Chronique d'Evariste
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Pour nous, pas de Valls-hésitation, c’est bien le pire qui est programmé !

par Évariste
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Nous ne pouvons mettre à l’actif de l’ex-ministre de l’Intérieur qu’un point positif, bien maigre : c’est celui d’une légère augmentation du nombre de naturalisés français par décret (52 207 en 2013 contre 46 003 en 2012), des régularisations de sans-papiers (35204 en 2013 contre 23294 en 2012), des protections des demandeurs d’asile (11 415 en 2013 contre 10 028 en 2012). C’est cependant nettement insuffisant pour une vraie politique d’intégration (qui demanderait pour réussir une autre politique économique et sociale), pour dégonfler la pression de « l’armée industrielle de réserve du patronat » (chômage1 et temps partiel où les femmes sont sur-représentées, « précariat » et travail au noir) sur les salaires de la classe populaire ouvrière et employée, pour développer une politique humanitaire face aux impérialismes. Pour le reste, le bilan du gouvernement Hollande-Ayrault en matière économique et sociale est de même nature que celui de Sarkozy-Fillon. D’ailleurs depuis trente ans, chaque gouvernement a conduit une politique néolibérale de même nature que le précédent mais à un degré chaque fois supérieur.

La double déclaration de François Hollande et de Manuel Valls sur les 50 milliards de diminution des dépenses publiques montre que ce nouveau gouvernement va intensifier son excellente politique pour… l’oligarchie capitaliste et donc contre la classe populaire ouvrière et employée et les couches moyennes intermédiaires : 19 milliards de moins pour l’Etat, 10 milliards de moins pour les collectivités territoriales et 21 milliards de moins pour la Sécurité sociale – dont 10 milliards de moins pour l’Assurance-maladie et 11 milliards de moins pour les autres branches de la Sécurité sociale avec le gel des prestations familiales, des allocations logement jusqu’au 1er octobre 2015, du revenu de solidarité active (RSA), de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), de l’allocation adulte handicapé, des pensions de retraite.2
L’intensification de la destruction des services publics est ainsi programmée, tandis que l’attaque contre la Sécurité sociale est entrée dans une phase décisive (voir dans ce numéro).

Comme ReSPUBLICA l’a déjà rappelé, la diminution des dépenses n’est faite que pour permettre les taux de profit importants des créanciers de l’oligarchie capitaliste et il faut être aveugle pour croire un seul instant que les mesures annoncées vont faire baisser la dette. La lutte des classes est menée par l’oligarchie capitaliste pour financer un taux de profit important dans la sphère financière, ce que Karl Marx énonçait à sa façon : «  la bourgeoisie tient l’Etat par la dette ».

  1. Voir les ]
  2. Par ailleurs, la baisse des retraites AGIRC et ARRCO de -1 % par rapport à l’inflation pour 2014 et 2015 a été instaurée par ]
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Derrière les rythmes scolaires : combien d’inégalités ?

par Pierre Hayat

 

Le décret sur les rythmes à l’école primaire restera l’échec le plus flagrant d’un Vincent Peillon bluffé par la FCPE et divers « experts ». L’obstination ministérielle s’est heurtée à la résistance des faits et des volontés :  une offre scandaleusement inégale, variable selon les moyens financiers des communes ; un désordre inextricable dans les écoles ; une confusion de l’enseignement scolaire et des activités périscolaires ; la  fatigue d’enfants énervés et déboussolés par des journées surchargées et déstructurées ; un dispositif totalement inapplicable dans les écoles de campagne ; un surinvestissement disproportionné de tous les acteurs de l’école ; une accélération de la dénationalisation de l’éducation nationale…
Faisant suite aux déclarations de Manuel Valls annonçant un « assouplissement » du décret, Benoît Hamon a sensiblement allégé le boulet dont il a hérité. Il sera désormais possible de regrouper le temps d’activités périscolaire (« TAP » pour les initiés) en un après-midi de 3 heures au lieu des aberrants ¾ d’heures sur 4 jours. Cette organisation plus rationnelle du temps périscolaire permet d’abord de séparer   temps scolaire et  périscolaire. Pratiquement, elle permet de réduire les déplacements d’animateurs mal rémunérés, rend possible une mutualisation des moyens entre les écoles d’une même commune, facilite l’organisation des sorties à la piscine, etc. La semaine pourrait s’organiser en huit demi-journées d’enseignement scolaire dont cinq matinées concentrées sur les « apprentissages fondamentaux » et trois après-midi d’enseignement, auxquels s’ajouterait obligatoirement l’offre d’un quatrième après-midi d’activités périscolaires facultatif pour les élèves.
Ces nouvelles dispositions constituent un désaveu cinglant des lobbies autoproclamés « réformateurs d’une école qui bouge ». À l’avenir, on pourra ignorer l’ordonnance des « experts chronobiologistes » qui prescrit  une dose quotidienne obligatoire  de « TAP » à l’école. Le bon sens pratique  et le respect de l’école ont fini par être reconnus.
Mais à ce jour, on n’en a pas terminé avec le décret Peillon car le dispositif Hamon est seulement dérogatoire. Et les communes auront peu de temps pour soumettre au recteur leur projet. Enfin, les incertitudes demeurent sur la pérennisation des financements. Et les inégalités entre les communes n’ont évidemment pas disparu.
On déplore surtout l’énergie dilapidée autour de ce décret alors que Benoît Hamon reconnaît lui-même que les enfants sont de plus en plus nombreux à entrer en 6ème en situation d’échec, ne sachant  pas compter, écrire, lire et parler correctement. Rien pourtant dans ce décret aberrant n’aurait aidé à  réduire cette inégalité insupportable. Au contraire. Le problème majeur de l’école primaire a été ainsi recouvert par la querelle des rythmes. Il demeure aujourd’hui entier. Et les réformes profondes qui permettront d’améliorer les conditions matérielles et morales de l’enseignement scolaire restent à faire.
Si ce décret ne règle aucun des problèmes de l’école primaire, chaque école financée par la collectivité publique devrait être tenue de l’appliquer. La République met en principe chacun à égalité devant la loi et le règlement. Ce n’est pas pourtant le cas aujourd’hui s’agissant du décret sur les rythmes scolaires. Si chaque école publique doit impérativement s’y conformer, ce décret ne s’impose pas aux écoles privées sous contrat avec l’État. Depuis la loi Debré, ces dernières  organisent comme bon leur semble  a semaine scolaire, étant seulement tenues de respecter la durée de l’enseignement et les obligations de service des enseignants (voir les textes).
L’école privée sous contrat n’est donc  pas assujettie aux mêmes contraintes  que l’école publique. Mais elle jouit des mêmes moyens.  Ainsi, l’établissement privé qui verrait avantage à opter pour le dispositif prévu par le décret bénéficie  des mêmes financements  publics que les écoles publiques, au prorata du nombre d’élèves. À l’inverse, l’école que le décret embarrasse peut s’en dispenser sans rien avoir à faire. Le décret sur les rythmes scolaires qui empoisonne l’école publique depuis des mois est don
Cette inégalité manifeste est d’autant plus fâcheuse que l’enseignement catholique s’est doté depuis 2013 d’un nouveau statut qui accentue la mainmise de la hiérarchie de l’Église, sur lequel ReSPUBLICA avait alerté ses lecteur.
Comme on le constate à propos des rythmes scolaires, les établissements catholiques jouissent d’une autonomie organisationnelle et éducative vis-à-vis du ministère de l’Éducation nationale  et des rectorats. Ils sont en revanche dépourvus d’autonomie vis-à-vis de la hiérarchie de l’Église, contrairement à ce que des familles imaginent parfois. Depuis le statut de 2013, chaque établissement scolaire catholique dépend directement de l’évêque local.1 On notera que la tutelle ecclésiastique est  également renforcée au sommet  puisque désormais le secrétaire général de l’enseignement catholique est nommé par la conférence des évêques2. Ainsi, les évêques ou leurs représentants directs décideront, au cas par cas, si telle école catholique ou telle autre acceptera ou non un financement public supplémentaire pour les activités périscolaires.
Les laïques contestent le principe du financement public des écoles privées à caractère confessionnel. Ils ne réclameront donc pas  ue soit rendu obligatoire un financement supplémentaire des établissements privés, à travers le périscolaire. Mais il leur appartient de dénoncer les aberrations de la législations actuelle qui privilégie en maintes façons le privé au détriment du public. Nul doute qu’une faiblesse du ministère de l’éducation nationale sur cette question comme sur l’affaire de la dérive sectaire de l’école Gerson serait interprétée comme un encouragement pour tous les intégrismes religieux, décidés à infiltrer l’école.

  1. « Une école catholique reçoit sa mission de l’Église, qui est au principe de sa fondation (….) Tout établissement catholique d’enseignement relève donc nécessairement d’une autorité de tutelle, mandatée ou agréée par l’évêque du lieu. Aucune école catholique ne saurait s’en dispenser », Statut de l’enseignement catholique en France publié le 1er juin 2013, art. 178. []
  2. Art. 354. []
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L’attaque contre la Sécurité sociale entre dans une phase décisive

par Bernard Teper
Co-animateur du Réseau Education Populaire. Auteur avec M. Zerbato de « Néolibéralisme et crise de la dette » et avec C. Jousse et Ch.Prudhomme de « Contre les prédateurs de la santé ».
http://wwww.reseaueducationpopulaire.info

 

On sait que sur les 21 milliards de diminution de dépenses prévue dans le « Pacte de stabilité », 10 milliards concerneront l’Assurance-maladie. Mais il existe bien d’autres mesures qui vont avoir un impact sur la Sécurité sociale solidaire, d’autres signes d’avancée du rouleau compresseur néo-libéral, dont on apprend l’existence ici ou là : voici les informations que nous avons recueillies au cours du dernier mois.

1/ Alors qu’une étude suédoise montre que l’autisme est dû à plus de 50 % à l’acquis (et donc l’environnement), la ministre Marie-Arlette Carlotti, la Haute autorité de la santé (HAS, spécialiste des conflits d’intérêts), les Agences régionales de santé (ARS, bras armé du néolibéralisme contre la Sécurité sociale) jugent que la cause est entièrement génétique et donc décident d’éliminer toute intervention de caractère psychanalytique ou de psychothérapie institutionnelle, car d’après la ministre ces pratiques ne sont pas « consensuelles ». Ne sont déclarées consensuelles que les interventions sur les conséquences de la maladie et non sur les causes. Soyons clair, agir seulement sur les conséquences, cela demande moins de financement ! Et les pouvoirs publics refusent d’admettre que le débat scientifique n’est pas tranché . Le CASP qui réunit le Syndicat des médecins psychiatres des organismes publics, semi-publics et privés (SMPOP), le Syndicat national des psychiatres privés (SNPP), le Syndicat des psychiatres français (SPF), le Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH), l’Union syndicale de la psychiatrie (USP), conteste les choix des pouvoirs publics.
Leur détermination à ne pas chercher la cause mais à se borner à agir sur les conséquences a même entraîné l’ARS d’Ile-de-France à rejeter la dépense de formation d’un montant de 80 euros (!) de deux soignants d’un centre médico-psycho-pédagogique du Val de Marne sous prétexte qu’elle s’intitulait « Le psychanalyste et l’autiste »…

2/ Alors que Médecins du monde fait état en France d’une augmentation forte du nombre de personnes venant à ses consultations sans couverture sociale, la Sécurité sociale dirigée par le néolibéral Frédéric van Roekhegem ose dire que « les effectifs de la CMU de base [NDLR : la CMU de base doit théoriquement assurer de façon universelle tous les Français et étrangers] a régressé de 1,2 % sur un an pour l’ensemble du territoire, avec 2,25 millions de bénéficiaires ». Tout simplement parce de nombreuses personnes qui y auraient droit n’y sont pas inscrites !

3/ L’année 2013 a connu une forte progression du nombre de bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) (+7,5%, 4,9 millions de personnes) et de l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé (ACS) (+15,1%, 1,16 million de personnes), selon la lettre Références CMU d’avril. L’augmentation d’environ 362.000 nouveaux bénéficiaires de la CMU-C est due pour 102.000 à l’augmentation des barèmes et pour 260.000 à l’augmentation de la pauvreté.

4/ Rien qu’en Ile-de-France, sur la base de l’activité 2012, 43 établissements de santé dont 27 publics (quatre à Paris, cinq en Seine-et-Marne, trois dans les Yvelines, trois dans l’Essonne, deux dans les Hauts-de-Seine, un en Seine-Saint-Denis, trois dans le Val-de-Marne et cinq dans le Val-d’Oise), ne sont pas dans « les clous » concernant l’accès à l’IVG et en matière de centre d’éducation et de planification familiale (CEPF)

5/ Alors que le groupe privé Le Noble âge, spécialiste, comme Korian et d’autres, des maisons de retraites à plus de 3000 euros par mois, vient d’ouvrir deux Ehpad à 65 euros par jour cette année. Et que fait le gouvernement Hollande-Valls ? Il supprime le projet de loi d’adaptation au vieillissement n’est plus du calendrier parlementaire ! Comme s’il fallait laisser la privatisation des profits dans ce secteur !

6/ Marisol Touraine a annoncé son plan d’économies trisannuel, après avoir admis que l’apport de la stratégie nationale de santé (SNS) annoncée fin 2013 sur ce plan d’économies semble avoir été quasi nul. Les économies attendues sont les suivantes :
- renforcement des soins de proximité « en favorisant la coopération entre la médecine de ville, l’hôpital et les maisons de retraite » et en réduisant les durées d’hospitalisation: 1,5 milliard d’euros (dont 1 milliard pour la seule chirurgie ambulatoire),
- maîtrise des prescriptions en évitant les actes redondants et inutiles : 2,5 milliards d’euros,
- baisses de prix des médicaments : 3,5 milliards d’euros,
- meilleure gestion et mutualisation des achats à l’hôpital : 2 milliards d’euros,
- lutte contre la fraude : 500 millions.
Tout cela est un leurre qui n’engagera que ceux qui y croient. En fait, comme ce plan sera aussi inefficace que la stratégie nationale de santé de l’année dernière, la réalité sera l’accentuation de la privatisation, le recul de l’accès aux soins, l’augmentation des inégalités sociales de santé, etc. Seules les ARS et les structures de contrôle néolibérales ne seront pas affectés par les diminutions d’effectifs car dit la ministre, ils ne sont pas si nombreux que cela ! Alors que Manuel Valls a déclaré le 9 avril dernier qu’il compte sur la restructuration de l’offre hospitalière pour faire des économies. Donc diminution de l’offre hospitalière de proximité ! Pour cela, il y a un accord entre syndicats de médecins libéraux, la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) et le MEDEF soutenus par le gouvernement néolibéral pour montrer du doigt l’hôpital public. Rappelons que ce dernier ne compte que pour 34 % dans les dépenses de l’Assurance-maladie, que les effectifs des hôpitaux publics ont diminué d’au moins 20 000 salariés et que le passage aux urgences a doublé depuis 1995 pour atteindre près de 18 millions de passage.

7/ La Cour des comptes se mobilise pour introduire plus de néolibéralisme dans le secteur de la santé en proposant que trois CHU français expérimentent l’émission de billets de trésorerie comme une vulgaire société financière !

8/ Alors que c’est le rôle de la Sécurité sociale de conventionner partout pour le bien de tous et toutes, voilà un degré de plus dans la néolibéralisation du secteur de la santé et de l’assurance-maladie. Les pouvoirs publics néolibéraux après avoir autorisé en 2011, pour développer la médecine à plusieurs vitesses, la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) a lancé en 2011 un programme de « conventionnement hospitalier mutualiste » qui permet aux adhérents des mutuelles de bénéficier de tarifs négociés et d’une dispense d’avance de frais [mais pas à tous et toutes ! NDLR], voilà qu’elle permet d’étendre cette nouvelle attaque contre la Sécurité sociale en autorisant son application pour les soins de suite et de rééducation (SSR).

9/ Le principe de la rémunération à la performance est de plus en plus développé par la direction néolibérale de la Sécu.

10/ Suite à la légalisation des dépassements d’honoraires décidé par François Hollande et Marisol Touraine et à la possibilité que les médecins de secteur 2 voient leurs cotisations sociales payés par la Sécurité sociale, nous ne sommes pas étonnés de constater l’augmentation continue des installations  en secteur 2 au détriment de l’accès aux soins de qualité partout et pour tous. Pire, Etienne Caniard président de la Mutualité Française se dit prêt à « reconquérir les domaines délaissés par l’assurance maladie obligatoire ». Il exhorte les responsables politiques à faire leur deuil  de la Sécurité sociale et à  ranger au rayon des souvenirs « les idéaux des ordonnances de 1945″. Il estime que la généralisation de la complémentaire santé en entreprise (ANI, projet du Medef exaucé grâce à des syndicats complaisants) « est un premier pas très positif dans ce douloureux travail de deuil. ». Il reconnaît cependant que le deuil des mutualistes a été facilité par l’octroi « d’environ 5 milliards d’euros d’aide publique chaque année via les contrats santé». Comme quoi les néolibéraux financent mieux les attaques contre la Sécurité sociale que la Sécurité sociale elle-même !

11/ Le rapport Devictor demande de continuer la diminution des dépenses publiques pour augmenter les dépenses privées. Aujourd’hui, c’est la ligne gouvernementale d’aller en ce sens notamment pour les montants des primes d’assurances complémentaires, les subventions des contrats collectifs d’assurances santé d’entreprises, les restes à charge des patients, etc. L’aggravation des inégalités sociales est donc prévisible.

12/ Le gouvernement maintient les privilèges des firmes pharmaceutiques en préférant, pour deux médicaments identiques en service médical rendu, le plus onéreux (cf. l’affaire Lucentis/Avastin).

13/ Alors que la tarification à l’activité favorise la privatisation, la baisse de la qualité des soins (La France a reculé à la 9e place dans l’évaluation internationale des systèmes de santé), le caractère inflationniste de la dépense d’Assurance-maladie, le gouvernement néolibéral veut le développer au lieu de changer de tarification.

14/ Comme le précise le Mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP, regroupant plus de mille praticiens hospitaliers et chefs de service), le gouvernement néolibéral développe « le millefeuille bureaucratique inhérent à la mixité et au bicéphalisme de notre système de santé. Chaque feuille de santé est traitée deux fois, une fois par la Sécurité sociale et une fois par les assurances complémentaires, si bien que nous dépensons le double de la moyenne des pays de l’OCDE pour la gestion de la Santé (soit plus de 15 milliards). Il convient également de débureaucratiser les hôpitaux et les Agences régionales de santé (ARS) pour consacrer les ressources en priorité aux équipements et aux soins. »

Critique de l'économie politique
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Le « surcoût du capital » : notion économique et enjeu politique

par Michel Zerbato
Universitaire.
Auteur de "Néolibéralisme et crise de la dette, aux éditions "Osez la République Sociale"

 

NDLR – Le mouvement social et politique est aujourd’hui dans une situation difficile. Le rouleau compresseur du « mouvement réformateur néolibéral » aujourd’hui représenté par le gouvernement Hollande-Valls intensifie la lutte de classes au détriment de la classe populaire ouvrière et employée, mais aussi des couches moyennes intermédiaires (au sens des PCS de l’Insee). Les luttes nombreuses et partielles sont difficiles car les acquis sociaux sont démantelés les uns après les autres avec une brutalité de plus en plus ouverte. Le mouvement syndical d’accompagnement colle au mouvement réformateur néolibéral. Le mouvement syndical revendicatif, en première ligne de la bataille, n’est plus qu’en position défensive. Le mouvement politique n’arrive pas à être à la hauteur des enjeux sur de nombreux points (sur lesquels ReSPUBLICA est déjà intervenu et sur lesquels il reviendra ). On peut alors comprendre, à cause du formatage télévisuel où tout doit être dit en 25 secondes, la demande immédiate du mouvement social et politique, de pouvoir réagir avec des formules courtes aux justifications scandaleuses des pratiques du « mouvement réformateur néolibéral ». Ainsi, à la justification patronale néolibérale du « coût du travail », il est commode de pouvoir rétorquer « et le coût du capital, vous n’en parlez pas ? » Voilà pourquoi des économistes (Husson, Clersé) ont préparé des textes qui permettent de justifier cette dernière réponse en 25 secondes. Comme d’ailleurs Goetzmann dans Atlantico qui part du même constat de la montée des dividendes pour produire un discours de droite « éclairée », keynésianiste, qui met en cause une monnaie trop forte.
Mais il ne faudrait pas que ces textes qui s’inscrivent dans l’altercapitalisme, même si cela permet la réponse en 25 secondes, soient pris comme des analyses dignes d’un anticapitalisme conséquent. Si nous voulons articuler les politiques de temps court (propositions à effet immédiat), de temps moyen (propositions indispensables à effet à moyen terme) et de temps long (propositions indispensables à effet à long terme) et ouvrir un processus de dépassement du capitalisme vers un modèle politique alternatif au capitalisme (une stratégie de l’évolution révolutionnaire vers le modèle politique de la République sociale), il nous faut une analyse théorique adéquate. Car nous nous plaçons dans la droite ligne des Xe et XIe thèses de Karl Marx sur Feuerbach :
X) Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée.
XI) Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.
Et dans ce cas, nous ne pouvons pas nous contenter de textes altercapitalistes. Voilà pourquoi nous vous engageons à lire l’article de l’économiste Michel Zerbato qui suit.
Evariste

 

Le « surcoût du capital » : notion économique
et enjeu politique

Il est piquant de constater que la gauche critique met en débat la notion de coût du travail en s’appuyant sur des économistes hétérodoxes qui lui opposent celle de coût du capital. Piquant, parce que cette dernière notion vient tout droit de la doctrine financière standard, celle-là même qui guide les marchés financiers ! Le fond de l’affaire est une redéfinition de ce coût du capital, économique, lié à la difficulté de produire, en sorte de faire apparaître un « surcoût » non économique, parasitaire, qui serait la cause de tous les maux. On assisterait donc à un retournement dialectique d’une notion a priori libérale contre le système qui l’a produite. Il est plus réaliste d’y voir une ruse de l’histoire, par laquelle l’idéologie dominante impose aux dominés une stratégie les conduisant à une critique impuissante. Cette ruse est celle de la revendication d’hétérodoxie par des économistes qui se veulent critiques mais refusent, ou veulent ignorer, la voie de la critique de l’économie politique que Marx a ouverte. Dès lors tenus d’utiliser des notions de l’analyse standard, les économistes hétérodoxes sont conduits à produire des analyses qui les ramènent au bercail. La thématique du surcoût du capital en est un cas d’école.

I. Le surcoût du capital

La théorie standard de l’économie de marché est l’approche micro-économique, fondée sur le comportement rationnel d’agents individuels : les entreprises, qui achètent du travail et produisent, les salariés, qui offrent du travail, et les épargnants, qui offrent leurs capitaux. Si les marchés sont flexibles, l’équilibre général s’établit pour le meilleur de tous. Concernant l’entreprise, la question centrale est celle du choix des investissements, qui détermine l’efficacité et profitabilité de son développement. Afin de théoriser la manière optimale de le financer, les économistes spécialisés en gestion de l’entreprise ont construit une analyse financière centrée sur la notion de coût du capital. Les économistes hétérodoxes ont tenté de s’emparer de cette notion pour dégager à des fins critiques celle de surcoût.

 1) Le coût du capital, une notion issue de l’économie financière standard

Du point de vue de l’économie de l’entreprise, il y a deux « facteurs de production », le travail et le capital (les moyens de production en général). Chacun a un coût et la rationalité de gestion implique le choix de la combinaison de facteurs la moins coûteuse pour produire une quantité donnée. L’entreprise achète alors le travail sur le marché du travail, où se fixe le salaire et donc le coût du travail. Pour le capital, c’est plus complexe, car il y a plusieurs moyens de financement : elle peut recourir à l’autofinancement, via ses profits, elle peut faire appel à l’épargne publique, via les marchés financiers (actions ou obligations), et elle peut faire appel au financement bancaire.

La théorie standard du coût du financement analyse la stratégie optimale de recours à ces trois sources. En principe, tant qu’un euro supplémentaire venant d’une source donnée coûte moins cher qu’un euro venant d’une autre source, c’est à elle que l’on doit faire appel afin de minimiser le coût global. Et en principe toujours, tant qu’un euro supplémentaire coûte moins que ne rapporte l’euro d’investissement financé, on investit cet euro, afin de maximer le profit. Dès lors, selon la théorie des « marchés efficients », les intérêts et dividendes distribués mesurent l’apport productif des sources externes de financement, leur montant étant par nature économiquement justifié.

Or, plusieurs analyses empiriques révoquent en doute ce postulat (cf les références en fin d’article) : constatant que la part des dividendes dans le profit des entreprises augmente régulièrement quelles que soient les performances des entreprises, elles s’interrogent sur la justification économique. À la question : « les actionnaires reçoivent-ils une part du profit correspondant à leur contribution effective au financement du capital des entreprises ? » (Note hussonnet n° 73, p. 1), elles répondent non, les actionnaires reçoivent manifestement plus qu’ils ne devraient, et l’hypothèse vient alors d’un coût indu, anormal, l’hypothèse d’un surcoût du capital. Elles rejoignent par là celle que font des organisations politiques ou syndicales de gauche pour qui « l’ennemi c’est la finance » et le coût du capital, pas celui du travail (cf les articles « Campagne coût du capital » d’Économie et politique).

Comme l’économie standard, cette position hétérodoxe conçoit l’entreprise comme pur centre de production, et non comme centre d’exploitation, au frontispice duquel est inscrit : « no entrance except on business » (K. Marx). S’occuper de « coût » et de « surcoût » du capital, c’est nier les rapports sociaux de production du capitalisme, ne pas voir que le « pouvoir actionnarial » est fondé sur les rapports juridiques adéquats (droit de propriété) au mode de production capitaliste, rapports garantis par un État aux mains des capitalistes classe dominante.

2) Le surcoût du capital, deux définitions, deux évaluations…

L’hypothèse d’un surcoût du capital étant posée, il reste à la théorie économique de le définir précisément, afin de le mesurer. Ce qui suppose d’abord de définir et évaluer un coût « normal » du recours au financement externe de l’accumulation du capital. Et là les solutions retenues divergent. Nous en retiendrons deux, celle de M. Husson et celle du Clersé.

Dans sa note, M. Husson part du point de vue standard : le coût du capital est le coût des moyens financiers qui ont permis sa constitution, soit les dividendes qui rémunèrent l’apport en capital des actionnaires et les intérêts qui rémunèrent les prêts. Normalement, selon ce point de vue, ces rémunérations sont à la mesure du rendement économique des investissements financés. Si elles vont au delà, un surcoût apparaît, ce qui, selon M. Husson, est bien le cas, concernant les dividendes, du fait du poids de la finance et de la spéculation boursière. Le surcoût s’établirait alors à 19 % du profit en moyenne sur la période 1996-2012, selon une tendance à la hausse depuis une dizaine d’années, avec un pic à près de 30 % en 2009 et une redescente à 23 % en 2012.

Dans son étude, le Clersé est plus radical. Le coût normal, c’est le coût de production des investissements, mesuré par leur prix d’achat, auquel s’ajoute le coût financier composé du risque entrepreneurial pris par les apporteurs de capitaux liquides et du coût d’administration des opérations. Le surcoût du capital est alors le coût financier qui résulte des « modalités d’approvisionnement des entreprises en capitaux liquides, nécessaires au financement des acquisitions [de biens capitaux] » (p. 9), mais qui ne correspond à aucun service économique rendu à l’entreprise. Et ce surcoût « majore le coût réel du capital de 50 % à 70 % » ( p. 5).

Deux études, donc, mais deux définitions différentes et deux évaluations, l’une rapportant son surcoût au profit, l’autre à l’accumulation du capital. Cependant, une même conclusion : le montant des dividendes va bien au delà de ce qu’il devrait être. Il reste que la véracité de l’hypothèse d’un surcoût n’est en rien établie, car les deux démonstrations n’en sont pas réellement, les conclusions reposent sur du sable.

3) … et deux difficultés méthodologiques

Les deux études passées doivent évaluer le coût légitime lié à la rémunération de la mise à disposition des « capitaux liquides ». Ce sont là des questions techniques peu évidentes, sujettes à débat et dont le lecteur intéressé trouvera le détail dans les études en référence (pour le Clersé, cf le chap. III, pp. 72-115). Elles doivent notamment travailler sur les bilans des entreprises et les données des tableaux de financement de l’investissement. Les difficultés méthodologiques sont donc nombreuses, la première étant de passer du financement des investissements, donc de la comptabilité privée, à l’accumulation de capital, donc à la comptabilité nationale. Ce pont entre entre microéconomie et macroéconomie n’est pas naturel, et le résultat dépendra de la méthodologie retenue.
Ainsi, au bout de considérations plus ou moins rigoureuses, les deux types de travaux retiennent finalement un taux « normal » de rémunération des capitaux liquides autour de 2 %. M. Husson estime que ce taux correspond au rendement réel, économique, desdits capitaux, même s’il convient que son choix est arbitraire, ce qui le conduit à proposer trois évaluations du surcoût selon trois taux possibles (2 %, 4,5 % et 7, 85 %). Pour sa part, le Clersé, considère que ces 2 % sont une « estimation raisonnable » ! cela « pour ne pas prêter le flanc aux soupçons d’exagération » ! (p. 115), sans que l’on sache précisément quel est le taux d’intérêt réel du financement des entreprises : plus ? moins ? « À long terme …[moins] est sûrement envisageable » ! Bref, « on devra convenir que la rente en est venue à constituer une surcharge considérable pour l’entreprise » (id.). Convenons-en, pour l’instant…

Reste au Clersé à évaluer « le coût de fabrication du capital productif » ou « coût d’acquisition des biens capitaux » (id.). Étant donné sa volonté de sortir du cadre standard et en l’absence d’une impossible comptabilité en heures de travail, son étude pose que « le coût du capital productif peut être appréhendé à travers les notions comptables de formation brute de capital fixe ou de consommation de capital fixe. »(, p. 9, explicité pp. 96 sqq). En ces termes de comptabilité nationale, le vrai coût est la Consommation de capital fixe (CCF), prise au sens du coût de remplacement des capitaux réels, car la FBCF comprend l’accumulation nette de capital, qui n’est certes pas un coût, puisque c’est l’enrichissement des entreprises ! Mais la mesure de la CCF est fortement sujette à caution, de l’aveu même du Clersé (p. 105), qui propose donc de faire avec la FBCF ! D’où la précision de l’évaluation : de 50 à 70 % ! À moins que ce soit moins, ou plus…

Finalement, rien n’est véritablement démontré, parce que le cadre théorique adopté ne permet pas de poser cette question. En effet, ces évaluations n’ont pas grand sens, car elles concernent une notion, le surcoût du capital, qui n’en a que dans la sphère de l’économie politique, standard ou hétérodoxe. La première justifie économiquement les intérêts et dividendes, via la théorie de la « création de valeur pour l’actionnaire » et des marchés efficients. La seconde les conteste, via une approche classique de la finance (Husson) ou keynésienne (Clersé), mais est tout autant une construction ad hoc au service d’une cause.

Ainsi, le diagnostic hétérodoxe du mal dont souffre l’économie française est logiquement que « les entreprises françaises se portent mal [… du] fait qu’elles ont privilégié les dividendes au détriment de l’investissement » (Chavagneux, Alter éco, n° 325, juin 2013). Au final, la remise sur ses pieds de la théorie de l’entreprise tentée par ces économistes rejoint dans ses conclusions l’argumentation politique de la gauche de la gauche : « la logique financière nuit gravement à l’emploi » (PCF) ou « le problème, c’est le coût du capital » (PdG). Et le malheur, pour la cause du peuple, est qu’en prétendant fonder « scientifiquement » la responsabilité de la finance, l’hétérodoxie économique masque la réalité du pouvoir du capital et le conforte.

II. Un triple enjeu, théorique, idéologique et politique

Comme pour toute notion économique, l’enjeu de la notion de surcoût est triple : théorique, idéologique et politique. Ces trois dimensions sont indissociables et prétendre les séparer fait le jeu de l’idéologie dominante.

Marx distinguait « l’économie politique éclairée », qui tentait de dire des choses vraies sur le monde, et « l’économie politique vulgaire », celle des banquiers notamment, qui tenait un discours en pure défense des intérêts de la classe dominante ou d’une fraction de classe. Contre l’aristocratie foncière, la première avait développé la théorie de la valeur travail, afin de montrer que la richesse était le fruit du travail et non de la propriété de la terre. Contre la mise en cause des intérêts de la bourgeoisie à la faveur des crises économiques, la seconde avait développé une doctrine libérale fondée sur l’échange marchand de richesses, et non sur leur production, doctrine selon laquelle le système n’était pas responsable des maux du peuple puisque toute marchandise produite trouve nécessairement à se vendre.

Dès les débuts de la domination du mode de production capitaliste, l’économie politique critique attribua lesdits maux à diverses causes, telles la désorganisation du marché, l’insuffisance des débouchés ou de la monnaie, la faiblesse ou la duperie du crédit, etc., et développa autant de doctrines socialistes. Cette diversité est due au fait que l’hétérodoxie conçoit la théorie économique comme un outil critique au service d’une cause politique, mais comme elle ne va pas à la racine des problèmes, elle construit ses théories au gré des émotions idéalites, tant morales, philosophiques ou simplement humanistes, du constructeur. C’est de l’hétérodoxie vulgaire, au sens de Marx, qui peut être plus ou moins « éclairée ». Elle prolonge globalement ce que l’hétérodoxie véritable, la critique de l’économie politique engagée par Marx et Engels, a appelé le « socialisme utopique ». Mais elle peut aussi rejoindre les analyses « marxistes » issues du Manuel d’économie politique de 1955, ce catéchisme soviétique qui a voulu faire croire qu’il suffit d’étatiser la propriété des moyens de production pour s’émanciper du mode de production capitaliste. Cette hétérodoxie détourne de son chemin le combat pour la transformation du monde. La notion de surcoût du capital participe de ce dévoiement.

1) La notion de surcoût, une notion économique…

La notion de coût du capital, et de surcoût, situe le combat sur le terrain de l’adversaire : celui de l’entreprise vue comme centre « naturel » du monde. Les deux études, du Clersé et de M. Husson adoptent ce point de vue : pour elles, comme pour toutes les analyses d’économie positive, celles qui analysent les choses « scientifiquement », l’entreprise est un centre de production supra-historique, supra-social, une institution naturelle, qui utilise des ressources productives (travail et moyens de production) pour dégager à la fin des ressources supplémentaires (le surplus économique). Marx, déjà, raillait ceux qui « naturalisaient » le capital physique et faisaient du chasseur-cueilleur un entrepreneur dont l’arc était le capital. .

La rationalité économique de l’échange marchand étant, selon ces économistes, de maximiser le produit d’un effort donné, le produit se répartit selon l’apport contributif du travail ou du capital. Il faut donc évaluer ce que coûte le travail, là c’est facile, il y a le coût salarial, et ce que coûte le capital, et là c’est plus compliqué, parce que le profit a une dimension de pouvoir évidente : le pouvoir du financier peut lui permettre de se servir plus ou moins justement, au-delà de la norme économique du partage du produit, à chacun selon sa contribution. Ce débat sur la juste répartition de la richesse produite, qui est le lancinant problème de l’économie politique, remonte au moins à T. D’Aquin, qui se posa la question du juste prix, pour finalement se résoudre à dire que c’était la communio estimatio, la norme sociale (nihil novi sub sole !).

L’autonomisation de la pensée économique, vers le 17e s., avait pour objectif de poser la question en termes positifs, et non plus normatifs, à travers la notion de valeur. Pour les utilitaristes, qui font l’apologie du marché, la valeur est définie subjectivement par l’utilité du bien, sa capacité à répondre à un besoin individuel. Pour « les économistes éclairés », depuis Smith et Ricardo, la valeur-travail est socialement déterminée par la « difficulté de produire » les biens. La réponse dominante évolua selon selon la place du marché dans la société et les besoins de la classe dominante. L’économie politique orthodoxe, qui s’autoproclame « science économique », a imposé l’idée que chaque moyen de production a un rendement intrinsèque dans la production de richesse et que le juste prix assure une répartition selon le principe « à chacun selon sa contribution à l’effort ».

Dès lors, l’idée de distinguer coût et surcoût du capital sur la base du rendement économique conduit logiquement à mettre en cause un pouvoir actionnarial rendu possible par la financiarisation de l’économie, choix stratégique qui laisse le champ libre à la gloutonnerie des gérants de l’épargne. On a pu parler parler de « revanche des rentiers » pour désigner ce virage au tournant des années 70-80, mais c’est une erreur qui repose sur une confusion sur ce qu’est la rente. Car dans l’économie capitaliste, prêteurs et actionnaires ont certes un droit à percevoir des revenus captés sur le revenu créé par l’entreprise, mais cela n’en fait pas à proprement parler des rentiers. Ils le sont bien au sens courant du 19e s. de personnes vivant des revenus de leur placements financiers (cf la « tonte des coupons » de Lénine). Mais en économie, la rente désigne soit le revenu de la terre (Ricardo), soit du monopole (théorie des marchés).
Ainsi, si la rente est bien un revenu lié à la propriété, on ne peut pas, à l’instar de la comptabilité nationale, mettre sous ce terme tout « revenu de la propriété ». La rente proprement dite renvoie à la propriété d’un élément qui entre dans la production de richesse, qu’il faut payer, mais qui n’est pas productible par le travail : la terre, le minerai, l’énergie fossile, etc. Bien sûr, il faut du travail pour les mettre en état d’entrer dans le procès de travail, c’est ce qui fait leur valeur, mais ils sont des dons de la nature et leur propriétaire obtient de ce fait un droit « non économique » à une part de la richesse produite. Au sens propre, la rente, qu’elle soit foncière, minière, pétrolière, etc., est un revenu lié à un patrimoine naturel.

Or, l’étude du Clersé, qui veut se démarquer de la théorie financière standard, en appelle à Keynes pour caractériser son surcoût comme phénomène rentier : « Ce flux de revenus financiers en provenance des sociétés non financières, nous le qualifions de « rente financière ». Rente au sens où il s’agit bien d’un revenu de pure et simple possession, par opposition aux revenus de l’activité, sous ses deux formes : entreprise et travail. » (p. 10).

C’est une erreur, car on ne peut parler de surprofit, et donc de surcoût, que dans la sphère industrielle et commerciale, là où la loi de la valeur-travail régit les prix via la concurrence et le taux de profit moyen. Dans cette sphère, des situations particulières de marché permettent à certains capitaux de réaliser un surprofit au détriment d’autres, qui sont en en sous-profit, notamment les TPE-PME, etc. Par exemple en bénéficiant de salariés structurellement plus productifs que ceux des concurrents ou moins coûteux, par exemple par la grâce de la « directive détachés ». La théorie standard qualifie de « rente de monopole », ce surprofit lié à une structure de marché non concurentielle. Il n’a rien à voir avec la notion de rente proprement dite.

En situation de marchés flexibles, comme on dit aujourd’hui, la concurrence fait logiquement disparaître ces situations qui élèvent les prix de marché au-dessus des prix de production. C’est pour cela que l’ordo-libéralisme veut de construire une concurrence loyale, « libre et non faussée », au nom de l’intérêt du consommateur victime des rentes de monopole. Cette acception du terme rente est passée dans le langage courant pour désigner tout revenu plus ou moins exorbitant lié à une situation particulière qui permet de « gonfler les prix » au-delà de ce qui paraît économiquement justifié. Mais cela ne suffit pas à en faire une notion économique, car cette acception est vide de contenu analytique : hors de la « science » économique, il n’y a pas de justification économique du prix, car le seul « vrai prix », c’est celui que l’acheteur est prêt à payer.

2) …qui masque l’exploitation des travailleurs …

L’étude du Clersé reprend donc la conception du revenu du capital que Keynes a adoptée dans sa Théorie générale : le profit est une rente liée à la rareté dudit capital. Il y a là un point délicat, car si la rareté naturelle de la terre lui confère un droit à rente, parce qu’on ne peut pas la produire, ce n’est pas le cas du capital, car cette rareté est « artificielle » : le capital est rare parce que la marche de l’économie n’en accumule pas assez. Et Keynes montre bien qu’une politique monétaire adéquate peut supprimer cette rareté, et donc la rente, tandis que nulle politique ne peut abolir une rareté naturelle. Aborder le coût du capital du point de vue de l’hétérodoxie keynésienne revient alors, finalement, à faire du profit une sorte de rente de monopole, c’est-à-dire à une rente au sens de l’économie standard, une rente conséquence d’une structure de marché inadéquate.
Normalement, selon l’économie standard, la concurrence fixe un prix de marché tel que le capital est rémunéré par un juste profit, et c’est la non-concurrence qui permet un profit supérieur à ce qu’il devrait « normalement » être, en organisant une rareté artificielle. Au fond, la différence entre l’étude du Clersé et celle de M. Husson tient à la norme de juste profit : pour le Clersé, c’est le coût du capital, le coût de remplacement du capital usé, tandis que pour M. Husson c’est le rendement économique du capital accumulé. Et les deux études appellent surcoût du capital le profit au-delà de la norme, un surprofit de rente, donc, qu’elles font apparaître comme le résultat d’un « pouvoir actionnarial » fruit de manœuvres institutionnelles visant à fausser le jeu économique « normal ».
En réalité, parler de rente quant aux intérêts et dividendes masque ce que la critique de l’économie politique a mis au jour : ils sont une part de la plus-value extorquée au travail. La théorie de la valeur-travail révèle en effet la vraie nature des intérêts et dividendes, des revenus certes liés à un patrimoine financier, mais improprement qualifiés de rente. Elle révèle que si les titres, obligations et actions, donnent droit à un prélèvement sur le profit, ce n’est pas du seul fait du droit de propriété, mais parce qu’ils sont la cristallisation du capital engagé par leur propriétaire sous la forme argent pour financer la constitution du capital physique : l’achat des moyens de production par un financement extérieur transforme de l’argent en bien réel, et le titre de propriété matérialise le droit qui en résulte pour l’« investisseur » au partage de la plus-value. Et c’est bien parce que les travailleurs qui mettent en œuvre lesdits moyens de production sont exploités et produisent de la plus-value que l’argent initialement engagé fait d el’argent et se reproduit comme capital. Les intérêts et dividendes attachés aux titres matérialisent ni plus ni moins que l’appropriation par le capital de la plus-value qu’il a générée. Ils sont le fruit, non de la propriété de la nature, mais de l’exploitation du travail. C’est pour cela que la valeur des titres s’effondre quand le capital dont ils sont issus ne parvient pas à faire du profit.
La théorie de la valeur-travail révèle la vraie nature des intérêts et dividendes, des revenus certes liés à un patrimoine financier, mais improprement qualifiés de rente. En effet, si les titres, obligations et actions, donnent droit à un prélèvement sur le profit, ce n’est pas du seul fait du droit de propriété, mais parce qu’ils sont la cristallisation du capital engagé par leur propriétaire sous la forme d’argent pour financer la constitution du capital physique : l’achat des moyens de production par un financement extérieur transforme de l’argent en bien réel, et le titre matérialise le droit qui en résulte pour l’« investisseur » au partage de la plus-value. Et c’est bien parce que les travailleurs qui mettent en œuvre lesdits moyens de production sont exploités et produisent de la plus-value que l’argent initialement engagé est du capital. Les intérêts et dividendes attachés aux titres matérialisent ni plus ni moins que l’appropriation par le capital de la plus-value qu’il a générée. Ils sont le fruit, non de la propriété de la nature, mais de l’exploitation du travail.
Les titres semblent produire un revenu, mais ils ne sont pas le capital qu’ils représentent, lui vit sa vie, eux sont un capital fictif. Et parler de rente, c’est méconnaître leur réalité, c’est croire que « l’argent fait de l’argent comme le poirier fait des poires » (Capital, III). Quand le cours des actions baisse, nulle richesse ne « part en fumée », car cette richesse, c’est de la fumée.
Intérêts et dividendes sont le profit du capital socialisé par la centralisation de l’épargne via le crédit (les marchés financiers) : tandis que l’homme aux écus » (le bourgeois) achetait des machines et de la force de travail et s’appropriait directement la plus-value, l’entrepreneur capitaliste qui emprunte pour élargir sa capacité d’accumulation doit en contrepartie rétrocéder une partie de la plus-value aux capitalistes en miettes.
Cependant, le seul « vrai » capital, c’est l’argent « investi » en actions ou obligations est transformé en moyens de production dont la mise en œuvre par le travail aboutit à un profit. Grâce au crédit et à la finance, de petites quantités d’argent s’agrègent en quantité suffisante pour pouvoir devenir du capital argent. Quand une partie de l’argent s’autonomise en capital financier, son gain n’est pas de la rente au sens propre, mais une part du profit global que sa participation a permis de faire. Ainsi que l’avait déjà noté A. Smith, qui en avait déduit la nécessité d’une régulation étatique de l’intérêt, cette part n’a pas de norme objective autre que le rapport de force avec le capital industriel ou commercial. Dès lors, la maîtrise des circuits financiers et la disposition de l’argent créent le « pouvoir actionnarial », exercé par les managers, que n’ont pas ceux auxquels les banques ne prêtent qu’avec réticence, à coût élevé. Et ce « pouvoir actionnarial » est tout simplement le pouvoir que les rapports sociaux donnent au capitaliste actionnaire de s’approprier une plus ou moins grande part de la plus-value produite par les salariés.
Bien qu’elle se réclame de Keynes, l’étude du Clersé est donc une hétérodoxie totalement vulgaire. Par contre, en parlant de « droit de tirage » des actionnaires fondé sur l’évaluation « fictive » que fait le marché de la contribution des actionnaires au financement du capital, M. Husson conduit une analyse compatible avec la critique de l’économie politique. À condition de la remettre sur ses pieds, car elle repose sur un schéma (p. 2) qui inverse la relation qui régit la dynamique du capital fictif : ce n’est pas la hausse des cours qui fait monter les dividendes, mais bien l’inverse (avec le concours des taux d’intérêt). Cette analyse basique erronée ne lui permet pas de dépasser la mise en cause d’un « pouvoir actionnarial » dont on ne sait sur quoi il repose. En cela, sa limite est la même que celle du Clersé.

3) … et exprime le rêve d’un capitalisme sans capitalistes

Parler de surcoût du capital, quel qu’en soit le fondement, c’est imaginer un capitalisme qui serait le milieu « naturel » de l’entreprise, un capitalisme purement industriel et commercial, qui fonctionnerait sans marchés financiers, sans propriétaires des moyens de production. Il s’agirait au fond d’un capitalisme débarrassé des capitalistes ! La monnaie ne serait plus la « forme liquide de la richesse » (Keynes) ou le support de la « forme argent de la valeur » (Marx), mais un simple véhicule de la valeur, comme dans les théories économiques standard.
Si le profit est de la nature d’une rente de possession, la conséquence logique est que le seul moyen de libérer le dynamisme économique du poids de la rente, c’est de supprimer la possession. C’était l’idée de Keynes, qu’exprime bien L. Cordonnier : « Cet état de choses serait parfaitement compatible avec un certain degré d’individualisme. Mais il n’impliquera pas moins l’euthanasie du rentier et, par suite, la disparition progressive du pouvoir oppressif additionnel qu’a le capitaliste d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté » (Monde Diplomatique, juil. 2013). Il s’agit là d’une belle utopie (voir notre texte Keynes, libéral et anticapitaliste), qui rejoint un certain rêve « socialiste » d’un capitalisme sans capitalistes : libérée du carcan de la propriété du capital, l’économie peut être gérée rationnellement.
Ce fut l’illusion de Lénine, arrivé au pouvoir et obligé de gérer. Il fit appel aux ingénieurs planistes de son temps (Ballod, etc.) Devant l’urgence, il s’est alors uniquement agi, comme ici, de mettre la production au centre, sans changer les rapports de production, naturalisés : « le socialisme, c’est l’électrification plus les soviets ». Ce qui ne supprime pas l’exploitation, même pas la surexploitation, ni donc les crises, le chômage et la misère. Et Lénine a finalement engagé l’URSS vers un capitalisme d’État, on connaît la suite. Le post-capitalisme doit être autre chose.
Cela dit, la rente pèse sur la compétitivité, certes, mais sa suppression même totale suffira-t-elle à relever assez la compétitivité ? Supposons que l’on puisse supprimer en totalité le surcoût que subit une entreprise alors qu’elle doit faire face à la concurrence de produits venant de pays où le “vrai coût” est la moitié du sien. Sans casser ses propres salaires, elle ne peut rien espérer… Ainsi, peut-on penser qu’avec une rente mise à zéro, Renault pourrait rapatrier la fabrication en France des voitures produites en Roumanie ou Slovénie sans devoir réduire drastiquement ses coûts salariaux ? Le Pacte de responsabilité n’y suffirait sans doute pas…
La réalité du capitalisme financiarisé n’est pas celle de l’hétérodoxie, que le pouvoir actionnarial causerait la montée du poids des dividendes et le blocage de l’investissement. La critique de l’économie politique dégage une réalité tout autre (cf Néo-libéralisme et crise de la dette) : c’est parce que l’investissement physique n’est plus profitable, à cause des effets de la baisse tendancielle du taux de profit, que la classe dominante a cherché des solutions de maintien du profit. Pour retarder l’éclatement de la crise réelle, elle a d’abord recouru à l’inflation puis, à partir des années 80, à la financiarisation. Mais la finance exige des rendements toujours plus élevés, parce qu’il n’y a plus la norme d’un taux moyen de profit limité par le surplus de richesse créé par l’industrie. S’ils veulent obtenir des fonds, et se servir au passage, en attirant vers eux les capitaux liquides disponibles créés par des banques qui exigent des taux toujours plus élevés pour couvrir des risques grandissants, les managers doivent verser des dividendes plus élevés que ceux des concurrents. Là est la réalité du « pouvoir actionnarial ». Malgré la crise réelle, le profit se maintient, mais l’économie court à la déflation, et quand les autorités monétaires finissent par en percevoir le danger, elles garantissent les banques en baissant leurs propres taux. Alors, les capitaux liquides quasiment gratuits deviennent surabondants, le système voguant de bulle en bulle, jusqu’au krach qui ouvre la crise financière, stade ultime de la crise générale.
Aujourd’hui, le problème n’est pas de savoir à quel degré la gloutonnerie des actionnaires pénalise nos entreprises, mais d’où vient cette gloutonnerie, il ne s’agit pas de la dénoncer comme cause du blocage de l’investissement et donc du développement des forces productives (le pouvoir d’achat étant une autre limite), mais comme sa conséquence.  Et en face de cela, la critique socialiste est d’une insigne faiblesse. Elle en reste toujours à un avatar de la désastreuse « théorie des forces productives » qui naturalise l’entreprise, le capital, l’organisation productive, etc. C’est le summum du fétichisme de la pensée.
La cause de cette faiblesse est à rechercher dans la montée des classes moyennes. Ayant prospéré grâce à la redistribution, qui les a ouvertes au consumérisme, les classes populaires se sont idéologiquement « embourgeoisées » et ont tourné le dos au socialisme. Ce phénomène n’est pas nouveau, Engels l’avait noté dès 1885 : « tant que dura le monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière participa dans une certaine mesure aux avantages du monopole. […] C’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu de socialisme en Angleterre depuis l’extinction de l’owenisme. Mais à présent que le monopole s’est écroulé […], la classe ouvrière va perdre cette position privilégiée… et voilà pourquoi il y aura de nouveau du socialisme en Angleterre (préface à la Situation des classes laborieuses en Angleterre)
Engels croyait que la concurrence entre pays allait égaliser les situations vers le bas, et que la classe ouvrière allait reprendre le flambeau du prolétariat. Mais il avait sous-estimé la capacité du capitalisme « intensif » à produire de la richesse en volume croissant et à en redistribuer à la grande masse en quantité suffisante pour l’endormir. Et aujourd’hui, il y a au contraire toujours moins de socialisme, car les « conditions matérielles de la vie » des classes moyennes leur font croire à un possible progrès social continu au sein du capitalisme. Il n’y a plus de classe ouvrière consciente de porter les intérêts du prolétariat, et les organisations ouvrières, politiques ou syndicales, ne peuvent que tenter de sauver les meubles. Contraints de gérer les problèmes sociaux, les syndicats sont devenus des experts de la production, vue sous l’angle technique de l’équilibre entre pouvoir d’achat des salariés et moyens d’investir pour garantir l’emploi. Quant aux partis politiques de gauche, ils peinent à faire adhérer les classes populaires à des discours qui « ne leur parlent pas ». Mais sans doute redeviendront-ils audibles quand la déconfiture en cours du capitalisme, qui ne maintient plus les apparences que par une exubérante abondance de crédit, obligera les uns et les autres à choisir leur camp.

Références

Christian Chavagneux, « Pourquoi les entreprises françaises vont mal », Alternatives économiques, n° 325, juin 2013.
Laurent Cordonnier et alii, Le coût du capital et son surcoût, Clersé, Université Lille 1, 2014.
Laurent Cordonnier, « Coût du capital, la question qui change tout », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
Jean Gadrey, http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey
Michel Husson, Les cotisations sont une charge, mais pas les dividendes ?, note hussonet n° 72, 3 mars 2014, reprise dans Respublica, lettre n° 742, du 10 mars 2014.
Michel Husson, Un essai de mesure du surcoût du capital, note hussonet n° 73, 2 avril 2014.
La revue Économie et politique (sur l’internet)

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"Au-delà des vents du Nord : L'extrême droite, le pôle Nord et les Indo-Européens"

 

Interview réalisée par Nicolas Pomiès sur l’ouvrage Au-delà des vents du Nord : L’extrême droite, le pôle Nord et les Indo-Européens – PUL, mars 2014, 320 pages – Stéphane François (auteur), Laurent Olivier (préface)

Historien et spécialiste des droites radicales, Stéphane François s’est intéressé dans son dernier livre Au-delà des vents du Nord à un des mythes fondateur d’une fraction de l’extrême droite qui place l’origine de l’homme blanc dans un continent aujourd’hui disparu basé au Pôle Nord. Si l’histoire de ce mythe pourrait paraître marginale à première vue à une époque où l’extrême-droite, cherchant la dédiabolisation, tente de se rattacher à des références historiques moins marquées, l’étude précise de Stéphane François démontre que ce nordiscisme participe à la guerre culturelle (au sens gramciste) que mène cette mouvance contre l’ordre démocratique

ReSPUBLICA : Qui à l’intérêt de nos jours à croire que les hommes blancs viennent du Nord ?
S. François :
En fait, chez tous ceux qui soutiennent l’autochtonie des Européens et qui donc refusent l’idée que les peuples indo-européens viendraient de l’Inde, mais aussi chez tous ceux qui, outre ce que je viens de dire, cherchent à montrer que le passage de la préhistoire à la civilisation n’est pas apparu dans le Croissant fertile. De fait, ces personnes défendent le polygénisme : il existerait différentes « races » humaines qui sont apparues et développées indépendamment les unes des autres… On est dans un discours différentialistes : les races existent, elles donnent naissances à des cultures et/ou des civilisations qu’il faut préserver. Le meilleur moyen est d’éviter le métissage et d’empêcher les contacts entre civilisations.
Enfin, cette origine polaire reste surtout un mythe très fort dans l’extrême droite la plus radicale : elle permet de réactiver le vieux mythe aryen, mais débarrassé des oripeaux du nazisme…

ReSPUBLICA : Quel est selon vous l’impact réel sur les populations de ce mythe ?
S. François :
Si vous entendez par « populations », les populations européennes actuelles, il est nul. Ce mythe concerne surtout les militants de l’extrême droite, en particulier les racistes, c’est-à-dire ceux qui promeuvent une hiérarchie raciale, et les racialistes, c’est-à-dire ceux qui estiment que les races jouent un rôle dans l’histoire, mais qui ne sont pas forcément des promoteurs du racisme. Souvent les deux sont les mêmes : ils estiment que la race joue un rôle et que certaines, en fait une, sont supérieures aux autres… Ce discours reste confiné dans des milieux assez restreints du fait de leurs positions radicales.

ReSPUBLICA : Vous rappelez dans votre ouvrage que l’écrivain Jean Mabire mais aussi d’autres auteurs de moindre envergures ont pu diffuser largement ce mythe par le biais de maisons éditions à diffusion large (notamment en supermarchés). Pensez-vous que ces auteurs aient pu jouer un rôle dans la banalisation du racisme et dans la vulgarisation des idées d’extrême-droites ? De même de manière paraissant plus anodine, les séries télévisées telles que l’Homme de l’Atlandide où certains volumes de BD de « Blake et Mortimer » sur ce thème, ont-ils pu participer à cette vulgarisation ?
S. François : Oui, dans une certaine mesure, ces auteurs ont pu jouer un rôle, je pense notamment à Dominique Venner (avec son livre Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d’identité, paru aux Éditions du Rocher en 2002), ainsi qu’avec sa revue La Nouvelle Revue d’Histoire. Venner a d’ailleurs dirigé certaines des collections dans lesquelles Mabire fut édité… En outre, ne l’oublions pas, Mabire fut aussi vendu en édition France Loisirs ! Ce qui montre qu’il fut, à une certaine époque, très lu… Mais cela concerne principalement ses livres apologétiques sur la SS.
Concernant L’Homme de l’Atlantide, plus personne ne se souvient de cette série. Ce qui est dommage car elle était quand même bien réalisée. Quant à Blake et Mortimer, c’est vrai que c’est un thème qui devient récurrent, mais les nazis y ont toujours le rôle négatif, donc non, cette franchise ne joue pas un rôle. Pour trouver une influence dans la culture populaire, il faut plutôt la voir dans la littérature née du Matin des magiciens, ainsi que dans une littérature/contre-culture ésotérisante, bref dans des milieux contre-culturels, minoritaires par définition. Sinon, dans des films comme Les Rivières pourpres

ReSPUBLICA : Vous indiquez aussi qu’après avoir émergé chez les nationalistes suedois dits gothiscistes, l’origine du mythe se trouve chez un philosophe des lumières Jean Sylvain Bailly, premier député de Paris, le 12 mai 1789, sur le contingent du tiers état aux États généraux, président du tiers état et, le 17 juin, président de l’Assemblée nationale. Que recherchait ce républicain dans cette histoire ?

S. François : Ce républicain, comme beaucoup de membres des Lumières, cherchait un mythe qui ne découlerait pas du christianisme et du Jardin d’Eden. Donc, certains, et non des moindres (Bailly, Voltaire et quelques autres), virent dans les études indo-européennes naissantes, et dans l’indomanie de l’époque, la possibilité de donner une autre origine aux Européens qui ne découlerait pas de la Bible. Leibniz faisait déjà une distinction entre les langues « sémitiques » et les langues « japhétiques », qui furent qualifiées par la suite d’« indo-européennes ». Ainsi, Voltaire était-il persuadé que l’Inde était la source des sciences, et qu’elle avait inspiré les Grecs, tandis que Herder situait en elle l’origine de l’humanité ainsi que la clef de l’histoire humaine. De fait, l’Europe de cette époque est traversée par un grand mouvement de délégitimation des antiquités gréco-latines comme culture suprême. Mais ces auteurs ne réfléchissaient pas en terme de « race », au sens anthropologique. Cela viendra plus tard, au milieu du XIXe siècle.

ReSPUBLICA : A la suite de Bailly, le mythe voyage en Europe par la cours de la tzarine Catherine II, passe par l’occuliste Blavatsky et se redéveloppe chez les racistes germanistes. Comment expliquer le succès de telles fariboles ?
S. François :
Il y a différentes raisons, différentes généalogies qui se recoupent : Blavatsky était certes une occultiste, mais ses ouvrages sont des synthèses, et des plagiats, de ce qui s’écrivait à l’époque. Comme le thème aryen était très à la mode, elle l’a intégré dans sa prose, donnant naissance à une doctrine raciale pour le moins ambigüe… D’un autre côté, le mythe aryen, en tant que théorie de l’autochtonie des Européens, s’est développée chez les premiers anthropologues (à l’époque, c’était la mode de l’anthropologie physique, c’est-à-dire raciale), qui cherchaient à justifier la colonisation par la supposée supériorité de la « race blanche » sur les autres « races »… ce discours, se mêlant accessoirement à l’antisémitisme naissant, finit par fusionner chez les théoriciens racistes germanistes, qui étaient aussi fréquemment des membres… de la Société théosophique !
Pour répondre à la question du comment, l’époque était donc très favorable à l’essor de ce succès…

ReSPUBLICA :Il y a-t-il une possibilité que ce mythe puisse assurer le succès d’un groupe politique qui s’en ferait le thuriféraire ?
S. François :
Je ne le pense pas : ce discours est à la fois trop daté, trop précis et trop radical : l’appliquer signifierait revenir à une politique eugéniste et un discours raciste. Actuellement, ce discours reste confiné dans la mouvance identitaire, néo-droitière (mais qui ont abandonné, enfin pour l’instant, le discours raciste) et néonazie… Par contre, dans un contexte favorable à l’essor des discours identitaire (cette fois-ci à prendre au sens large), il peut se développer, mais il ne sera jamais la thématique motrice : celle-ci restera à mon avis, le rejet de l’Autre, en l’occurrence le rejet des populations arabo-musulmanes et extra-européennes.

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"Mille soleils", film documentaire de Mati Diop

par Brigitte Rémer
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En collaboration avec l’association 0 de Conduite

C’est un hommage rendu par la jeune réalisatrice Mati Diop à Djibril Diop Mambety son oncle paternel, acteur d’abord, puis scénariste et réalisateur sénégalais, mort en 1998, à cinquante-trois ans, en référence à Touki Bouki, son film culte, réalisé en 1972. D’autres films avaient suivi, dont Hyènes, – inspiré de La Visite de la vieille dame, de Friedrich Dürrenmatt – et L’Histoire des petites gens, trilogie dont le troisième volet n’a pas eu le temps d’être tourné.
Le premier plan de Mille soleils nous plonge au cœur de Dakar. Un troupeau de zébus traverse une grande avenue à travers les colonnes de voitures, guidés par un homme aux cheveux blanchis par le temps, qui les amène à l’abattoir. Le contraste déjà est saisissant, entre la vie traditionnelle et la ville moderne et encombrée, et le trouble s’installe mêlant les images sources de Djibril, à celles de la jeune réalisatrice, en forme de parti-pris.
Quelques rangées de fauteuils en plastique installés en plein air et un écran tendu sur une petite place, annoncent la projection du film de Djibril Diop Mambety, organisée en l’honneur du jeune premier de l’époque et gardien du troupeau, Magaye Nianga. On le voit se préparer, puis négocier âprement le prix de son taxi et engager la conversation avec le conducteur. Le jeune reproche à l’ancien le choix de la facilité, quand sa génération partait en occident délaissant le pays, et convainc qu’aujourd’hui les jeunes se battent pour la démocratie. « Chaque génération a sa mission » lui répond le vieil homme, qui met en marche sa machine à remonter le temps.
Sur le chemin, Dakar le soir nous est montrée, ses rues, ses motos, ses bruits et ses musiques, son agitation, et si le spectateur assiste aux séquences projetées de Touki Bouki, l’acteur détourne sa trajectoire et passe en revue le film de sa vie devant quelques bonnes bières et amis de fortune, mélangeant les langues, entre français, wolof, sérère et autres langues locales.
Touki Bouki montre l’intelligentsia sénégalaise des années soixante-dix dans son exode vers l’occident, – Touki signifie voyager – les mêmes reproches intergénérationnels s’y expriment, avec un peu de provocation : « Vous vouliez tous partir à Paris vous acheter des chaussures ! » Quelques beaux paysages apparaissent furtivement, la caméra s’attarde sur le regard d’une jeune femme et l’arrivée d’un transatlantique, à Marseille. Mati Diop fait habilement le va et vient entre des extraits du film de 1972 et aujourd’hui, entre le flash-back et la narration, la fiction et la réalité. C’est l’histoire de Djibril Diop Mambety qui se déroule sous nos yeux, avec Touki Bouki, le réalisateur se raconte, par métaphore et personnage interposé.
« J’étais amoureux d’Anta, nous avions décidé de partir. Quand nous nous sommes présentés pour l’embarquement, elle, en tailleur et chapeau rouge sang, la sirène tintait, je l’ai laissée monter la passerelle, seule. Elle est partie, je suis resté ». L’acteur fait le récit de sa vie et quand il se lève il est ivre, il y a longtemps que la projection est finie. Il se dirige vers la mer, le regard noyé dans ce gris bleu délavé, la chanson Plaisir d’amour interprétée par Mado Robin, romantique à souhait, l’accompagne. Djibril qui reconnaissait son talent avait essayé de le convaincre, de partir faire carrière à Hollywood.
Et les regrets se mettent en marche, la nostalgie : qu’est devenue Anta, est-elle toujours en vie ? Un ami lui donne ses coordonnées et Magaye Nianga l’appelle d’une cabine téléphonique, et lui parle. Ils échangent quelques nouvelles à travers la maladresse de la distance et d’années de silence. Anta travaille en Alaska sur une plateforme pétrolière, naïvement il lui demande : « - Quand est-ce que tu rentres ? –  Je ne sais pas. – Je t’ai gardé ce porte bonheur, tu te souviens ?  – Une fois que tu es parti, tu ne peux plus revenir… » répond-elle.
L’image devient bleue et s’emplit de brume, on est en Alaska. Magaye Nianga marche avec difficulté sur la glace et s’essouffle, peine, s’enfonce dans la neige, glisse, semble perdu dans une nature vierge où se superposent rêve, mirage, imaginaire et solitude.
Au-delà de l’hommage familial, Mille soleils, film habilement réalisé par Mati Diop, actrice et fille du musicien Wasis Diop, qui a déjà tourné plusieurs courts et moyens métrages, montre en quelques images le grand écart entre les générations, le rêve de l’ailleurs et l’utopie hollywoodienne, le modernisme qui efface les gestes de la tradition, un destin.
Elle s’est vue décerner le Grand Prix du Festival International du Documentaire de Marseille, en 2013. Son film est une belle référence à Touki Bouki dont Isabelle Régnier disait : « c’est un chef-d’oeuvre libre et insolent, éclatant de joie et empreint d’une sourde mélancolie, à cheval entre un Bonnie and Clyde teinté d’humour potache et un documentaire de Jean Rouch qu’on aurait trempé dans le bain des couleurs primaires des Godard des années 1960 », une citation dans son propre parcours de jeune cinéaste.

Mille soleils, Film documentaire de Mati Diop
Durée : 45’ – Année de production : 2013
Distributeur : Independencia Distribution