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Développer le fatalisme du chacun pour soi, ou rassembler pour vaincre ? Enseignements des municipales

par Évariste
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Les deux tours des municipales viennent de nous donner un matériau absolument remarquable pour nous aider à comprendre la situation politique de la France et quels moyens stratégiques utiliser pour aider à la transformation sociale et politique. D’autant que, contrairement aux propos de certains, qui considèrent que les municipales relèvent de Clochemerle, les municipales sont un moyen politique indispensable à l’ancrage populaire des partis politiques. Et pour les républicains sociaux que nous sommes, c’est le moment de vérité quant à notre ancrage dans la classe populaire ouvrière et employée qui (« répéter c’est enseigner ») représente 53 % de la population active et retraitée1. Nous insistons sur ce point, car croire qu’un processus de rupture avec le capitalisme est possible sans le soutien massif de cette classe populaire relève au mieux de la naïveté petite bourgeoise : avis aux amateurs !Comme nous recevons de nombreux courriers sur nos propositions en ce qui concerne la ligne et la stratégie politiques nécessaires, que nous avons pourtant développées dans d’autres articles, nous allons utiliser cette chronique d’Evariste pour les rappeler en ce qui concerne l’action politique locale.
Nous ne reprendrons donc pas ici les insuffisances concernant la ligne politique nationale (vis-à-vis de la classe populaire ouvrière et employée et des couches moyennes intermédiaires) que nous avons déjà présentées dans ReSpublica et que nous détaillerons dans les articles que nous écrirons sur la campagne suivante des européennes.
Nous n’intégrerons pas non plus dans cette chronique les éléments chiffrés qui l’alourdiraient. Bien évidemment, nous reviendrons ultérieurement sur les chiffres et sur leur évolution diachronique sur trente ans.

Les 10 enseignements du scrutin des municipales

Enseignement n°1

Le record de l’abstention tant au premier tour qu’au second confirme le fait que le premier choix de la classe populaire ouvrière et employée est l’abstention. Et de loin ! Contrairement à ce qui est propagé ici et là dans les médias, mais aussi chez les responsables et les militants, le problème principal de la gauche de rupture est là et pas ailleurs.
Comprenons que nous devons aussi tenir compte du phénomène de gentrification2, qui éloigne les militants actuels du centre de gravité géographique de cette classe.
Comprenons que la poussée de la droite et du FN est principalement une poussée relative et non absolue, car il y a peu, pour l’instant, de transferts de voix de gauche vers la droite ou l’extrême droite. C’est bien parce que la classe populaire vote de moins en moins, et que la droite et l’extrême droite mobilisent mieux leur électorat, que la droite et l’extrême droite progressent de façon relative.
Comprenons aussi que ceux qui ont fait le choix de l’abstention l’ont fait en conscience et qu’il faut arrêter avec l’idée fausse « ils n’ont pas compris, il faut mieux leur expliquer ». Ils ont bien compris que la politique de leurs élus n’est pas faite pour eux.

Enseignement n°2

Après l’abstention, le deuxième choix de cette classe populaire, et loin derrière, n’est plus le PS, comme à la présidentielle de 2012, mais le FN.

Enseignement n°3

Pour départager entre le troisième et le quatrième choix de la classe populaire ouvrière et employée, entre le PS et l’UMP, nous avons besoin d’affiner nos chiffres

Enseignement n°4

Le FdG reste en cinquième choix. Répéter c’est enseigner : tant qu’il restera le cinquième choix de la classe populaire, aucune transformation sociale et politique ne sera possible et les « pleureuses » pourront s’en donner à cœur joie sur le thème méprisant du « Ils n’ont pas compris » ou « C’est la fatalité », etc.

Enseignement n°5

L’augmentation de l’implantation du FN chez les élus locaux est due au fait que c’est le seul parti qui a pris des décisions politiques pour tenir compte du phénomène de gentrification, en portant ses efforts, par parachutage de ses responsables dans les villes de la zone périurbaine, là où la demande de protection et de repli sur soi est la plus forte.

Enseignement n°6

Le nombre d’élus de la droite néolibérale et d’un PS malheureusement gagné au néolibéralisme ne changera pas beaucoup. Peut-être même qu’il sera en faible baisse, nous attendrons l’affinage des chiffres. Il y a fondamentalement un jeu de vases communicants entre ces deux forces. Certains nous diront que quelques élus de la gauche du PS ne sont pas à classer dans les néolibéraux. Ils auront raison, mais nous pourrons leur rétorquer qu’en l’état actuel, leur impact sur la ligne politique de François Hollande est nul.
Pour le PS, cette élection est, aujourd’hui, la plus grande déroute électorale dans une élection municipale depuis la Libération. Qui aurait pu penser qu’une ville depuis plus de 100 ans à gauche comme Limoges puisse passer à droite ?

Enseignement n°7

Partout où le FdG a présenté des listes autonomes du PS, avec le PCF et le PG, le niveau des voix est globalement du même ordre que celui obtenu au premier tour de la présidentielle de 2012. Il n’y a donc pas de recul de ce point de vue.
Lorsque des listes ont été présentées avec l’alliance PG-EELV, ces listes font facilement des scores élevés qui peuvent aller vers les 15 % et au-delà. A noter qu’à Grenoble, la liste EELV-PG-Réseau citoyen frôle les 30 % au premier tour et gagne la mairie au second. Mais nous avons vu dans cette élection un affrontement au deuxième tour entre le PC allié au PS et le PG allié à EELV, ce qui ajoute à la confusion.
A noter cependant que les municipalités PG de Limeil-Brévannes (94) et de Viry-Châtillon (91) ont été balayées dès le premier tour par la droite ! Cela en dit long sur le fait qu’exercer le pouvoir n’est pas la même chose que prendre le pouvoir. Beaucoup de travail est à faire de ce côté -là.
À noter qu’à Viry-Châtillon, des bureaux de vote populaires ont connu une abstention supérieure à 55 %. Et que, si le FdG à direction PCF a perdu plusieurs municipalités face à la droite (Aubagne, Villejuif, Blanc-Mesnil, Bobigny, etc.), il en a regagné quelques-unes sur les partis gouvernementaux (Aubervilliers, Montreuil, etc.).

Enseignement n°8

La campagne du Front de gauche à géométrie variable (listes PS-PC dès le premier tour et listes autonomes du PS au premier tour) a été illisible. Elle a contribué au recul du nombre de municipalités FdG à la sortie du scrutin. Nous pensons également que cette illisibilité a coûté de nombreux postes d’élus au FdG.
Il est à noter qu’à Paris, le refus du PS soutenu par le PC de faire une fusion technique3 au deuxième tour avec les listes emmenés par le PG laissera des traces au sein du Front de gauche à Paris. Le fait que le PG n’ait pas lancé d’appel à voter contre la droite dans certains cas également.

Enseignement n°9

Nous devons faire attention au point suivant : qu’est-ce qu’une politique efficace de rupture avec le capitalisme dans une élection locale ? Est-ce que cela se détermine uniquement par la ligne ou par la stratégie ? L”une est-elle une prééminence surplombante par rapport à l’autre ou faut-il lier les deux dans l’action : c’est une pierre d’achoppement au sein du Front de gauche. Est-ce que ce qui compte, ce sont des listes indépendantes du PS ou un rassemblement du peuple autour de propositions alternatives ou les deux à la fois ?
Sur ce point, le Front de gauche gagnerait à être plus clair sur ce point et à adapter la stratégie de l’évolution révolutionnaire de Jean Jaurès au XXIe siècle. Disons que notre préférence irait à une politique qui lierait la ligne (propositions alternatives) et la stratégie (tout simplement parce que cette liaison est souhaitée par les couches populaires) et qui déterminerait préalablement, en toute transparence, les conditions bien précises des éventuelles exceptions.

Enseignement n°10

L’ancrage populaire est dû aux luttes sociales et politiques et à l’éducation populaire. Si on néglige l’un des deux pans de l’action nécessaire, il n’y a pas ou plus d’ancrage populaire. L’oubli du premier pan de l’action nécessaire, et plus souvent du deuxième pan, est pour beaucoup dans l’écart entre les résultats obtenus et les résultats potentiels qui découlent de la composition sociale de chaque commune, mais aussi dans les écarts de résultats quelquefois exorbitants entre deux communes qui ont une composition sociale équivalente.
Nous rappelons que les réunions publiques traditionnelles, les meetings, les distributions traditionnelles de tracts s’ils sont nécessaires à l’action politique n’ont que peu à voir avec l’éducation populaire tout aussi nécessaire.

Et comme une campagne municipale se mène sur six ans lorsqu’on ne dirige pas la municipalité, il est temps d’y penser…

  1. Ajoutons les couches moyennes intermédiaires salariées pour 24 %, les couches moyennes supérieures salariées pour 15 % et les professions non salariées pour 8 %. []
  2. Phénomène accentué par le néolibéralisme, qui voit la classe populaire baisser fortement dans les villes centres, baisser lentement dans les banlieues populaires, qui deviennent de plus en plus un sas de transition, et augmenter fortement dans les zones périurbaines et rurales. Vous savez, là où les militants sont peu présents! []
  3. Une fusion technique au deuxième tour laisse la liberté de vote au conseil municipal à la liste minoritaire qui fusionne. []
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Contre la résignation ? Les pavés, le fascisme ou l'éducation ?

par Hubert Hurard

Source de l'article

 

Il est grand temps d’en finir avec la résignation. Résignation politique devant le pouvoir de la finance internationale, résignation politique devant une banque centrale européenne aux ordres de la troïka, résignation politique devant les enjeux sociétaux et devant une démocratie à bout de souffle, résignation politique imposée au nom d’un sacro-saint réalisme porté par les auto-proclamés bien pensants qui, parce qu’ils sont justement « réalistes » affirment détenir l’unique solution.
Nul besoin dès lors d’imaginer autre chose, c’est comme ça, un point c’est tout ! L’apragmatisme est devenu indicateur de l’intelligence et, puisque tout le monde est contaminé, l’épidémie d’aboulie passe inaperçue.
Car s’il est impossible de changer les choses, s’il est illusoire d’imaginer un autre monde, s’il est chimérique de vouloir guérir alors à quoi bon donner son avis ? À quoi bon agir ? Il est bien plus préférable de maugréer chez soi. De devenir égoïste. D’avoir peur. De haïr. Préférable de ne plus réfléchir. Préférable de ne plus se sentir concerné. Être résigné et attendre qu’ils continuent de choisir pour nous.

Mais sont ils à la hauteur des enjeux ?
Manifestement pas.

La droite, celle dite gaulliste, est devenue minoritaire. Copé, Sarkozy, Buisson, Peltier et consorts ont fait sauter les dernières digues entre l’extrême droite et l’UMP. Chantres du libéralisme économique sauvage il n’y a pas de place dans leur programme pour les plus faibles. C’est marche ou crève ! C’est aide toi et le ciel t’aidera ! C’est le culte de la sécurité et de l’endoctrinement. Le dogme de la communication qui dissimule l’aporie. Résignés !

Le Parti socialiste, ou plutôt parti socio-démocrate, a peur. Il a une tendance schizophrène. Coincé, écartelé entre ses racines d’idéal, d’internationale et la mode du politiquement réaliste. Il a fait un choix. On ne change plus le monde. On l’aménage à doses homéopathiques. Pourquoi ? Parce que c’est sérieux au parti socialiste et que les gens sérieux, désormais, ne rêvent pas ! Les rêveurs, il y en a encore, sont minoritaires.

On voit où tout cela nous mène. Non seulement la misère et le chômage ne faiblissent guère mais il est de surcroît interdit de rêver à la transformation sociale. Sauf bien sur à se faire taxer d’idéologue, d’extrémiste ou… de doux rêveur. Vous rêviez d’un traité européen modifié ? D’une lutte acharnée contre la finance ? D’une présidence normale ? Ils voudraient bien mais ne peuvent point ! Résignés ! Mais convaincus qu’il n’y a pas d’autre politique plus juste à mener que la leur.

Les Verts ? Courant du parti évoqué précédemment. On les écoute quand la télévision veut qu’on les écoute. On est d’accord avec eux quand ça explose. On les aime bien. Leurs leader sont la feuille de salade qui décore l’assiette socialiste. Elle colore un peu pour cacher le côté indigeste du plat traditionnel.

Le Parti communiste ? Ils ont besoin d’argent pour ne pas mourir et cet argent provient de leurs élus. Plus il y a d’élus, plus les subventions tombent. Pour avoir plus d’élus il faut faire preuve d’acrobaties et ainsi dire aux socialistes qu’on est avec eux en disant à la plèbe qu’on y est pas. Faire vivre le parti l’emporte sur les idéaux. La base voudrait bien agir mais l’appareil n’est pas à la hauteur des enjeux.

Le NPA, c’est les pavés ! Pourquoi pas en effet. À la violence institutionnelle et financière tolérée par le plus grand nombre pourrait s’opposer la violence révolutionnaire. Déconstruire par l’émeute et attendre de voir qui prendra les commandes… Certes, pas de résignation au NPA mais l’envie d’agir vite pour démolir un système oppresseur. L’intention est bonne. La méthode n’a rien de républicaine.

Le Parti de gauche, quant à lui, a enchaîné une communication pertinente lors de la dernière présidentielle avec une communication catastrophique il y a quelques mois. L’intelligence des propos a laissé place au « parler dru et au parler cru ». Le rêve et la construction courageuse d’un monde plus juste se sont laissés dériver, avec l’aide des médias, vers la case « utopie » de l’échiquier politique. Utopie se définissant par « réalisation impossible » il est désormais urgent de repenser le positionnement. Le Parti de gauche ne peut être personnifié, quel qu’en soit le talent de son fondateur, et il ne peut rester à l’orée de la situation en attendant son heure et en se complaisant de l’entre soi. La qualité de ses débats, de ses propositions et de ses acteurs devrait en faire la seule alternative possible mais dans ce monde de communication, il communique fort mal. Le rêve, ce n’est pas l’utopie ! Il ne faut jamais laisser les résignés décrédibiliser les rêves.

Le Front national est le parti de la peur et de la haine. Le mariage de la sottise et de la cruauté qui enfantent le fascisme. Il faut l’interdire ! Le port d’arme l’est bien.

Alors que reste-t-il ? Il reste l’Education Populaire !
C’est désormais le seul outil, c’est désormais le seul levier qui puisse participer à changer le monde. L’éducation engendre l’esprit critique. L’éducation crée le libre arbitre. Elle forme à la citoyenneté. Elle permet de prendre part aux débats. Elle émancipe. Elle rend libre !

Le mal de notre société est qu’elle ne veut pas donner à l’éducation la place qu’elle devrait avoir. Il ne faut plus éduquer. Il est inutile de vouloir comprendre. Non, il faut aujourd’hui se former pour obtenir un métier qui soit, selon Pôle Emploi, en tension ! Au diable la culture. Il faut devenir plombier quand on a besoin de plombiers puis informaticiens quand on a besoin d’informaticiens. Il est de plus et dorénavant inutile de vouloir vivre dignement de son travail puisque avoir un travail c’est déjà beaucoup.
Les résignés sont souvent indignés mais ils sont et restent soumis à cet ordre établi qu’est l’impuissance face au dictat de l’argent et à la tyrannie de l’oppression capitaliste de ce monde.
Nous avons débuté il y a des années le sacrifice de quelques générations en constatant que ces sacrifices, s’ils devaient perdurer ainsi, ne serviraient jamais la construction d’une société plus juste pour les générations futures. Sacrifiées pour sacrifiées il nous appartient aujourd’hui d’avoir le courage de mettre en mouvement les rêves auxquels ceux qui nous gouvernent ne croient plus. À cette fin, la résignation ne nous servira pas et l’indignation ne nous suffira pas.

Eduquons, éduquons et imaginons…

Critique de l'économie politique
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Relire : « De quoi le capitalisme doit-il sombrer ? », par P. Souyri

par Pierre Souyri

 

Paul Mattick, nous dit Pierre Souyri, appartient à une génération qui n’a pas la naïveté de croire que la révolution est en vue dès que le capitalisme entre en crise. ” La révolution, dit-il, n’est jamais une certitude mais elle n’est pas non plus un « pur rêve marxien », car si le prolétariat ne peut pas se faire le fossoyeur du capitalisme et n’en conçoit même pas l’idée pendant les phases où le système parvient à se consolider en retrouvant la capacité d’accumuler, nul ne peut préjuger de ce qu’il adviendra, s’il se confirme que les contradictions du régime disloquent les fondements économiques sur lesquels a été bâtie la société intégrée. Le catastrophisme de P. Mattick n’est plus aussi optimiste que celui de Marx ou même de Rosa Luxemburg. Mais il n’est pas non plus tout à fait désespéré.”
Il est bon d’entendre que l’évolution historique n’est pas une fatalité, ni en un sens, ni dans l’autre. Et, sans doute, les crises du capitalisme font-elles mieux percevoir la nature réelle de ce dernier. Mais ce ne sont pas les théoriciens qui auront le dernier mot. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes !

Michel PEYRET, communiste, ex-député de la Gironde, qui a transmis ce texte à ReSpublica.

« De quoi le capitalisme doit-il sombrer ? », article de Pierre Souyri paru dans les Annales, vol. 34 n°4 (juillet-août 1979)

Les quelques ouvrages de P. Mattick qui ont été publiés en France n’ont suscité que fort peu d’échos et à peu près aucun commentaire favorable1. Il ne faut guère s’en étonner, car l’œuvre de ce vieux radical allemand, fort insoucieux des modes intellectuelles, n’a été qu’une opiniâtre dénonciation des mythes et des idéologies dont l’éclosion a accompagné la longue consolidation du capitalisme après la deuxième guerre mondiale.

Même dans les années où le capitalisme allait en Allemagne, en Italie, au Japon de « miracle en miracle », P. Mattick n’a pas cru que les politiques keynésiennes ou néo-keynésiennes rendaient caducs les pronostics de Marx sur les contradictions et les limites de l’accumulation du capital. Mais surtout. P. Mattick n’a pas seulement persisté à opposer Marx à Keynes, il a aussi, ce qui est beaucoup moins courant, opposé Marx à presque tous ceux qui prétendaient parler en son nom. Les prétendus continuateurs de Marx n’ont été que ses épigones, tous coupables, dès la fin du XIXe siècle, d’avoir faussé le sens du marxisme en refusant d’y voir une théorie de l’effondrement du capitalisme ou en déduisant l’effondrement de prémisses qui n’étaient pas celles de Marx.

Au-delà de leurs divergences et des conclusions opposées auxquelles ils ont abouti, les révisionnistes Cunow, Schmidt, Tougan-Baranovski, les austro-marxistes Bauer, Hilferding, les bolcheviks et les luxembourgistes ont ceci en commun : ils ont cru possible de construire la théorie des crises et de scruter la dynamique du capitalisme en se fondant sur les schémas du Livre II du Capital. Qu’à partir de là, les uns fassent dériver les crises d’une rupture des proportions entre la production des deux départements, et les autres de la sous-consommation pour en conclure que le système s’adapte, ou qu’au contraire il a devant lui un avenir de convulsions de plus en plus violentes, leurs arguments présupposent toujours que les contradictions du capitalisme se situent dans la sphère de la circulation.

Or, s’il est bien vrai que les crises se présentent sous les apparences d’une surproduction de marchandises et de force de travail, décrire leurs manifestations au niveau du marché n’équivaut pas à mettre à jour leurs déterminations réelles. Les crises trouvent en réalité leur origine non pas dans la circulation, mais dans la production elle-même : elles éclatent lorsque intervient une rupture de la proportionnalité nécessaire entre la production de plus-value et les besoins de l’accumulation.

C’est l’insuffisance de la plus-value qui interrompt périodiquement la continuité de la reproduction élargie et les crises ne sont surmontées que pour autant que le capital trouve les moyens d’élever le taux de profit au niveau nécessaire à la reprise de l’accumulation. Si on veut démontrer que le capitalisme n’a pas l’éternité devant lui — ce qui était, à n’en pas douter l’ambition de Marx —, on ne peut le faire qu’en faisant apparaître que ce mode de production évolue vers une situation limite où les contre-tendances qui s’opposent à l’abaissement du taux de profit ne peuvent plus demeurer opérantes.

Ignorer ou rejeter l’idée que le marxisme est fondamentalement une théorie de l’impossibilité d’un développement illimité du capitalisme, ainsi que l’ont fait presque tous les théoriciens de la IIe Internationale et les bolcheviks, équivaut à amputer la pensée de Marx de la dimension la plus essentielle.

Or cette mutilation n’est évidemment ni fortuite ni dépourvue de signification : elle traduit, au contraire, l’apparition dans la social-démocratie et parmi les bolcheviks d’un projet politique qui a cessé de coïncider avec celui de Marx. En posant que les contradictions du capitalisme vont en s’atténuant, que l’échange entre les deux départements de l’économie reste toujours possible ou encore que la cartellisation introduit dans le système des éléments de direction consciente qui en tempèrent l’anarchie originelle, les révisionnistes et les austro-marxistes fondent, en théorie, une pratique dont l’expérience montrera qu’elle n’a pas d’autre fonction réelle que de seconder l’accomplissement d’un processus d’auto-rationalisation du régime capitaliste.

Et cela est vrai aussi pour Lénine qui emprunte l’essentiel de sa représentation de l’impérialisme aux théoriciens social-démocrates — Hilferding ou même Bauer — ce qui le conduira à considérer que le capitalisme des trusts et des monopoles et, plus encore, « le capitalisme de guerre », est déjà un capitalisme en train de se socialiser. Dans cette perspective, il suffit d’arracher l’État aux capitalistes et de parachever l’étatisation de l’économie pour que soient mises en place les prémisses essentielles de la transition vers le socialisme.

Il est vrai que pour les bolcheviks, le passage au socialisme présuppose la destruction de l’État bourgeois alors que les social-démocrates prétendent s’en emparer graduellement pour le faire servir aux fins du socialisme. Mais leurs divergences ne portent que sur les moyens de parvenir au même but : la mise en place d’une économie étatisée qui ne connaîtra plus les ruptures de proportion et les désajustements que le capitalisme est incapable d’éliminer complètement lui-même.

Le socialisme tel que le conçoivent les social-démocrates et les bolcheviks n’est qu’un capitalisme expurgé de son anarchie.
Seule à cette époque, Rosa Luxemburg s’est située sur le terrain du marxisme authentique, en maintenant que le capitalisme décrit une trajectoire historique au cours de laquelle il détruit, par sa propre expansion, les conditions de son fonctionnement. Mais si elle a ainsi, beaucoup mieux que ses contemporains, compris que « la loi de l’accumulation du capital ne faisait qu’un avec la loi de l’effondrement du capitalisme » elle s’est égarée en faisant dépendre l’impossibilité finale du capitalisme de l’incapacité du système à réaliser toute la plus-value.

P. Mattick qui reprend à son compte l’interprétation de la théorie de l’accumulation élaborée par H. Grossmann, affirme, au contraire, que les limites de l’expansion du capital ne peuvent résulter que de la chute du taux de profit. D’après Marx, le système capitaliste est voué à sombrer non parce qu’il n’arrive pas à réaliser un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de plus-value.

En  récusant  toutes  les  interprétations  « disproportionnalistes »  et  « sous-consom-
mationnistes » du marxisme pour recentrer l’analyse marxienne du capitalisme contemporain sur le problème de la chute du taux de profit, P. Mattick a pu montrer, et cela dès les années soixante, qu’une déstabilisation du système restait concevable et probable. Son mérite n’est pas mince si on se souvient qu’à cette époque, à peu près personne n’osait soutenir que le capitalisme « révolutionné » par les politiques keynésiennes continuait à être miné par des contradictions capables de remettre en question la continuité et la régularité de la croissance.

Tandis que la science économique officielle se disait en mesure de fournir aux gouvernements les recettes infaillibles lui permettant d’impulser indéfiniment les dynamismes de l’économie et prophétisait que le cycle des crises était clos à jamais, les néo-marxistes et les « méta-marxistes », fascinés par les prodiges que réalisait un système qu’ils avaient cru a l’agonie, partageaient cette conviction.

Baran, Sweezy et tant d’autres avec eux, qui n’étaient guère, dit P. Mattick, que des keynésiens marxisants, affirmaient que la loi de la chute du taux de profit ayant fait place à une loi du surplus croissant, le capitalisme moderne ne se trouvait plus confronté qu’à un excédent de produits. Il en venait à bout par une organisation systématique du gaspillage sous de multiples formes et il pouvait ainsi surmonter indéfiniment ses tendances latentes à la stagnation.

Marcuse, de son côté, se disait persuadé que la puissance du développement technologique donnait désormais au capitalisme les moyens d’organiser toujours plus solidement l’intégration du prolétariat sur la base d’une augmentation continuelle de la consommation au sein de la société d’abondance. Entre le capitalisme analysé par Marx et la société contemporaine, il y avait une rupture de continuité : le monde était entré dans une nouvelle période dont l’histoire ne s’agençait plus suivant les déterminations que Marx avait eu, autrefois, l’illusion de mettre à jour.

Toutes ces innovations théoriques firent grand bruit dans le monde intellectuel. Et pourtant, en posant qu’il n’existait pas ou qu’il n’existait plus de limites objectives à la croissance de la production capitaliste, les novateurs ne faisaient guère qu’exhumer de la poussière du temps une représentation du capitalisme qui au fond était déjà celle de Tougan et d’Hilderfing.

En réalité, si après 1945 le capitalisme parvint à relancer la croissance et à la régulariser, ce n’est pas tant par les vertus des mesures qu’inspirait aux gouvernements la science économique que parce que la dépression des années trente et la guerre, en retardant longuement l’accumulation et en détruisant un nombre sans précédent d’installations, avaient fait resurgir les conditions permettant au capital en expansion de se valoriser. Partout, en effet, le renouvellement du capital fixe s’effectua sur la base des mesures de rationalisation des entreprises et de la mise en œuvre de nouveaux moyens technologiques qui allaient permettre, pendant de longues années, de faire croître la productivité plus vite que les salaires. Cette augmentation du taux d’exploitation permit d’enrayer le déclin du taux de profit et même de l’élever sensiblement dans les pays — l’Europe de l’Ouest, le Japon — où le capital implantait une technologie hautement productive alors que les salaires restaient à un niveau relativement faible.

Pourtant, la crise du capitalisme n’était qu’imparfaitement surmontée ainsi que l’attestent les fortes inégalités de développement qui continuèrent à affecter l’économie mondiale. Si la croissance fut exceptionnellement forte en Europe et au Japon, le tiers monde, durement pillé par l’impérialisme, continua, faute de capital, à croupir dans le sous-développement et en Amérique même le taux d’accumulation resta au-dessous de la moyenne historique de ce pays. Le capitalisme le plus puissant de la terre était tout juste parvenu à stabiliser le taux de ses profits, et le capital des USA se trouva rapidement conduit à aller chercher à l’extérieur, par le biais de ses firmes multinationales, la plus-value que les entreprises situées sur le territoire américain ne produisaient pas en quantité suffisante.

En tant qu’ensemble mondial le capitalisme continuait à se trouver confronté avec une pénurie relative de plus-value et les mesures que les gouvernements prenaient dans le cadre de l’économie mixte pour relancer la croissance, chaque fois que la conjoncture fléchissait, ne changeaient rien à cette situation.

Lorsqu’en effet l’État passe des commandes au secteur privé pour empêcher l’approfondissement des récessions ou abréger leur durée, les dépenses qu’engagent les pouvoirs publics permettent, certes, d’employer des ouvriers qui seraient restés en chômage, et de produire des biens qui autrement ne l’auraient pas été. Mais la production exécutée pour le compte de l’État est payée à l’aide de plus-value qui est déjà cristallisée sous la forme de capital-argent ou qui devra l’être, de sorte que cette production n’augmente pas la masse de la plus-value convertible en capital. Le volume de la production d’origine gouvernementale et celui des dépenses publiques qui en résultent ne peuvent pas en réalité augmenter plus vite que le produit social. S’il devait en aller autrement, la plus-value disponible pour l’accumulation du capital privé irait en se rétrécissant, ce à quoi ne manqueraient pas de s’opposer les couches dominantes de la société et leur État lui-même.

Cela revient à dire que l’économie mixte n’a pu donner au capitalisme les apparences d’un système dont les contradictions étaient maîtrisées par l’action de l’État que dans la mesure où le capital était parvenu à stopper le déclin de la rentabilité par ses propres moyens, Mais cette consolidation du capitalisme ne pouvait être que temporaire parce que la société de consommation portait dans son propre fonctionnement les déterminations d’une nouvelle phase de déclin du taux de profit.

P. Mattick montre comment, dès les années soixante, les signes, alors rarement aperçus de ce retournement, commencèrent à se manifester. L’extraordinaire prolifération du travail improductif, le gonflement des dépenses que les États se trouvèrent contraints d’engager pour enrayer les tendances au sous-emploi du travail et du capital, la pression croissante des coûts salariaux de plus en plus difficiles à contenir à mesure que la régularisation de la croissance résorbait l’armée industrielle de réserve, laminaient lentement le taux de profit. De nouveau, une rupture des proportions se préparait entre la production de plus-value et tes besoins de l’accumulation.

Il est vrai que l’inflation permit pour un temps de contenir l’amplification d’une crise qui mûrissait dès le milieu des années soixante. La hausse systématique des prix qui, en abaissant la valeur des salaires réels et des revenus des catégories vivant de la plus-value, permet d’augmenter d’autant la fraction de cette même plus-value qui peut-être convertie en capital devint un nouveau moyen de pallier les difficultés croissantes de la reproduction élargie. Mais lorsque l’inflation déboucha à son tour sur la « stagflation », il devint clair que la plus-value additionnelle dont s’emparait le capital en augmentant les prix ne parvenait plus à se métamorphoser assez vite en investissements supplémentaires pour empêcher la réapparition d’un important chômage.

Un cycle du capital s’achevait : l’inflation elle-même ne suffisait plus à élever les profits jusqu’au point où une reprise rapide de l’accumulation permettrait de faire franchir de nouveaux seuils à l’élévation de productivité.
Marcuse s’est lourdement trompé lorsqu’il affirmait que le capitalisme était désormais en mesure, par la mise en œuvre d’une technologie toujours plus productive, d’accumuler et d’élever en même temps le niveau de la consommation. C’était oublier que l’incorporation accélérée de la science à l’industrie présuppose que le système dispose constamment d’une quantité suffisante de plus-value convertible en capital pour mettre en application les innovations technologiques qu’il tient en réserve ou peut faire surgir.

C’était surtout ne pas apercevoir qu’il n’est pas possible dans le cadre des rapports capitalistes de production de riposter au déclin de la rentabilité en substituant indéfiniment au travail vivant des moyens technologiques. Déjà, dans les pays les plus avancés, le nombre des travailleurs productifs stagne ou même décline. A supposer que dans la période à venir, le capital parvienne à s’approprier suffisamment de plus-value accumulable pour porter, de proche en proche, la productivité à des paliers toujours plus élevés, la contraction des couches productives de plus-value irait en s’accentuant et le système déboucherait sur une situation où le capital variable ne représenterait plus qu’une fraction déclinante et finalement négligeable du capital total. Mais alors c’est la possibilité de la production capitaliste, en tant que production fondée sur l’extraction de la plus-value et sur sa réalisation dans la vente des marchandises, qui deviendrait problématique.

On reconnaîtra là les arguments qui étaient ceux de Marx lui-même lorsqu’il explorait les conséquences ultimes du développement du machinisme sur les éléments constitutifs du rapport capitaliste de production. Il est vrai que Marx paraissait alors poser un problème purement abstrait tant la réalité capitaliste était encore éloignée de la situation limite qu’il s’efforçait d’analyser. L’apparition et le développement de l’automation ont aujourd’hui singulièrement réduit cette distance et les problèmes que poserait au capitalisme une décroissance continuelle du travail productif tendent à devenir de plus en plus des problèmes concrets et actuels. Le puissant développement technologique que le capitalisme est parvenu à réaliser au cours des dernières décennies ne permet pas au système de transcender les contradictions de l’accumulation : il ne constitue, aux yeux de P. Mattick, qu’une fuite en avant qui, à supposer qu’elle doive se poursuivre, n’aurait finalement d’autre effet que de rapprocher toujours davantage le régime capitaliste de ses limites historiques.

Sans doute, reprochera-t-on à P. Mattick d’avoir conçu l’évolution et l’avenir du capitalisme en fonction d’un certain catastrophisme économique qui n’est pas sans parenté avec le luxembourgisme bien qu’il soit fondé sur des présuppositions entièrement différentes. Cela n’est pas totalement faux puisque P. Mattick a toujours soutenu, envers et contre tous, que fa théorie marxienne de l’accumulation était une théorie de l’effondrement du capitalisme. Il est beaucoup plus injuste d’attribuer à P. Mattick une conception du processus historique qui ne serait qu’un pur économisme mécaniste. Sans doute, on peut observer que la lutte des classes n’est pas au centre de son analyse des origines de la crise et qu’en tout cas il n’accorde pas suffisamment d’attention aux diverses formes de lutte — résistance à l’intensification des cadences, chute des rendements du travail, absentéisme, turn over, etc. — qui ont surajouté leurs effets à ceux des revendications salariales comme facteurs de stagnation puis de réduction du taux de profit.

Mais lorsqu’il envisage les conséquences possibles de la crise dans laquelle le capitalisme lui paraît maintenant bien engagé, P. Mattick se garde bien de pronostiquer que celle-ci va faire rapidement resurgir des profondeurs de la société unidimensionnelle la lutte révolutionnaire comme si la combativité et la lucidité politique du prolétariat devaient s’élever en fonction inverse du déclin de la rentabilité.

P. Mattick appartient à une génération qui n’a pas la naïveté de croire que la révolution est en vue dès que le capitalisme entre en crise. La révolution dit-il, n’est jamais une certitude mais elle n’est pas non plus un « pur rêve marxien », car si le prolétariat ne peut pas se faire le fossoyeur du capitalisme et n’en conçoit même pas l’idée pendant les phases où le système parvient à se consolider en retrouvant la capacité d’accumuler, nul ne peut préjuger de ce qu’il adviendra, s’il se confirme que les contradictions du régime disloquent les fondements économiques sur lesquels a été bâtie la société intégrée. Le catastrophisme de P. Mattick n’est plus aussi optimiste que celui de Marx ou même de Rosa Luxemburg. Mais il n’est pas non plus tout à fait désespéré.

  1. A l’ouvrage relativement ancien, Marx et Keynes, Paris, Gallimard, 1972, 432 p. et au recueil d’articles présentés par R. Paris, intitulé P. Mattick. Intégration capitaliste et rupture ouvrière, Paris, EDI, 1972. 269 p. se sont ajoutés : P. Mattick, « H. Grossmann, théoricien de l’accumulation et des crises », préface à la traduction du livre de H. Grossmann, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, Paris, Éd. Champ libre, 1975, 170 p. ; P. Mattick, « A. Pannekoek et la révolution mondiale », dans Histoire du marxisme contemporain ; P. Mattick,Otto Ruhle et le mouvement ouvrier allemand. Stalinisme et fascisme. Critique socialiste du bolchevisme, Paris. Éd, Spartacus, série B, n° 63, 1975, pp. 67-95 ; P. Mattick, Crises et théories des crises, Paris, Éd. Champ libre, 1976, 243 p. []
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Développer l’éducation à la laïcité : expliquer la loi du 15 mars 2004, s’approprier la nouvelle charte de la laïcité à l’école

par Pierre Hayat

 

Les dates anniversaire sont l’occasion de bilans et de réflexions sur la façon de réactiver un projet. La loi  scolaire du 15 mars 2004 n’échappe pas à la règle. La Ligue de l’enseignement a eu, pour sa part, l’idée étrange de porter sur son blog Mediapart un texte  d’enseignants  réclamant… son abrogation [1]. Ce manifeste  est accompagné d’un appel à signatures [2]. Dix ans après, on retrouve dans ce texte dogmatique les même préjugés et les mêmes diatribes, inoxydables, contre une  loi « antivoile », « injuste », « cabrée sur une communauté », « prohibitionniste », cause de  « paniques morales » contre les musulmans, favorisant un « discours du bouc émissaire et de la peur » (sic). Les signataires déplorent également que la loi de 2004 n’ait pas « permis aux enseignants de se faire entendre du public ». Mais était-ce le but de cette loi ?

1 -  Une laïcité très « ouverte » mais hermétique à l’expérience

Cet appel démagogique à abroger la loi du 15 mars 2004  ignore complètement l’apaisement  qu’elle a permis dans les établissements scolaires dont la vie est souvent très difficile, ainsi que le travail pédagogique persévérant accompli  par les personnels pour expliquer cette loi. Ce texte  sans nuance et irresponsable au regard des difficultés présentes, serait d’une nocivité réduite s’il n’avait pas été cautionné par la Ligue de l’enseignement. La Ligue paraît si soucieuse de se démarquer d’une « laïcité de combat » qu’elle  diffuse une propagande de… combat contre une  loi laïque devenue dans les établissements scolaires largement consensuelle.
Dans sa mise au point portée sur son blog Mediapart, « L’éducation à la laïcité : l’engagement de la Ligue de l’enseignement », la Ligue de l’enseignement  a finalement précisé que ce texte appelant à l’abrogation de la loi de 2004 ne reflétait pas sa position [3]. Elle évite les outrances intimidantes de ceux qu’elle a lancés sur orbite médiatique. Elle rappelle avec raison que  « toute interdiction doit être justifiée ». Mais elle ne s’enhardit pas  à expliquer en profondeur les raisons de l’interdiction prévue par  la loi du 15 mars 2004, signifiant  ainsi le chemin qui reste à parcourir en matière d’éducation à la laïcité.
C’est pourquoi nous livrons ici quelques  éléments d’« éducation à la laïcité » qui alimentent déjà dans les lycées et collèges publics  le travail pédagogique discret  d’explication de la loi du 15 mars 2004, et qu’il serait pertinent de développer [4].

2 -  Laïcité de la République et laïcité de l’école

La loi de 2004 prévoit, on le sait,  que « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est interdit ».  Mais on oublie parfois que le principe pédagogique de la discussion et de l’explication est inscrit dans cette loi scolaire qui prévoit que « la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ». Cependant, il est essentiel qu’avant tout conflit éventuel,  les raisons de cette loi soient exposées aux  personnels et qu’elles soient enseignées aux élèves. La nouvelle charte de la laïcité peut y contribuer [5].
La laïcité est l’objet d’approches diverses et le terrain de conflits d’interprétation dont les enjeux politiques et idéologiques sont considérables. Mais  elle signifie clairement le refus d’assujettissement du politique au religieux, et réciproquement.  Ainsi, une volonté d’émancipation du politique de toute mainmise religieuse s’accompagne, dans l’histoire française notamment, de l’obligation faite au politique de garantir la liberté de conscience de chacun, qu’on appartienne ou non à une religion. Au terme de combats, parfois rudes et coûteux,   pour la liberté politique et individuelle, la laïcité est devenue en France une détermination fondamentale de la République,  à travers notamment l’article premier de la Constitution et loi de 1905, et par son rattachement  à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [6].
Mais la laïcité s’est également affirmée de façon spécifique et névralgique sur le terrain de l’école. La liberté politique et individuelle a besoin d’instruction et d’éducation publiques, garantes de la transmission des connaissances fondamentales et de  la formation du jugement critique, sans lesquelles la liberté se retourne  contre elle-même.  Ainsi, une école laïque en bon état de fonctionnement est le droit de chacun et le devoir de la République. En France,  les lois scolaires des années 1880 et, depuis la IVe République,  le Préambule de la Constitution qui stipule que  « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État », sont la traduction juridique de cette exigence. Aujourd’hui, le Code de l’éducation confirme que l’école a la charge de transmettre les savoirs fondamentaux et  de faire partager les valeurs de la République parmi lesquelles la laïcité.
On ne peut donc comprendre la loi du 15 mars 2004 sans se référer à une laïcité proprement scolaire dans le cadre de la laïcité générale de la République. Lieu d’instruction et d’éducation, l’école publique n’est pas un lieu public ni un service public comme un autre. C’est ainsi que Jean Zay, le ministre de l’éducation nationale du Front populaire, a  prescrit  dans sa circulaire du 15 mai 1937 de mettre à l’abri l’enseignement public des propagandes confessionnelles et de toute forme de prosélytisme, après avoir interdit le port par les élèves d’insignes politiques [7]. Cette circulaire fut une référence juridique en matière de limitation des manifestations religieuses des élèves  dans les lycées et collèges publics, jusqu’à la loi du 10 juillet 1989 qui garantit expressément « la liberté d’expression » des élèves. Une loi ayant une valeur juridique supérieure à celle d’une circulaire, les tribunaux administratifs n’ont dès lors considéré que la nouvelle loi. C’est pourquoi, dans l’esprit de la circulaire Zay et sans contredire la loi de 1989, une loi encadrant les manifestations d’appartenance  religieuse des élèves s’est avérée juridiquement nécessaire [8].

3 -  La loi de 2004 dans l’école et pour l’école

Dix ans après son adoption par le Parlement, la loi du 15 mars 2004 a-t-elle résolu tous les problèmes de l’école et de la société ? Certes non, aucune loi n’ayant vocation à régler tous les problèmes de l’école et de la société. Mais cette loi a atteint son objectif direct, parce qu’elle a contribué à réduire sensiblement les tensions et qu’elle est  largement acceptée, même si elle conserve des adversaires obstinés - ce qui est naturel dans  une démocratie laïque.
S’il revient à l’école d’appliquer la loi, il lui incombe également de la discuter et de l’examiner sereinement [9]. Ainsi, un travail analytique sur le sens de cette loi permet d’établir des distinctions éclairantes. Il ne revient pas au même, par exemple, d’afficher physiquement une croyance religieuse  et d’exposer discursivement cette  croyance dans le cadre d’un cours. Dans un cas,  élèves et  enseignants trouvent  face à eux une personne qui lance en continu un message  silencieux et figé sur sa vision de l’existence.   Dans l’autre, ils ont face à eux un élève qui fait l’effort de présenter ses raisons et d’entendre celles des autres. Dans un cas, on impose  un marquage identitaire ; dans l’autre, on prend part  à un dialogue pédagogique.
Sur cette distinction entre « afficher » et « exposer », on peut procéder par analogie avec la politique. Il est possible d’interdire à l’école  le port d’un tee-shirt contenant un marquage politique ostensible, sans pour cela empêcher des  discussions relatives à des questions politiques  dans le cadre d’un cours  ou de  réunions présentant un intérêt informatif et éducatif. On peut s’appuyer sur les  circulaires de Jean Zay de 1936 et 1937,  les premières visant à préserver l’école publique de toute propagande politique, la troisième de toute  propagande confessionnelle. Par cette analogie avec l’affichage  politique, on fait mieux saisir que la loi de 2004 ne traduit pas une hostilité ou une intolérance  vis-à-vis des religions, mais qu’elle répond au besoin  de disposer à l’école d’un climat paisible d’étude.
Cependant, il ne suffit pas d’expliquer que cette loi n’est pas antireligieuse. Des élèves  la jugent  exclusivement antimusulmane. Mais rien n’autorise juridiquement cette interprétation. Reste, il est vrai, le ressenti négatif d’un certain nombre d’élèves vis-à-vis de cette loi. Il convient alors de rectifier le jugement qui se greffe sur ce ressenti, en soutenant,  avec une détermination tant explicative que performative,  que la  visée de la loi n’est pas de brimer l’islam ni aucune autre religion mais de préserver l’école de tous les prosélytismes religieux.
Cette loi est, il est vrai, exigeante puisqu’elle demande à certains élèves un effort, qui doit être reconnu et encouragé par l’école publique. La non manifestation de son appartenance religieuse réclame de chaque élève une réserve qui signifie positivement qu’il respecte un lieu qui est le sien et qu’il partage avec d’autres. La loi de 2004 ne considère pas l’élève comme un usager ou un consommateur d’école, mais comme un sujet scolaire responsable, qui contribue par son comportement à faire vivre l’école publique [10].  En s’obligeant à la discrétion sur le plan religieux,  l’élève apprend à se manifester et même à se considérer comme simple élève de l’école de la République, en contrepoint des autres facettes de sa personnalité qui est, le  plus souvent, en construction.
On peut alors faire saisir la différence  entre l’école qui accueille les élèves sans distinction, ou sans discrimination, et une école qui devrait accepter les élèves avec toutes leurs distinctions communautaires et marquages identitaires. Dans le premier cas, on s’inscrit dans la tradition républicaine d’égalité. Dans le second, on court le risque de rendre la mission de l’école  impossible.
Il convient donc d’opposer franchement une interdiction liberticide et une interdiction  protectrice de libertés. De même, peut-on  expliquer que dans un État de droit aucune liberté n’est illimitée, que des interdits et des contraintes sont nécessaires à toute vie collective. Peut-être est-ce aussi l’occasion de réfléchir au  sens républicain de la liberté, comme préservation et comme garantie contre les dominations, et non pas seulement comme absence d’entraves ni même comme consentement.  Et si on évite l’angélisme dans la façon de considérer les religions, on concèdera que la loi républicaine de 2004 protège  l’élève d’éventuelles pressions qui peuvent s’exercer sur lui, de la part de sa famille ou  d’autres élèves ou de divers groupements. On peut même estimer que la loi  protège l’élève contre lui-même, en lui demandant de ne pas se figer continument et prématurément dans une identité religieuse ou une appartenance communautaire.

4 - L’école capitaliste  des « compétences » dispensée de  laïcité scolaire

Mais comment comprendre qu’une expression religieuse ostensible autorisée dans la rue ou au café ne soit pas admise à l’école également ? Pourquoi  séparer le domaine du scolaire et celui de l’appartenance religieuse ? À ces questions, l’institution scolaire, hélas, n’apporte pas toujours de réponse assurée. C’est le cas par exemple quand elle se borne à invoquer  un obscur « vivre ensemble » sans contenu substantiel ni finalité concrète.
On surmonte  cet obstacle à l’intelligence de la loi de 2004 en rappelant la finalité proprement scolaire de l’école publique: transmettre des connaissances fondamentales et œuvrer à la formation du jugement de chaque élève. On montre ainsi  la nécessité pour l’école de créer en son sein un climat le plus apaisé possible   et de mettre chaque élève dans les meilleures dispositions pour  s’approprier à sa façon et à son niveau des connaissances rationnelles  et des grandes œuvres du patrimoine culturel de l’humanité. On ferait alors comprendre que le sens de la loi de 2004 est de préserver l’enseignement scolaire.
En revanche, la loi du 15 mars 2004 pourrait être abrogée sans dommage dans une « nouvelle école capitaliste » qui se bornerait à formater les élèves en leur inculquant des « compétences » et divers « savoir-faire » et « savoir-être » requis pour être employable  et flexible sur  un  marché du travail durement compétitif. Comme le dit Olivier Py, on a trop demandé à  l’école de « procéder à des évaluations des ressources humaines et d’être performante pour une société  de l’efficacité et du rendement » au lieu d’être un « espace de transmission des savoirs et de partage des questions » [11].
À l’opposé de « l’école des compétences »,  l’école où se transmettent les connaissances et où « se partagent des questions » ambitionne de munir les élèves des moyens de comprendre le monde et de le juger. C’était déjà l’idéal humaniste et rationaliste de la Commune de Paris qui  considérait  l’école comme un « terrain neutre sur lequel tous ceux qui aspirent à la science se doivent  rencontrer et se donner la main ». Cette école que nous continuons à vouloir a besoin de laïcité. Dans cette école-là et pour elle, il convient d’expliquer  la loi du 15 mars 2004 et de faire vivre la récente charte de la laïcité à l’école publique. Avec ou, à défaut,  sans la Ligue de l’enseignement.

NOTES
[1]
http://blogs.mediapart.fr/edition/laicite/article/120314/nous-demandons-l-abrogation-de-la-loi-dite-sur-le-voile-l-ecole
[2] https://www.change.org/fr/pétitions/president-de-la-république-abrogation-de-la-loi-sur-le-voile-à-l-école
[3] http://blogs.mediapart.fr/edition/laicite/article/180314/l-education-la-laicite-l-engagement-de-la-ligue-de-l-enseignement
[4]
Nous avons proposé une première analyse de la mise en œuvre de loi de 2004, « Retour sur les raisons de la loi laïque du 15 mars 2004 », dans les Cahiers rationalistes, novembre-décembre/janvier-février 2010/2011 – n°609/610.
[5]
L’appropriation par les personnels et par les élèves de la récente charte de la laïcité dont l’article 14 reprend la loi du 15 mars 2004 sera l’un des enjeux de l’école dans les prochaines années. http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actu_2013/25/1/chartelaicite_268251.pdf
[6]
La laïcité est en ce sens un combat et les institutions laïques sont le résultat fragile et précieux de combats historiques pour la liberté et l’égalité. Sur la question, on peut consulter la tribune d’Anicet le Pors, « La laïcité est un combat », dans L’Humanité du 18 décembre 2013.  http://www.humanite.fr/tribunes/la-laicite-est-un-combat-555553.
[7] http://www.gaucherepublicaine.org/combat-laique/laicite-scolaire-des-textes-de-zean-zay-a-2004/62931
[8]
On oublie souvent que la loi du 10 juillet 1989 prévoit que la liberté d’expression des élèves doit s’exercer « dans le respect du principe de neutralité ». Mais, la manière dont  la neutralité devait être respectée par les élèves  fut appréciée  de façon aléatoire, provoquant une insécurité juridique et un légitime sentiment d’injustice parmi  les élèves, les familles et les personnels.
[9]
Ce qui suit reprend partiellement notre intervention lors du colloque de l’Association des professeurs de l’enseignement public (Appep) sur l’enseignement moral et civique le 16 novembre 213 à Paris.
[10]
Allergiques à l’école républicaine, les enseignants signataires de l’appel pour l’abrogation de la loi de 2004 considèrent d’ailleurs leurs élèves comme des « usagers et usagères » (sic).
[11]
Olivier Py, La parole comme présence à soi et au monde, leçon inaugurale au TNP de Villeurbanne le 4 décembre 2009,  séminaire national « Enseigner le théâtre au collège et au lycée aujourd’hui ». http://eduscol.education.fr/theatre/im_theatre_pdf/py_inaug09

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« L'Anarchisme c'est réglé. Un exposé anarchiste sur le droit », par Thom Holterman

par Bernard Teper
Co-animateur du Réseau Education Populaire.
Auteur avec Michel Zerbato de « Néolibéralisme et crise de la dette ».
Auteur avec Catherine Jousse et Christophe Prudhomme « Contre les prédateurs de la santé ».

http://wwww.reseaueducationpopulaire.info

 

Le titre m’a intrigué. Pourquoi ? La suppression de la démocratie dans le communisme soviétique, l’écroulement du communisme et de la social-démocratie, les reculs de grande ampleur de la démocratie dans le capitalisme et notamment dans sa dernière phase néolibérale, m’ont entraîné à aller voir ce qu’en pensent les anarchistes. Et puis, des anarchistes qui veulent s’appuyer sur le droit, voilà qui est intéressant. Je l’ai donc lu, mais suis resté sur ma faim. Ce livre est surtout écrit pour persuader les anarchistes que le droit est nécessaire. Il reste donc à écrire le livre que je voulais lire sur la vision anarchiste du droit, par rapport à d’autres conceptions du droit, ce qui pourrait intéresser le débat général et non pas tel ou tel groupuscule.
Tout d’abord, notre critique arrive dès le début du livre lorsque l’auteur fait son deuil de la disparition de l’anarchisme du mouvement ouvrier en acceptant que l’anarchisme « se concentre sur le changement de l’environnement sociétal existant ». Suit un exposé basé en grande partie sur la lutte contre « la hiérarchie, l’autorité, la contrainte, la discipline, l’injustice… dans la quotidienneté ». Cela nous paraît contradictoire avec la volonté du livre de se situer sur une perspective anticapitaliste.
Par ailleurs, dans le chapitre « Pluralisme du droit », l’auteur porte à l’incandescence son amour du small is beautiful lorsqu’il encense le droit en Micronésie, dans un univers précapitaliste mais présenté comme anti-autoritaire.
On pourra s’étonner de la glorification par l’auteur de la gestion par le contrat plutôt que par la loi. Ce qui est la tendance due néolibéralisme ! D’autant qu’il fait comme si le contrat était toujours choisi alors qu’il est souvent plus subi que choisi ! En fait le « droit anarchiste » , anti-étatique bien sûr, s’appuierait  sur la médiation, sur un droit immanent et s’opposerait au droit étatique, déclaré hétéronome. La base en serait le mutuellisme (à ne pas confondre avec le mutualisme) proudhonien réalisé « entre égaux ». Mais on n’en saura pas plus sur la régulation et la façon de gérer les conflits inhérents à la nature humaine, notamment parce qu’il est proposé qu’ils soient réglés par un arbitre choisi par les deux parties!
Cependant, l’auteur aiguisera la curiosité du lecteur sur les positions de Kropotkine, en particulier sur les associations de bateliers sur les canaux. Dommage d’ailleurs que l’auteur ne détaille pas les positions respectives de Kropotkine et de Malatesta pour que cela puisse servir àdes propositions alternatives pour le 21e siècle ! Nous n’avons donc pas trouvé matière dans ce livre à nous aider à penser l’avenir. Nous en resterons donc au processus de la République sociale dotée d’une stratégie de l’évolution révolutionnaire guidée par la politique des trois regards (temps court, temps moyen et temps long).

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« La femme du ferrailleur », de Danis Tanovic

par Jean Rabinovici
0 de Conduite

 

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

Une double urgence

 C’est après avoir lu dans un journal la relation d’un fait divers dramatique qui s’était déroulé dans un petit village de Bosnie que Danis Tanovic a décidé de le traduire cinématographiquement dans les délais des plus brefs. Comment traiter ce drame de la pauvreté dans une famille Rom., en faire une fiction, un simple reportage, un documentaire. Difficile de monter une production comme pour n’importe quel film.
La rencontre de Danis Tanovic avec les protagonistes de cette histoire qui venait de se dérouler dans cette famille rom le convainquit qu’il ne fallait pas faire de casting. L’homme, Nazif, sa femme Seneda et leurs enfants lui semblaient être les seuls que sa caméra pourraient enregistrer. Pas étonnant ce choix du cinéaste quand on se rappelle qu’en 2001 dans la sélection officielle en compétition à Cannes son premier film, No man’s land, avait obtenu le Prix du scénario. Puis il remporta l’année suivante aux USA le Golden Globe et surtout l’Oscar du Meilleur film de langue étrangère. Ce film narrant l’étonnante histoire de deux combattants, l’un bosniaque, l’autre serbe qui à la suite d’un violent combat sur les hauteurs de Sarajevo se jettent dans la même tranchée pour se protéger des tirs des antagonistes. Ce fut pour Danis Tanovic l’occasion de dénoncer ces combats fratricides, l’action désastreuse des Casques bleus de l’ONU et le rôle important joué par la presse internationale représentée ici par une journaliste américaine. Né à Zénica en Bosnie Herzégovine en 1969, il fit ses premières études de cinéma à Sarajevo et rejoignit l’une des meilleures écoles européennes de cinéma, l’INSAS à Bruxelles.
Avec un sujet pareil qui s’était déroulé dans une petite maison en bordure d’un village, il composa une petite équipe avec ses amis techniciens. Le Fonds bosniaque les aida à réussir cette reconstitution de ce que ce couple avait enduré. Nazif raconta au cinéaste ce qui s’était passé à la suite de la fausse couche de sa femme et de la mort de son bébé qui mettait celle-ci en danger de mort, ici plus précisément d’être emportée par une septicémie. Lui qui tout au long de l’année faisait vivre les siens en collectant toute la ferraille qu’il trouvait abandonnée dans les villages d’alentour et dans les campagnes se trouvait dans l’impossibilité de payer les frais d’opération de Senada. En Bosnie pas de sécurité sociale, seule la Slovénie possède une structure de type couverture sociale universelle. Les autres pays terriblement endettés n’y arrivent pas vraiment. Le tournage se fit en neuf jours avec un appareil photo numérique, un Canon 5 D Mark II. Il n’y avait pas de scénario.
Danis Tanovic dit à ses “comédiens non professionnels”, c’est à dire en dehors du couple, les enfants, les frères de Nazif, ses cousins, presque tout le village, de ne pas jouer. Chaque scène filmée est une première ou une seconde prise. Le seul comédien professionnel est celui qui interprète le médecin qui avait refusé d’opérer cette femme en danger de mort !
Revenons au fait que nous avons là une description de la vie des Roms, ici en Bosnie. Et évidemment nous constatons que pour ces populations, dans quelque pays où elles se trouvent celles-ci sont enfermées dans ces mêmes métiers. Pour les hommes, à l’aide de vieilles camionnettes, le ramassage de tous métaux. Les femmes et les enfants collectent eux les vêtements de nos poubelles. Et nous, en France, nous apprenons régulièrement les destructions et incendies de leurs logements précaires et des objets nécessaires au quotidien. Ce, à la demande de la population et aux ordres donnés par des maires zélés.
Reconnaissons le remarquable travail du responsable de la photo Erol Zubcevic avec qui les terres et les ciels se rejoignent ajoutant à la désespérance de ces pauvres gens. Seules les images de la famille avec les enfants à l’intérieur de la petite maison offrent des couleurs vives.

Le film a été présenté récemment au Festival du Film de Berlin où il a reçu deux Ours d’Argent (Grand Prix du jury et meilleur acteur, décerné à Nazif ).
Tout comme Danis Tanovic avait voulu filmer rapidement cet épisode de la dure vie de cette famille Rom de Bosnie, il y a urgence à aller voir le film de ce cinéaste d’importance.

Pour connaître les salles de votre ville, téléphoner à Zootrope Distribution, Marie Pascaud : 01 53 20 48 63 et Claire Viroulaud, Cine-Sud Promotion : 01 44 54 54 77.