostat, sorte d’INSEE pour l’Europe, même si son tableau « S11-5 de FR_Charts and Tables_30072013 wo.xls » est construit en valeurs nettes. On peut y voir que pour l’ensemble de la zone euro, en 2012 et en % de la valeur ajoutée nette, le « revenu net d’entreprise » s’établit à 32,2 et qu’il est utilisé en « dividendes distribués et bénéfices réinvestis d’investissements directs étrangers » pour 24,5, impôts pour 5,8 et formation nette de capital fixe 3,8. Ainsi, 76 % des revenus nets des SNF de la zone euro sont distribués en dividendes ! Et c’est cohérent avec le tableau INSEE en « débat », dans lequel les grandeurs sont rapportées à la VA brute, ce qui donne pour la France 79,5 % de l’EBE distribué en dividendes (229,5/288,8). Et si on enlevait de la VA brute la Consommation de capital fixe, qui est un coût de production, mais enregistré dans les comptes de patrimoine, on obtiendrait la VA nette, évidemment plus faible. Si on rapportait alors les dividendes distribués au profit net, ce qui paraît cohérent, la part du profit distribué aux actionnaires se révèlerait plus forte encore !
Bien sûr, les chiffres ne sont pas directement comparables, les uns sont en net, les autres en brut, avec des définitions différentes, mais il apparaît bien que la France ne diverge pas fondamentalement des autres pays de la zone euro et que P. Mascomère avait raison : en grandeur, la priorité est aux dividendes, ensuite vient l’impôt, et enfin l’investissement. Ce constat, inattaquable, ne préjuge certes pas de ce que font les actionnaires de cette avalanche de dividendes : ils peuvent, soit investir sur les marchés financiers, pour financer une activité productive ou simplement alimenter une bulle, soit acheter un yacht ou une troisième grosse berline allemande, soit encore se faire construire une mega-villa sur la côte, etc. Ce constat peut évidemment ne pas plaire, mais à ce stade, persister dans la dénonciation d’une « grossière erreur », n’est plus du ressort de l’économiste.

On pourrait par contre, à bon droit, contester le raisonnement en dividendes bruts et non en dividendes nets des dividendes reçus, puisqu’une partie des dividendes versés par les sociétés non financières le sont vers d’autres SNF. Sachant cependant que cela ne change rien au fait général que le profit dégagé par les SNF part en dividendes vers des actionnaires, raisonnons en net : toujours selon les comptes de l’INSEE, le profit des SNF (au sens de leur EBE), 288,8, est utilisé, en impôt sur les sociétés (42), intérêts nets (21,2), dividendes nets (145,3) et épargne (130,4), celle-ci étant abondée pour les 8,1 manquants par diverses petites contributions. Il apparaît que même en net, les dividendes passent bien en premier, incontestablement, puisqu’ils absorbent la moitié du profit brut, un septième de la VAB ! (Ce qui rejoint les données Eurostat.)

Que les dividendes distribués par les SNF soient pour partie des dividendes reçus résulte de la financiarisation de l’économie et de la part croissante, depuis les années 80, du profit issu de la « gestion de trésorerie » : l’EBE dégagé est plus avantageusement placé sur les marchés financiers (SICAV, FCP, etc.), investi au sens financier, que dirigé vers la FBCF (Formation brute de capital fixe), investi au sens économique.
L’explication en est qu’à l’époque du capitalisme financiarisé, les dividendes ne sont plus le résidu distribuable après que l’entreprise ait investi, payé les impôts, récompensé ses salariés si méritants, etc. Ce schéma avait un sens au temps de la prééminence du capitalisme industriel et de la forte croissance économique, quand la valeur des entreprises dépendait de leur capacité à suivre la demande, innover, etc. Ce que le cours en bourse reflétait, plus ou moins bien. Aujourd’hui, le manager est récompensé en fonction de sa capacité à valoriser les actions, à faire monter le cours en bourse, donc, etc., ce qui exige la distribution de dividendes, très certainement au détriment de l’investissement. Le profit sert d’abord à rémunérer les actionnaires, parce que l’investissement n’est plus assez rentable depuis longtemps, c’est bien la cause de la crise et de la « revanche des rentiers ». Depuis la crise qui a mis fin aux Trente glorieuses, le manager est d’abord un directeur financier, sous l’égide de la théorie des marchés efficients et de la « création de valeur pour l’actionnaire ». Pour financer l’investissement (197,4), il a alors recours, en complément du profit non affecté ailleurs, à l’emprunt (57,6), ce qui donne lieu à versement d’intérêts et à croissance de la finance. Ce cercle vicieux tourne depuis les années 90 et la primauté de la finance de marché.

Quant à ce qui serait le « vrai chiffre », 7 %, d’où sort-il ? Quand PM donne 22,05 %, il dit d’où il vient : c’est le rapport de l’EBE des SNF à la VAB des SNF, ce qui est logique, et il n’y a pas de faute de frappe, ni faute tout court, c’est bien la part du profit distribué en dividendes. Ce qui n’est pas dit, par contre, c’est que pour arriver à 7 %, il faut partir des dividendes nets, 145,3 et les rapporter à la VAB totale, 2032,3, et on on tient bien 7,14 %. Mais quel est le sens de rapporter les dividendes distribués par les SNF à la VAB totale, c’est-à-dire créée aussi par les entreprises individuelles, les administrations publiques ou privées, les ménages, etc. ? P. Mascomère sait bien, lui qui a du bon sens, que cela n’en a aucun.

Quoi qu’il en soit, même en ne retenant que les dividendes distribués nets des dividendes reçus, si on les rapporte à la VAB des SNF, cela fait encore le double de ce qui est avancé comme étant « le vrai chiffre » : 145,3/1018,3*100 = 14,27 %. Ce qui signifie qu’un septième quand même de la richesse produite par les SNF va à des actionnaires extérieurs aux SNF ! Remarquons au passage que cette distribution aux actionnaires de 7,14 % du revenu national explique comment T. Piketty peut arriver à ce résultat pour lui problématique car indicatif d’une situation non viable : en gros, selon ses calculs, depuis les années 80, le rendement du patrimoine (principalement des actions) se situe autour de 4,5 à 5 % tandis que la croissance n’est que de 1,5 %.

Quant à la référence au rapport Cotis, même l’OCDE ou le FMI considèrent que la part de l’EBE dans la VAB a structurellement augmenté, partout, de 7 points en moyenne. Contrairement à ce que des libéraux de tout poil veulent faire croire en prétendant que le fameux point haut de 1981 serait une anomalie, le partage actuel de la valeur ajoutée n’est pas quasi naturel. On peut se reporter, parmi d’autres, à la discussion approfondie de ce point par Michel Husson (hussonet.free.fr/psal49.pdf), qui cite par exemple la BRI, selon laquelle « la part des profits a eu tendance a augmenter depuis le milieu des années 1980 dans la plupart des économies développées pour lesquels des données comparables sont disponibles », ou encore un rapport de la Commission européenne qui dit que « Après avoir culminé à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la part des revenus du travail a commencé à baisser dans la plupart des États membres de l’Union européenne et se situe actuellement à des niveaux historiquement bas ». On peut toujours contester la méthodologie des institutions internationales, et leurs résultats, certes, mais dans ce cas, il n’y a pas lieu de discuter, on n’est plus dans le débat économique.

Enfin, il est pour le moins cocasse que le dernier rebond de la critique invoque à son appui le texte de Chavagneux signalé par PM dans sa réponse, alors qu’il va dans le sens tout contraire à celui qui lui est attribué ! Le graphique ci-après montre bien la chute de l’investissement concomitante à la montée des dividendes, ce qui est logique, car en utilisant les chiffres du même INSEE, Chavagneux ne peut arriver qu’à la même conclusion que PM !

Un tel entêtement à contester un point de vue étayé par des données incontestables est difficilement compréhensible, en histoire on parlerait de négationnisme. Il est vrai qu’au Moyen Âge déjà un proverbe disait qu’« il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir », ce qui malheureusement peut conduire à persister dans la plus « grossière des erreurs ».

Michel Zerbato, économiste honoraire (Université de Bordeaux),
qui a longtemps enseigné la comptabilité nationale.

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A propos des classes moyennes

par ReSPUBLICA

 

Mme Geneviève Seyse (professeur retraitée de SES, Attac centre Essonne) nous indique qu’il lui « semble que dans l’analyse marxiste un des éléments facteurs des classes sociales, c’était la conscience de classe ? Il n’y a pas de conscience de classe chez les classes moyennes (intérêts divergents ), donc pour Marx les classes moyennes n’existaient PAS (dans le passage sur les classes moyennes, Marx utilise l’image du sac de pommes de terre). »

Nous sommes tout à fait d’accord avec la remarque de cette lectrice, une classe ne vaut pleinement qu’avec la dimension de la conscience, au delà de la détermination objective par les rapports sociaux de production, voilà pourquoi il s’agissait dans cet édito d’ouvrir un débat : à Respublica, le monde tel qu’il est ne nous convient pas, et nous nous sommes assigné la tâche d’une éducation populaire (EP) qui cherche à comprendre le monde pour le transformer, ce qui inclut d’œuvrer au nécessaire éveil de la conscience de classe de ceux qui sont susceptibles de vouloir changer ce monde. La question est alors : à qui s’adresser ? aux prolétaires, sans aucun doute, mais que faire de cette masse de salariés et autres couches sociales, qui ne sont ni des prolétaires (ils ont plus que leur seule force de travail à vendre pour vivre), ni des « bourgeois » (les propriétaires du capital, qui vivent du seul profit, industriel, commercial ou financier) ? Il s’agit de trier, dans le « sac de patates » évoqué, celles qui sont pourries et celles que l’on peut cultiver : ainsi, par exemple, quid de l’armée hétérogène de fonctionnaires, quid des ingénieurs, techniciens et cadres sur lesquels mise encore le PCF ? quid de ces salariés à bonus, qui font partie des 1 % les plus riches en termes de revenu, mais qui ne sont pas pour autant les bourgeois modernes ? Certainement pas tous dans le même sac. Nous avons voulu réagir à ces analyses que nous croyons fausses et selon lesquelles, implicitement, tout salarié est un révolutionnaire en puissance pour peu que par une action idéologique efficace, on parvienne à lui ouvrir les yeux. Au contraire, il faut d’abord se demander qui est objectivement susceptible d’acquérir une conscience de classe critique, c’est-à-dire, qui a un « être social » qui peut l’amener à la conscience de cet « être social », sachant que ladite conscience en fait partie - et c’est là tout le problème du matérialisme historique, qui est dialectique. Notre idée d’en juger par référence au rapport au patrimoine est une proposition de début de réponse à cette question.
Marx avait théorisé le dépérissement des classes moyennes (au sens de la petite bourgeoisie) en fonction de la massification du prolétariat en face du capital et il comptait que leur propension « naturelle » à se rallier à l’une ou l’autre des classes fondamentales, les ferait tomber du côté de la révolutionnaire. Mais il n’avait pas prévu le développement de la fonction publique (administration, services publics, protection sociale, etc.) et d’autres couches dites intermédiaires. Ces classes moyennes ont une réalité sociologique indiscutable, mais elles ne sauraient aujourd’hui pas plus qu’hier se forger une conscience de classe (même si les intellos petits-bourgeois misent leur avenir là-dessus). Cependant, la crise du capitalisme commence à mettre en crise la société de consommation elle-même, ce qui devrait libérer les consciences, au moins celles des prolétaires consommateurs, mais largement au-delà, et au moment où chacun devra se prononcer, espérons que l’EP aura permis que cela se fasse dans le bon sens.

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Meeting unitaire : Pour nos retraites, on lutte !

par ReSPUBLICA

 

Mercredi 9 octobre à 19h30, 2 rue Japy, Paris 11e (Métro : Charonne ou Voltaire)

Avec Verveine Angeli (Attac), Fatima-Ezzahra Ben-Omar (collectif féministes), Olivier Besancenot (NPA), Jean-Jacques Boislaroussie (Trait d’union FDG), Juliane Charton (Collectif jeunes - UNEF), Annick Coupé (Solidaires),Denis Durand (Fédération Finances CGT), Anne Féray (FSU), Gérard Filoche, Pierre Khalfa (Fondation Copernic), Pierre Laurent (PCF), Jean-Philippe Magnen (EELV), Danielle Simonnet (PG).

Trois ans seulement après la réforme Fillon, le gouvernement va proposer une nouvelle réforme injuste et dangereuse. Les mesures annoncées prolongent la logique des « réformes » antérieures des gouvernements de droite qui consiste, d’une façon ou d’une autre, à faire payer aux salariés et aux retraités l’ajustement des régimes de retraite et à refuser de poser la question du partage de la richesse produite.

Mercredi 9 octobre au gymnase Japy, des responsables d’associations, d’organisations syndicales et de partis politiques signataires de l’appel « Ensemble, défendons nos retraites* » tiendront un meeting unitaire dans le cadre d’une vaste campagne d’éducation et de mobilisation citoyenne qui se met en place partout en France.

Plus d’information : www.retraites2013.org