Chronique d'Evariste
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L’école aujourd’hui au service du néolibéralisme

par Évariste
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Que de discours sur l’école repliés sur eux-mêmes comme si l’école se déployait indépendamment du système culturel économique et politique ambiant ! 1
Que de propositions de rustines pour enrayer tel ou tel mal de l’école ! Que de discours contre les politiques scolaires qui poursuivent les mêmes desseins que les politiques qu’ils contestent !
Comme d’habitude, insuffisance de l’analyse, confusion sur les causes et sur le rôle de l’école. Depuis trente ans, l’opposition RPR puis UMP versus PS est gangrenée par une pseudo opposition entre l’école néolibérale au service de l’employabilité défini par les patrons et le mouvement réformateur néolibéral de « gôche » qui est censé mettre l’enfant au centre de l’école.
Pour un citoyen de gauche, s’opposer à la première est simple car c’est le projet de la droite. Mais il est plus difficile de s’opposer à la seconde, car c’est la politique de la plupart des gauches y compris des pans entiers de l’Autre gauche.

La première politique revient à concevoir une école à plusieurs vitesses en fonction des besoins patronaux pour mieux exploiter les travailleurs. La deuxième est une école également à plusieurs vitesses mais basée sur un discours d’épanouissement de l’enfant, sur le communautarisme, le pédagogisme2 et la soumission aux forces de la société civile.

La première s’appuie sur les intellectuels patronaux mais aussi sur les républicains désuets (de type Brighelli et consorts) qui oublient que nous ne sommes plus depuis longtemps dans la Chose publique (la res publica) et qui ne défendent que la part de l’école des élites.

La deuxième s’appuie sur les intellectuels communautaristes et pédagogistes (de type Meirieu, Prost, Legrand et même certains se disant successeurs de Bourdieu) qui non seulement ont participé à la trahison des gauches mais ont investi le ministère de l’Éducation nationale par exemple quand le premier nommé fut le ministre bis d’Allègre sous Jospin (il est aujourd’hui vice-président de la majorité néolibérale de gauche au conseil régional Rhône-Alpes). N’oublions pas les discours du type Legrand sur le fait que certains élèves n’étaient pas capables de recevoir la transmission des savoirs et que, pour eux, il fallait se contenter de la transmission des savoir-être. Pas plus que celui de Philippe Meirieu se targuant de pouvoir économiser 4 000 postes en supprimant les redoublements.

Ces deux discours concourent aujourd’hui à la même politique néolibérale de l’école à plusieurs vitesses favorisées par le phénomène de gentrification3 et d’uniformisation sociologique des quartiers car, malgré la persistance de discours différents, ils se sont unifiés pour concourir ensemble aujourd’hui à l’école des compétences et de l’employabilité voulue par les patrons, chacun parlant à partir d’un pan de l’école.

Nous sommes bien loin d’une école dont le but est de transmettre à tous et toutes les savoirs émancipateurs qui permettent l’autonomie de la pensée du futur citoyen et libèrent des pensées formatées par la logique du profit, des églises, de l’obscurantisme et plus généralement des pensées du prêt-à-porter existant dans la société civile.

Nous sommes bien loin d’une école qui promeut les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, de solidarité, de sûreté, de souveraineté populaire, d’universalité et de développement écologique et social.

Le résultat est sans appel. L’opposition factice des deux discours que nous avons présentés est du même ordre que l’opposition factice des néolibéraux de droite et de gauche. Avec ceci en plus qu’une partie de l’Autre gauche est également gangrenée par l’idéologie du mouvement réformateur néolibéral en matière scolaire. C’est d’ailleurs l’une des causes (loin d’être la seule) des échecs en France de l’Autre gauche et du Front de gauche en particulier, car la classe populaire ouvrière et employée (53 % de la population active) a bien compris que les intellectuels des deux courants qui ont participé au pouvoir n’ont pas construit l’école ascenseur social qu’elle souhaiterait pour ses enfants.

Les porteurs de ces deux discours en apparence contradictoires ont peuplé tour à tour le ministère de l’Éducation nationale. Résultat :

  •  toujours plus de 100 000 élèves qui sortent tous les ans sans diplômes ni qualifications !
  • le processus d’inégalités scolaires croissantes et de ségrégation spatiale s’accélère4 !
  • la transformation des programmes scolaires pour limiter la transmission des savoirs émancipateurs et libérateurs continue !
  • la dévalorisation statutaire et financière des enseignants atteint un niveau qui empêche aujourd’hui le recrutement de nombreux enseignants ;
  • l’introduction des animateurs socioculturels à statut précaire en lieu et place des enseignants fonctionnaires ;
  • le processus de soumission aux actes I, II, III de la décentralisation, qui en dehors d’une amélioration des locaux, a participé à la dégradation actuelle.

Rien n’a changé depuis 1997, quand le rapport de l’inspecteur général Ferrier tirait déjà la sonnette d’alarme: « Selon les années, ce sont entre 21 et 42 % des élèves qui, au début du cycle III (entrée en CE2), paraissent ne pas maîtriser le niveau minimal des compétences dites de base en lecture ou en calcul ou dans les deux domaines. Ils sont entre 21 % et 35 % à l’entrée du collège ».

L’école est un organe tellement important de la République sociale à laquelle nous aspirons que nous ne pouvons nous contenter de telle ou telle rustine prééminente, surplombante et simpliste pour résoudre à elle seule les maux de l’école aujourd’hui, largement néolibérale. L’école est un corps complexe qui fait partie de la sphère de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics). Sans elle, aucune res publica n’est possible. Voilà qui mérite un effort d’éducation populaire pour en clarifier les enjeux. L’école ne doit pas être gérée par des intellectuels patronaux, par les républicains désuets, ou par ceux des « sciences de l’éducation », le tout au service du capitalisme. C’est au peuple et à ses citoyens de prendre cette question à bras le corps pour refonder l’école en même temps que fonder la République sociale. L’un n’ira pas sans l’autre.

Pour cela, ReSPUBLICA fera régulièrement des dossiers pour apporter sa pierre au Grand Œuvre qu’il faudra bien un jour réaliser par une transformation sociale, culturelle et politique. Déjà, en 2006-2007, l’Union des familles laïques (UFAL) avait repris les 30 propositions de l’association Résistance Pour une École républicaine (REPERE) pour en faire ses 23 propositions (http://www.ufal.info/media_ecole/index.php?idPage=11).
Aujourd’hui, il convient de reprendre le chantier car nous en sommes à un autre stade, bien plus dramatique encore. Ce dossier en est la première pierre. Il n’est pas exhaustif et comporte des éclairages différents, certes, mais nous invitons nos lecteurs à nous faire part de leurs commentaires sans tarder. Car ReSPUBLICA vous proposera prochainement une journée d’études ouverte où participer au débat.

A bientôt donc pour y revenir !

  1. En conclusion d’un rapport sur l’instruction primaire aux États-Unis, Ferdinand Buisson écrivait en son temps, que « l’école n’est pas une institution qui se puisse étudier à part et en soi comme un système de chemins de fer ou de télégraphes » ! []
  2. Nous appelons pédagogisme, le refus de la liberté pédagogique des enseignants – au même titre que la liberté de prescription des médecins – au nom d’une pédagogie officielle décrétée par des « sciences de l’éducation » déconnectés des savoirs académiques. []
  3. Le phénomène de gentrification que nous voyons se déployer depuis 30 ans consiste en la décroissance rapide du nombre des ouvriers et des employés dans les villes–centres, à leur décroissance lente dans les banlieues, et à leur croissance rapide en zone périurbaine et rurale. Ce phénomène concourt à la suppression de la mixité sociale et donc à l’homogénéisation sociologique des quartiers. []
  4. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’ampleur des pratiques de désectorisation organisées par les parents enseignants. []
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La « réforme » des universités, ou la cohérence des « contre-réformes »

par Jean-Noël Laurenti

 

Dans le contexte de la longue démolition du système républicain d’enseignement, démolition progressive et programmée par-delà la couleur des gouvernements successifs, il n’y a pas de raison que les universités soient épargnées. Durant les années 2007-2010, elles ont connu des convulsions qui ont alerté l’opinion : en 2007, lors du vote de la loi « Loi relative aux libertés et responsabilités des universités » (« loi LRU »), puis en 2008-2009, lors de la réforme des concours de recrutement de professeurs (la « mastérisation » des concours), qui s’est accompagnée d’une levée de boucliers des enseignants chercheurs contre au projet de décret ministériel visant à modifier leurs obligations de service. Depuis 2012 et les promesses lénifiantes du « changement maintenant », l’indifférence a gagné peu à peu. Pourtant, les « réformes », c’est-à-dire en fait les démolitions réactionnaires, ont continué, notamment avec l’adoption de la loi Fioraso, baptisée fort justement « loi LRU2 ». Il s’agit là de transformations profondes imposées pas à pas aux universités françaises, mais plus généralement aux universités européennes ; transformations d’inspiration néolibérale ou ordolibérale dont nous proposons de rappeler ici les grandes lignes, en les remettant en perspective dans l’histoire des rapports entre universités et société depuis l’Ancien Régime.

On trouvera dans l’ouvrage d’Isabelle Bruno, La grande mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, un tableau détaillé de ces transformations ainsi que des divers rapports ou déclarations, à l’échelle européenne ou nationale, qui en ont peu à peu assuré la promotion, puis la mise en œuvre depuis la naissance de la Communauté européenne. Pour résumer, ce n’est que peu à peu que l’Europe s’est intéressée à l’éducation et à la recherche ; en outre, les mutations ne se sont faites que progressivement, par petites touches, le tout n’acquérant une cohérence d’ensemble que pour qui veut bien voir. Les premières mesures décisives furent les accords de Bologne (1999) visant à l’institution généralisée des trois niveaux de diplôme licence-master-doctorat, puis la stratégie de Lisbonne (2000) dont le mot d’ordre était l’instauration d’une « économie de la connaissance ».
Ces accords se paraient de belles intentions : avec l’harmonisation des diplômes et la reconnaissance du rôle primordial de la connaissance dans la société d’aujourd’hui, un observateur peu attentif pouvait croire à une généreuse entreprise au service de la circulation des Lumières, pour le plus grand bien à la fois de l’activité économique et de l’épanouissement intellectuel des individus. En réalité, les principes qui les sous-tendaient étaient tout autres, comme l’ont montré au fil des ans les mesures prises et les évolutions de fait, éclairées çà et là par les déclarations un peu moins hypocrites de certains dirigeants ou responsables politiques.

Le premier principe est la marchandisation de la connaissance et non sa diffusion gratuite dans la population. Autrement dit, une connaissance n’a de valeur réelle que dans la mesure où elle peut bénéficier aux entreprises, qui l’achèteront : c’est la notion de « transfert », enfin mise en avant avec une clarté toute nouvelle par G. Fioraso au moment du vote de la loi qui porte son nom, en 2013. Il s’ensuit que la recherche fondamentale est amenée à connaître des coupes drastiques et que la recherche à vocation culturelle et humaniste, lettres et sciences humaines et sociales, sauf dans les cas où elle peut vendre ses services à la communication ou à la « culture d’entreprise », est promise à ne subsister qu’à titre d’ornement dans quelques centres privilégiés. Il s’ensuit également que les diplômes universitaires doivent produire des individus rentables, autrement dit avoir directement une vocation « professionnelle », à l’encontre de la tradition universitaire pour laquelle ils devaient sanctionner un niveau de connaissance et de réflexion critique indépendamment de l’application directe de ces connaissances dans l’exercice d’un métier.

Le second principe est l’institution d’une concurrence généralisée, entre individus mais aussi entre universités. Pour l’individu promis à entrer sur le marché du travail, le but est d’apprendre à « se vendre ». Les thuriféraires de la stratégie de Lisbonne ont beau prétendre qu’il disposera d’un « capital humain », il n’en sera pas moins un prolétaire soumis aux lois du marché de l’emploi. En réalité, la formation universitaire ainsi redéfinie est censée conférer aux étudiants « employabilité », « flexibilité », c’est-à-dire malléabilité selon les exigences de l’employeur (lequel précisément, comme on le sait, dans un contexte de chômage de masse, est de toute façon fort peu porté à employer). Il s’agit donc de leur délivrer non des savoirs, mais un « savoir-être » (par exemple s’impliquer dans une équipe, voire dans la vie de l’entreprise). D’où l’enseignement par « compétences », préconisé à tous les niveaux depuis l’école élémentaire, où il est réduit au mieux à un « socle commun », et opposé à la transmission de connaissances consistantes et construites : formatage radicalement opposé, donc, à l’esprit des Lumières.
Pour ce qui est des universités, étant bien entendu que le Pacte de Stabilité européen impose aux États de réduire leur financement, il s’agit de les obliger à se débrouiller par leurs propres moyens en les rendant « compétitives », c’est-à-dire à même d’attirer des étudiants nouveaux, qui paieront des droits d’inscription voués à augmenter, mais aussi de conclure des partenariats avec les entreprises, objectif marchand paré du mot d’ordre de l’« excellence ». Pour ce faire est mise en avant la notion mythique de « taille critique », dont la généralisation crée des ravages : les petites universités ont été ainsi invitées à se regrouper au niveau régional ou interrégional dans des Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur (PRES), puis, à la suite de l’adoption de la loi Fioraso, dans des Communautés d’Université de d’établissements (COMUe), dans lesquelles on peut prévoir que les disciplines et les universités les plus étroitement unies aux intérêts économiques dicteront la loi aux autres.
De tout cela découle une hiérarchisation entre les universités ou les composantes d’universités, les unes promises à délivrer seulement un enseignement de proximité à vocation professionnelle, les autres brillant de leurs partenariats de recherche avec le privé. Il en découle également une « modulation » des services entre les enseignants chercheurs, modulation prévue par le projet de décret de 2009 : alors qu’antérieurement les enseignants chercheurs, sur tout le territoire, devaient tous un service également partagé entre l’enseignement et la recherche, la politique ministérielle vise à distinguer de plus en plus des enseignants réellement chercheurs et des enseignants évoluant vers un service d’enseignement entier, sans recherche. La pénurie amène également les universités à recruter des contractuels sur des postes d’enseignement sans recherche. Les étudiants des universités démunies recevront ainsi un enseignement dispensé par des personnels qui ne seront pas des chercheurs et même pas forcément spécialistes du domaine sur lequel portera leur enseignement.
Le principe de la concurrence joue aussi à l’intérieur du monde universitaire, entre centres de recherches et entre individus : selon la technique du « benchmarking », chacun est sommé de viser à l’« excellence », à coup de rédaction de projets, de projets de projets et d’évaluations de projets, dans lesquels on dit ce qu’on va faire, ce qu’on fait ou ce qu’on a fait (ou plus ou moins fait), le tout rédigé dans une rhétorique chronophage et dans un sentiment d’une angoisse incompatibles avec la véritable recherche. Complémentaire de cette concurrence généralisée, le mode de gestion antidémocratique des universités, instauré par la loi LRU et aggravé par la loi Fioraso, fondé sur le principe d’une gestion managériale des universités : le président devient chef d’entreprise, investi de pouvoirs exorbitants sur le recrutement et le devenir professionnel des enseignants et des chercheurs.

Quelles sont les conséquences de mutations aussi radicales ?

  • La première est la hausse prévisible des droits d’inscription pour les étudiants, dès lors que les universités sont mises en faillite par la restriction des crédits publics : celles qui survivront ne le pourront que grâce aux contrats avec le privé et au financement par les familles, avec en perspective l’endettement à vie des individus par le biais des prêts pour études.
  • La seconde est la création d’un enseignement supérieur à deux ou trois vitesses, distinguant des universités d’« excellence », des universités moyennes et des collèges universitaires de proximité. La baisse du niveau du bac, en effet, implique la poursuite des études : le mot d’ordre non dit d’une « licence pour tous » implique en fait la transformation des universités de proximité en lycées bis où, pendant quelques années de plus, on (c’est-à-dire, rappelons-le, des enseignants non chercheurs) modèlerait les individus selon les « compétences » et les « savoir-être » censés agréer à l’employeur.
  • La troisième est la mise sous tutelle de la recherche, puisqu’elle dépendrait largement des financements privés et de la volonté de l’équipe présidentielle gouvernant chaque université. Le même sort attend l’enseignement lui-même, en raison des pouvoirs managériaux accordés aux présidents d’université et à leurs équipes, d’autant plus qu’il voué de plus en plus à être assuré par des vacataires. Cela n’est pas pour étonner si on se souvient que la laïcité est une notion inconnue des textes européens.

Pour qui replace ces mutations dans un contexte historique un peu large, il apparaît qu’elles ne sont rien qu’un gigantesque retour en arrière : le retour à une inféodation étroite du savoir et de la formation des individus à la société. Il s’agit de ramener les universités, comme l’école en général, à son statut d’instrument entièrement au service de l’ordre social. Aussi le mouvement de 2008-2009 dénonçait-il à juste titre les réformes en cours comme des « contre-réformes ».

En effet, les universités construites par la IIIe République, puis développées au long du XXe siècle, se situaient dans la lignée du système d’instruction publique théorisé par Condorcet : il s’agissait de développer et de diffuser les Lumières, dont les retombées devaient certes pour une bonne partie profiter au progrès technique et donc au développement économique, mais aussi pour une très grande part contribuer à l’émancipation intellectuelle des citoyens, par le rayonnement d’un savoir construit de façon critique, ce rayonnement étant assuré par la transmission dont se chargeaient ceux des étudiants qui par la suite devenaient enseignants dans le primaire ou dans le secondaire, mais aussi par le biais de publications, de conférences ou tout simplement par ouï-dire. Dans un tel système, un rôle essentiel était accordé à la recherche fondamentale dans les disciplines scientifiques, ainsi qu’aux lettres et sciences humaines et sociales, qui, à partir du tronc commun constitué par les anciennes humanités, avaient amenées à se diversifier (sociologie, psychologie, etc.). Par ailleurs, le principe des universités ainsi conçues était que l’enseignement était indissoluble de la recherche, les enseignants exposant aux étudiants les résultats de leurs travaux, ainsi que leur démarche, voire leurs perplexités.
Bien entendu, il n’est pas question d’idéaliser ce tableau : tout comme l’école primaire de Jules Ferry était bien loin de dispenser un enseignement au-dessus des classes et affranchi de l’idéologie dominante, les universités délivraient bel et bien souvent, à leur manière, une doctrine officielle en dehors de laquelle les opinions hétérodoxes avaient bien du mal à faire leur chemin. Toujours est-il qu’une diversification de la pensée était possible. La massification progressive des effectifs étudiants au cours du XXe siècle, la multiplication des universités sur le territoire après 1968, avec toutes les limites que l’on peut déplorer (dispersion des moyens, tentation du recrutement local des enseignants, etc.) participaient à ce rayonnement et à cette diversité de la réflexion universitaire.
Il faut pourtant bien voir que, contrairement à une illusion répandue, cette conception de l’université, comme lieu d’une formation critique libérale, non étroitement professionnelle, est somme toute récente. Si on regarde en amont des années 1880, on constate d’abord que la formation professionnelle a toujours été et demeure le but des « écoles » de droit ou de médecine depuis l’ancien régime ; on n’en contestera d’ailleurs pas la nécessité. De même, le XXe siècle a connu le développement de cursus d’études à vocation professionnelle, informatique ou communication par exemple, qui ont sans doute leur légitimité, mais qui, parce qu’ils se sont taillé une large place au soleil, ont contribué à accréditer l’identification abusive entre formation universitaire et formation immédiatement professionnelle. Les promoteurs des « contre-réformes » s’appuient évidemment sur cette équivoque, qu’il est important de combattre.

Par ailleurs, la vocation de l’université n’a pas été de tout temps, loin de là, de former des esprits critiques émancipés. L’université d’Ancien régime, où la théologie se taillait la part que l’on sait, visait d’abord à former de bons chrétiens aptes à diffuser la bonne parole. De même, plus généralement, l’école antérieure à l’esprit des Lumières n’avait pour but que d’adapter l’individu, professionnellement et idéologiquement, au cadre social dans lequel il était promis à vivre ; il était même admis qu’apprendre au-delà de ce qu’exigeait sa condition fabriquait des aigris et des révoltés. De ce point de vue-là, les doctrinaires modernes de l’éducation ne font que remettre en œuvre la même doctrine sous des formules qui se veulent plus séduisantes ou plus savantes.
En effet, à la différence de ce qui se passait il y a un siècle ou plus, la stratégie des gouvernements a changé. Les « contre-réformes » ne s’avancent pas à visage découvert, arborant la doctrine qui les sous-tend. D’une part, elles se réclament du discours de l’adversaire (« démocratisation », « réussite pour tous », « droit pour tous à… », voire les notions de « connaissance » ou d’« excellence », qui renvoient implicitement à Condorcet) pour justifier des mesures qui vont exactement en sens inverse et qui commencent par détruire ce qui a été acquis depuis le XIXe siècle par le mouvement social. D’autre part, comme on l’a dit, elles ne se présentent pas d’emblée dans leur cohérence, mais procèdent par avancées successives, ne prenant le risque d’affronter que des mécontentements partiels. Enfin, dans un monde où le pouvoir du peuple est largement confisqué au profit des gestionnaires en place et de leurs cabinets, elles se parent de l’autorité d’« experts » (parmi lesquels ceux de l’OCDE ont joué un rôle pionnier) dont les rapports préparent l’opinion en présentant ces mesures comme seules pertinentes et inéluctables. Ainsi les « contre-réformes » se sont-elles mises en place de façon insidieuse, à l’université comme ailleurs.
Les effets s’en font bel et bien sentir : faillite des universités non « rentables », restriction du nombre d’heures de cours, baisse de la qualité des enseignements, en attendant la hausse drastique des droits d’inscription, dont la menace est toujours de nature à jeter les étudiants dans la rue. Les associations, les sociétés savantes, les syndicats (dont une partie a longtemps été séduite par les proclamations des instances européennes) ont noué des liens pour dénoncer cette stratégie d’ensemble. Il reste encore beaucoup à faire.

Il s’ensuit que l’existence des universités au sens où elles ont été conçues à la fin du XIXe siècle, comme lieu d’élaboration et de diffusion d’un savoir critique, « rentable » à certains égards mais aussi ayant vocation de participer à l’émancipation des esprits, n’est pas un acquis dont on pourrait croire qu’il va de soi : ce ne peut être qu’un combat permanent, tout comme la sauvegarde ou la reconstruction de l’école républicaine, qui a connu les mêmes coups de pioche, tout comme aussi est un combat permanent le maintien des droits sociaux et (loin de toute illusion angélique) la reconnaissance des droits de l’Homme en général. C’est un truisme de dire que les combats convergent. C’en est moins un de dire que ces convergences, ces cohérences profondes entre les « réformes », que les dirigeants libéraux de tous bords s’ingénient à présenter sous des jours lénifiants et optimistes, doivent être inlassablement mises en lumière : c’est un des buts essentiels de l’éducation populaire.

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Un « enseignement moral et civique » peut-il aujourd’hui se passer de laïcité et de valeurs républicaines ?

par Pierre Hayat

 

Le Conseil supérieur des programmes a publié en juillet son « 1. Initialement préconisé en septembre 2012 par Vincent Peillon2, cet enseignement  fut précisé en avril 2013 dans  le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale »3. Les valeurs républicaines et la laïcité devaient structurer cet enseignement civique renouvelé4.

Une délaïcisation décomplexée

Le texte du Conseil supérieur des programmes contredit ces engagements. Le terme « laïcité » disparaît quasiment du programme5. Ce pavé  de 18 pages ne cite pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il ignore la loi du  9 décembre 1905 et celle du 15 mars 2004 qui figurent pourtant au programme d’éducation civique actuellement en vigueur. Il ne s’intéresse même pas à la récente Charte de la laïcité à l’école, mentionnée pour le seul cycle CP-CE2 (p. 7). Cette  délaïcisation  drastique n’affecte pas seulement le vocabulaire et les références. Elle pose surtout des questions sur le sens  de cet enseignement censé transmettre et faire partager les valeurs de la République.  On en retiendra huit.

1. Quelles valeurs enseigner ?

Un enseignement moral et civique devrait dégager  les valeurs cardinales, les plus usuelles et les plus consensuelles, de la République française : la liberté, l’égalité, la fraternité. Il paraît en effet pertinent de faire travailler  les élèves sur la richesse de sens et l’actualité de ces trois valeurs fondatrices, et  d’expliciter d’autres valeurs à partir de ces trois-là. Cela aurait d’ailleurs été  conforme à la loi 8 juillet 2013 qui prévoit que cet enseignement s’attachera à la « formation aux valeurs de la  République »6. Au lieu de cela, le Conseil supérieur des programmes aligne une vingtaine de « valeurs et normes » arbitrairement classées en trois  rubriques embrouillées (p. 2)7.

2. Comment enseigner les valeurs ?

Ainsi que l’avait envisagé le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale », un enseignement moral et civique d’esprit laïque ne traite pas des valeurs comme s’il s’agissait de faits à admettre ou de règles à observer, mais comme des exigences donnant lieu à des luttes. Il peut montrer, par exemple, comment l’égalité a été dans l’histoire objet de conquêtes, de régressions, de dévoiements et d’approfondissements. En ce sens, une valeur n’est pas seulement le reflet de la réalité  mais l’outil intellectuel et moral de sa contestation. En ignorant ce mode critique de « transmission des valeurs », le programme prend le risque du formatage.

3. Faut-il se laisser envahir par les « compétences » ?

L’un des enjeux de l’école contemporaine est l’installation en son sein de l’idéologie des compétences. Cette idéologie néo-libérale tend à ramener les individus au statut d’auto-managers de leur savoir faire et de leur savoir être, rouages flexibles de la globalisation capitaliste. On regrette donc que ce programme s’embourbe dans 21 « compétences » regroupées en 4 rubriques culturalistes fumeuses (pp. 3-4). La compétence baptisée « Se sentir membre d’une collectivité » laisse particulièrement songeur (p. 3). Que se passera-t-il lorsque les enseignants évalueront cette « compétence » ? Un tel sentiment sera-t-il valorisé, quel que soit son contenu et quelle que soit la collectivité ? La tâche de l’école laïque n’est-elle pas plutôt de permettre à l’élève de prendre du recul avec ses divers sentiments d’appartenance, de  les hiérarchiser  et d’analyser leurs effets ?

4. Le jargon et l’enfermement doctrinal sont-ils inévitables ?

On ne peut entrer dans  ce texte sans se trouver enfermé dans un carcan d’items et de prescriptions. Et on ne pourra l’appliquer sans se conformer à une doctrine particulière8. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le programme d’éducation civique, juridique et sociale de 2011 actuellement en vigueur pour les classes terminales, par exemple, est rédigé dans un langage ordinaire, accessible au citoyen commun9.

5. L’intérêt général serait-il un principe démodé ?

Un enseignement moral et civique d’inspiration républicaine insisterait sur la valeur de l’intérêt général, ainsi que le suggère le rapport « Pour un enseignement laïque de la morale ». Il expliciterait l’actualité et l’universalité de cette exigence dans un monde où des catastrophes sont source de coût général et de profit particulier. Au lieu de cela, ce  programme  veut seulement apprendre  à l’élève à « différencier son intérêt particulier de l’intérêt général » (p. 7, etc.). Utile au trader, cette « compétence »  sans ambition civique est insuffisante au citoyen solidaire.

6. Et le droit à l’instruction ? et la valeur de l’école ?

Un enseignement moral et civique peut insister sur la portée du droit de l’enfant  à l’instruction et opposer l’éducation  à une marchandise. L’élève est alors incité à réfléchir aux finalités de l’école laïque, à comparer le travail scolaire et le travail économiquement utile et à apprécier la valeur respective du droit à l’instruction et du droit du travail. Conformément aux préconisations du rapport « Pour un enseignement laïque de la morale », on peut  faire saisir à l’élève que la discipline scolaire est associée au principe républicain de l’intérêt général et à la concentration nécessaire pour apprendre. Ces questions essentielles et très actuelles ne semblent pas entrer dans le credo du Conseil supérieur des programmes.

7. Est-il pertinent d’ignorer la laïcité scolaire ?

L’enseignement moral et civique serait l’occasion privilégiée d’éduquer à la laïcité scolaire. Depuis Edgar Quinet et Ferdinand Buisson, la tradition républicaine a porté l’exigence de la laïcité de l’école, condition d’un enseignement libre et éclairé. Prenant appui sur le dispositif constitutionnel10 et législatif existant ainsi que sur la récente et très remarquable Charte de la laïcité à l’école, l’enseignement moral et civique pourrait former les élèves à la laïcité scolaire et ainsi contribuer à redonner à l’école confiance en elle-même. Le Conseil supérieur des programmes a malheureusement fait le choix idéologique d’ignorer cette perspective d’enseignement.

8. La démocratie du XXIe siècle serait-elle envisageable sans laïcité ?

Ce texte complètement dépourvu de volontarisme républicain prétend cependant traduire les valeurs d’ « une société démocratique » (p. 2). Il aurait été  plus convaincant s’il avait placé la laïcité au cœur de l’enseignement moral et civique. Car, comme l’expliquait René Rémond, la laïcité  « tend à affranchir l’État et la société de la tutelle de toute croyance religieuse ». Inséparable de l’idée démocratique moderne, la laïcité  considère que le peuple n’est pas assujetti à des commandements surnaturels. En France, la laïcité républicaine   élève  la liberté de conscience (qui implique notamment le droit d’avoir une religion comme de ne pas en avoir) au rang de principe politique. Elle  a porté ou accompagné depuis la fin du XIXe siècle la conquête  de droits civils majeurs.  Elle  a aujourd’hui vocation à déjouer les pièges identitaires, qu’ils soient communautaristes ou nationalistes.

Par son technicisme et son ésotérisme, ce programme est incompréhensible du citoyen commun, en particulier du parent d’élève ordinaire. Il confère à ses auteurs une supériorité cléricale, contestable dans une république laïque. Mais la complication pseudo-pédagogique et la lourdeur caricaturale de cette prose indigeste  ne sauraient masquer l’essentiel. Sa caractéristique principale est, hélas, de ne pas proposer une « formation aux valeurs de la République »11.

Que les bouches s’ouvrent !

 

  1. Aux dernières nouvelles, la  consultation des enseignants  se déroulerait  finalement en février 2015, et porterait sur l’ensemble du  projet : ]
  2.  ]
  3. ]
  4. ]
  5. L’énoncé des principes du programme évoque seulement le « cadre laïque de la neutralité » imposé aux personnels (p. 2).   Absent de l’« architecture » générale  du programme (pp. 3-4), la « laïcité » apparaît seulement une fois pour le cycle CM1-6e et une autre fois pour les élèves de 5e-3e, casé dans un lourd catalogue hétéroclite de « connaissances et d’objets d’enseignement »  (p. 11, p. 15). []
  6. La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École du 8 juillet 2013  prévoit qu’« outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité » (art. 2). []
  7. On regrette que Conseil supérieur des programmes ait ignoré l’avis de la Commission consultative nationale des droits de l’homme pour qui l’objet de ce nouvel enseignement est « de faire connaître, comprendre et pratiquer à tous les élèves les valeurs (liberté, égalité, fraternité) et principes (indivisibilité, laïcité, démocratie, solidarité) de la République qui sont la condition de la capacité à vivre ensemble ».  ]
  8. Prolixe en prescriptions et en termes normatifs, le Conseil supérieur des programmes ne parle ni d’instruction ni même de raison et  d’universalité : omissions involontaires ou dogmatisme idéologique ? Il est vrai que le programme invoque un « principe d’autonomie » (p. 2), mais il le fait d’une façon si confuse et si embrouillée  qu’il occulte la visée libératrice de l’idée d’autonomie. Goût immodéré de la complication ou parti pris doctrinal ? []
  9. Ce programme cèdera  la place à un programme élaboré sur le même moule que celui proposé pour l’enseignement primaire et le collège : ]
  10. « L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». []
  11. La « formation aux valeurs de la République » est pourtant prévue par la loi du 8 juillet 2013 qui a institué ce nouvel « enseignement moral et civique. Lors du débat parlementaire qui a précédé le vote de la loi, un député de droite avait fustigé  une loi  « laïcarde » et « socialiste » (sic). Ce projet de programme d’enseignement moral et civique devrait  amplement  lever ses craintes. ]
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Sortir des impasses idéologiques pour mieux réinventer l'école républicaine

par Olivier Nobile
responsable de la commission Protection sociale de l'Union des Familles laïques (UFAL)

 

Repenser l’école dans le cadre d’un projet de République sociale implique avant tout chose de sortir de l’impasse née de l’opposition entre défenseurs d’un « élitisme » scolaire perclus de positions de classe (y compris au sein d’une vieille gauche intellectuelle) et « pédagogistes » qui ne sont qu’une variante de réformateurs sociaux-libéraux dans le cadre scolaire.
Chacun de ces deux camps fait une erreur magistrale en envisageant l’école en dehors des structures formelles et idéologiques qui la déterminent. C’est en ce sens que la critique de Bourdieu a été totalement incomprise (ou dévoyée c’est selon) a fortiori parmi ceux qui s’en réclament. Les premiers estiment qu’il s’agit de redonner à l’école la mission d’un enseignement académique sans concessions, de revaloriser les enseignements fondamentaux et d’opérer une distinction entre les élèves selon leur capacité d’assimilation des règles et des enseignements participant de la sélection scolaire. Il y a donc lieu de s’en prendre au collège unique et des évolutions pédagogiques contemporaines qui participe, selon eux, d’un affaiblissement généralisé du niveau scolaire. Les seconds actent que l’école est inscrite dans un cadre néo-libéral, et estiment qu’il convient d’opérer un accompagnement du capitalisme afin d’en limiter les conséquences les plus brutales en matière d’enseignement au travers de méthodes d’enseignement qui permettront de garantir un minimum de culture aux masses mais sans régler structurellement leur problème d’exclusion économique et social.
Le problème fondamental de ces deux courants antagonistes est de nier que l’école porte en soi le ferment d’une violence économique, sociale et symbolique qui imposent de critiquer le cadre structurel capitaliste avec lequel elle interagit. Or, envisager une transformation du paradigme capitaliste comme pré-requis de la transformation de l’école peut amener à une nouvelle impasse : soit considérer que cela ne sert à rien de chercher à transformer l’école et conclure qu’il y a lieu de laisser faire la sélection scolaire pour ne pas sanctionner les meilleurs éléments appelés à devenir l’élite de la Nation, soit, au contraire, tenter de mettre des rustines « pédagogistes » visant à garantir un niveau d’employabilité minimal à tous les élèves en privilégiant les compétences et le savoir être indispensables à leur insertion dans le marché du travail au détriment de l’élévation citoyenne.
Face à cette double impasse, il peut pourtant sembler nécessaire d’essayer d’apporter quelques éléments de réflexion car plus que jamais l’école républicaine doit être l’un des points de départ d’une transformation globale de société, si toutefois elle s’inscrit dans un mouvement de transformation politique globale.

Les évolutions

Le problème de l’école républicaine de 2014 est qu’elle n’a pas su faire face à plusieurs phénomènes agissant en sens contradictoire. Et qu’elle n’a plus rien à voir avec l’école des années 50, 60 ou 70 que beaucoup de nostalgiques aimeraient refonder.
D’un côté, l’école doit faire face à des enjeux essentiels qu’il n’est plus possible de nier :

  •  la massification scolaire et l’arrivée à l’école d’une sociologie d’élèves extrêmement complexe. L’hétérogénéité sociologique en termes d’origine culturelle et sociale se traduisant notamment par une occurrence de lourds handicaps en matière de maîtrise de la langue et de respect des normes sociales, l’évolution des mentalités de jeunes générations abreuvées d’entertainement et de nouvelles technologies, le rejet des formes d’autorité traditionnelle qui met à mal le « magistère » moral du maître, sont autant de facteurs qui bouleversent de manière indéniable le fondement de l’école axé sur la figure du professeur détenteur d’une légitimité immanente tirée de sa maîtrise disciplinaire ;
  • la massification des savoirs avec la nécessité d’ouvrir l’enseignement à de nouvelles disciplines devenues indispensables (les technologies de l’information …) ou tout simplement l’accroissement des masses de connaissance à enseigner (un exemple archétypal : l’histoire-géographie car les transformations majeures du monde depuis 1990 ont considérablement alourdi la discipline et ne peuvent pas ne pas être enseignées) amènent à nous interroger de manière évidente sur les priorités éducatives de l’école. Cela ne signifie nullement qu’il faille galvauder l’enseignement des savoirs fondamentaux, mais en même temps, il n’est pas possible de renforcer les inégalités de dispositions familiales en matière d’accès à des savoirs certes moins prioritaires mais qui participent fondamentalement des inégalités de capital culturel entre élèves ;
  • la ségrégation socio-spatiale du territoire car les inégalités sociales et culturelles ont atteint des dimensions démentielles sous le coup de 30 années de politiques néo-libérales en matière économique, de destruction des services publics et d’une crise du logement qui fait des quartiers populaires des poches de misère où l’école ne joue plus qu’un rôle d’ascenseur social accessoire. Les stratégies scolaires des classes moyennes aisées renforcent cet état de fait par un contournement précoce des modalités de scolarisation à l’école publique et plébiscitent les établissements opérant une sélection par l’argent et socialement homogènes.

Critique des cursus d’élite

Or, d’un autre côté, la France a figé les rapports de production scolaire (au sens marxiste). Les modalités de sélection par le diplôme n’ont jamais été aussi fortes qu’actuellement, état de fait renforcé par l’extrême tension sur le marché du travail. Le fait que des dizaines de milliers de diplômés sortent sans emploi ne remet pas en cause cet état de fait, il l’a simplement déplacé.

Aujourd’hui, ce sont les cursus d’élite qui jouent le rôle de sélection des cadres de demain : les grandes écoles de commerce et d’ingénieur, Sciences Po (ou les bons master 2 de facs de droit) se poursuivant par la réussite des grands concours de la fonction publique. Ces cursus font jouer à plein la compétition scolaire sur la base de critères de sélection qui ont très peu évolué depuis les années 1950 : le langage mathématique et/ou la dissertation académique mâtinée de réflexes de culture générale bourgeoise (connaître un type de références littéraires et culturelles classiques sans forcément avoir de rapport intime avec ces œuvres). Le niveau de sélection à ces concours n’a pas baissé bien au contraire puisque le nombre de places aux concours d’entrée a eu tendance à se resserrer. La sélection s’effectue par l’argent (frais de scolarité), le bachotage intensif (les classes préparatoires) et la maîtrise innée des codes bourgeois dénoncés par Bourdieu (les éléments de langage et la façon de parler, de même que l’habillement sont déterminants dans les grands oraux de concours). Le fait est que ces cursus d’élite sont des repères de reproduction des élites bourgeoises renforcés et reposent sur des stratégies scolaires des parents démarrées dès le primaire.
Ces cursus d’élite ne forment que très marginalement les étudiants aux compétences professionnelles, éthiques et techniques au sein de l’entreprise ou de l’administration. On apprend à être et à paraître dans une posture managériale au sein de laquelle la maîtrise des techniques du métier est considérée comme secondaire.
Je citerai mon exemple personnel assez illustratif : les modalités d’évaluation d’un dirigeant de la Sécurité sociale sont orientées autour de quatre compétences enseignées à l’EN3S (l’école nationale des directeurs de la sécurité sociale, mais cela vaut exactement pour les directeurs d’hôpitaux ou l’ENA) et évaluées tout au long de la carrière d’un agent de direction : compétence managériale, compétence entrepreneuriale, compétence partenariale et (quand même) compétence métier. Ces quatre compétences issues du rapport d’un sociologue néo-libéral visent par conséquent à déconnecter la pratique professionnelle des dirigeants de la Sécurité sociale du fondement métier de la sécurité sociale (à savoir participer à un service public essentiel de couverture des besoins sociaux de la population). Si la notion de service public n’est pas totalement oubliée (c’est quand même une des quatre compétences évaluées), il est cependant martelé que les compétences métiers s’apprennent toujours sur le tas mais qu’en revanche le savoir être, la capacité à prendre du recul et à s’adapter à des postures managériales diverses (aujourd’hui DRH, demain Directeur de l’action sociale) sont des compétences qui ne s’apprennent pas et doivent relever d’une sorte d’ontologie de l’agent de direction. D’où un concours d’entrée très sélectif qui sélectionne un type d’étudiants généralement sortis de Sciences po et enclins à avoir une approche généraliste, abstraite et mesurée de tous types de sujets. Mais surtout une posture personnelle assez stéréotypée, désidéologisée et disons-le bourgeoise.

Pour les autres étudiants voués à jouer des rôles secondaires dans la division du travail social (employés et ouvriers qualifiés) : c’est la faculté qui opère un deuxième type de sélection. Sortant de sa vocation originelle de former des enseignants chercheurs (dans un pays qui n’investit plus dans la recherche) le secondaire et l’université développent des cursus professionnels sur mesure largement financés par les entreprises et visant à créer des étudiants employables rapidement dans les fonctions d’exécution plus ou moins qualifiées : bacs Pro, CAP, IUT, BTS, licences Pro et master 2 professionnels. Il n’y a pas lieu de remettre en cause l’existence même de ces cursus qui proposent des enseignements souvent intéressants d’un point de vue de la qualification professionnelle (à ne pas mépriser) et qui correspondent aussi aux aspirations de certains étudiants d’entrer rapidement dans le monde du travail. Il y a lieu néanmoins de critiquer la mainmise du Medef sur le contenu de ces enseignements où l’élévation de l’esprit critique est réduite à la portion congrue et surtout le fait qu’elle participent d’une fonction de relégation des fonctions d’exécution et/ou manuelles sans espoir de progression professionnelle au sein de l’entreprise. En effet, ces employés qualifiés qui auraient les capacités de progresser dans leur cadre professionnel seront toujours mis en concurrence avec des jeunes loups sortant de grandes écoles avec leur costume-cravate et qui bénéficient en outre du capital social issu du système de cooptation corporatiste des associations d’anciens élèves de grandes écoles.

Enfin, les inemployables, sortis du système scolaire ou ayant fait des cursus jugés inutiles n’ont d’autre alternative que d’accepter les emplois précaires ou dégradants ou à défaut de tomber dans le cadre de l’économie informelle mâtinée de traitement pénal de la misère.

Nous voyons par-là même une sorte de métonymie du mépris de classe à l’endroit du travail manuel (même hautement qualifié) et de la prééminence de l’abstraction bourgeoise au détriment de travail concret prolétarien. Or, ce mépris de classe s’exprime dès le primaire et se renforce dans le secondaire. La sélection par les mathématiques (la voie royale de la section S), la maîtrise des codes formels de la dissertation et même la prééminence des références littéraires classiques au détriment des auteurs contemporains participent de cette pré-sélection des élèves selon leur capacité à entrer dans l’une des 3 catégories ci-dessus alors même que ces savoirs ne rendent compte que de manière partielle et partiale des capacités et de l’intelligence des élèves.

Pistes pour une refondation

Une fois que l’on a fait cette critique, il convient de bien sérier les questions qui se posent et d’avoir des approches claires sur une possible refondation de l’école :

1) Il est indispensable de réhabiliter le rôle de professeur et de lutter pour une revalorisation statutaire de celui-ci notamment dans l’école primaire. Les niveaux de rémunération des professeurs (inférieurs à la moyenne de l’OCDE) doivent être conformes à l’importance sociale de cette profession. Le temps passé à l’école et la question disciplinaire doivent clairement être passés au crible comme facteurs de réhabilitation de l’école comme lieu d’apprentissage sanctuarisé. Bien sûr, il y a lieu de dénoncer la mascarade de l’aménagement des rythmes scolaires. En outre, il serait peut-être souhaitable d’arrêter une fois pour toutes d’envoyer de jeunes professeurs au casse pipe dans les collèges de ZEP et de leur confier des classes en totale autonomie pendant leur année de stage. Mais également, il semblerait nécessaire de bien percevoir que la sélection des enseignants aux concours reste encore largement fondée sur la maîtrise de la discipline enseignée et le respect de la hiérarchie scolaire au détriment du goût réel pour la transmission de savoir à des élèves. Car critiquer le « pédagogisme » ne doit pas pour autant amener à jeter l’opprobre sur la pédagogie et l’amour pour la transmission du savoir, lesquels constituent le petit supplément d’âme qui fait passer le prof au rang de professeur respecté par ses élèves.

2) Un enseignement exigeant et rigoureux des savoirs indispensables à la citoyenneté républicaine (écrire, lire, compter, penser …) n’est pas antinomique avec la question de l’évolution pédagogique et des programmes, si tant est que celle-ci soit envisagée dans le cadre d’une réflexion globale. L’enseignement abstrait, les codes formels de l’enseignement doivent être davantage confrontés à un rapport concret et pratique au savoir.
Un autre exemple personnel assez illustratif : j’ai étudié le violon au conservatoire et y ai croisé de nombreux camarades en échec scolaire dans le système traditionnel mais réussissant dans le cadre de l’enseignement musical au conservatoire. La principale différence est que l’enseignement au conservatoire, pour rigoureux et sélectif qu’il soit, valorise au moins autant l’approche pratique de l’instrument que les savoirs théoriques du solfège en particulier. Il ne s’agit pas d’un système parfait et le conservatoire est critiquable sur beaucoup d’aspects mais il n’exclut pas le plaisir de l’approche pratique de la musique et donc d’un repositionnement des savoirs théoriques dans un cadre concret et collectif. A l’inverse, l’enseignement de la musique au collège est franchement une mascarade et a tout pour dégoûter les élèves de la musique. La suppression de la flûte à bec depuis cette rentrée scolaire pourrait apparaître comme une anecdote dérisoire si elle ne venait illustrer la stupidité d’un enseignement musical fondamentalement dénué de pratique instrumentale.
Concernant l’enseignement de la littérature, l’on pourrait s’interroger sur la façon de développer une approche moins classique et analytique et favoriser le rapport intime des élèves à l’œuvre littéraire. De même, des initiatives comme celle des cours« d’auto-défense intellectuelle » développés par la professeur d’anglais Sophie Mazet ou les initiatives s’appuyant sur l’éducation populaires telles que celles déployées par la MJC de Ris-Orangis semblent être des exemples à méditer de méthodes stimulantes et enclines à favoriser la construction de l’esprit critique au travers d’un détour plus pratique et intime au savoir philosophique.
Concernant les programmes scolaires, il y a lieu de s’interroger sur la manière de régler la question de la massification des savoirs. Peut-être que celle-ci doit nous interroger sur l’importance structurelle de certaines enseignements y compris dans certains domaines absolument tabous. La question de l’orthographe en France prend notamment une dimension colossale et passionnée mais qui révèle peut-être le fait que certaines élites ont du mal à accepter certaines évolutions, car justement elles demeurent des marqueurs sociaux (il suffit de se remémorer des polémiques sidérantes causées par la réforme de l’orthographe de 1990). Or, au travers de l’histoire de notre langue, l’orthographe a toujours été une convention évolutive d’écriture d’un mot qui a, admettons-le, infiniment moins d’importance que les règles grammaticales et syntaxiques qui participent de la maîtrise du langage.1
Enfin, il peut sembler surprenant que personne ne soit dérangé par le fait que l’enseignement des sciences économiques et sociales soit réservé aux filières ES, alors même qu’il s’agit d’une première approche essentielle de la question économique, des institutions politiques et sociales, pourtant essentielles à l’exercice de la citoyenneté …

3) La question pédagogique est toutefois biaisée si les modalités de sélection scolaire n’évoluent pas conjointement et surtout si les modes de sélection des élites restent figés. Remettre en question l’exercice formel de la dissertation (purement française et objectivement en voie de disparition dans le secondaire) est en effet inepte si la sélection aux concours des grandes écoles restent fondés sur cet exercice.
C’est en ce sens que se pose avec acuité la question du bien-fondé des grandes écoles qui, en réalité, donnent le la à l’ensemble du système scolaire et renforcent l’endogamie des élites bourgeoises tout en ayant un coût contestable pour la collectivité. Évitons d’emblée un contresens. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’existence de cursus d’excellence et d’élite et encore moins de préconiser une enseignement au rabais.
Un impératif serait au contraire de réhabiliter le rôle de l’université comme lieu de formation supérieure généralisée, sanctuarisée et disposant de moyens renforcés. Cela n’exclut nullement l’existence de filières plus ou moins longues et de modalités de sélection par concours exigeants incluant davantage de travaux pratiques et reposant sur l’évaluation du projet de l’élève. En tout état de cause, les modalités de sélection des élèves doivent favoriser les savoirs à la sortie et non à l’entrée, ce qui est le cas notamment dans les écoles de commerce où les élèves, un fois passé leur concours d’entrée très sélectif, sont confrontés à un vide sidéral en termes d’exigence intellectuelle. L’enseignement est en effet présenté comme secondaire par rapport à la participation au « réseautage » d’école au sein des « bureaux d’élèves » et autres bureaux des sports.
Il s’agit d’une intuition (peut-être illusoire) mais il est possible de penser que le fait de casser la caste scolaire des grandes écoles créerait un phénomène d’entraînement général sur l’ensemble de la population en redonnant de l’oxygène aux classes moyennes et populaires en matière de progression sociale.
Par ailleurs, l’université doit impérativement capable de capter à nouveau ses excellents éléments, notamment en sciences dures, afin qu’ils soient la future élite intellectuelle de chercheurs dont la France a besoin pour faire face aux enjeux technologiques, environnementaux  et politiques de demain.

4) Cependant, envisager la question de l’école sans poser conjointement la question des conditions sociales des élèves et des moyens que la collectivité veut consacrer à l’éducation n’a évidemment aucun sens. La question scolaire doit s’inscrire dans un cadre de transformation globale de société : le renforcement des budgets de l’éducation et de la recherche, une formation adaptée et une réhabilitation du corps des enseignants, mais surtout une politique économique et sociale encline à casser la ségrégation socio-spatiale qui fige les positions sociales sont des impératifs politiques de première importance sans lesquels l’école ne pourra pas sortir des impasses de l’opposition entre élitistes petits-bourgeois et « pédagogistes » supplétifs du Medef…  Cela s’appelle le projet de République sociale.

  1. La langue espagnole a fait le choix d’une orthographe phonétique (donc aucun Espagnol ne fait de fautes d’orthographe) et pourtant il s’agit d’une langue grammaticalement pure et rigoureuse nécessitant entre autres une maîtrise parfaite du subjonctif imparfait… []
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École élémentaire : la consultation des maîtres sur les programmes 2008

par Tristan Béal

 

Par l’étude de différents écrits ministériels datant de 2013 et 2014 et portant tous peu ou prou sur la réforme des programmes de l’école primaire, nous voudrions montrer le lien logique entre, d’un côté, la réduction du temps d’étude maintenue par MM. Peillon et Hamon et la réforme annoncée des programmes et, de l’autre, la baisse certaine du niveau scolaire des élèves français. Tout cela avec le consentement paradoxal du corps enseignant et dans le cadre d’une politique plus égalitariste que réellement socialiste.

Les maîtres d’école s’expriment sur l’objet de leur mission

En automne 2013 fut menée auprès des enseignants du premier degré une consultation nationale sur les programmes de l’école primaire de 2008. Selon le Rapport de synthèse nationale publié le 3 décembre 2013, cette consultation « a suscité un vif intérêt : toutes les académies ont renvoyé une synthèse et le taux de participation des équipes pédagogiques avoisine 70 % ; on dénombre aussi plus de 2 200 contributions directes. »

Déjà en 2008, les nouveaux programmes avaient été soumis au jugement (après coup) des instituteurs, lesquels très vite s’étaient montrés hostiles à leur encontre. Emblématique en cela avait été la fronde des « désobéisseurs », lesquels avaient refusé de mettre en place les heures de soutien, les évaluations nationales de fin de CE1 et de CM2, et qui jugeaient ouvertement ces programmes comme étant rétrogrades et abrutissants, vu la conception de l’instruction réduite à la mécanisation et à la docilité qui les sous-tendait. C’était battre en brèche les principes pédagogiques des programmes de 2002, nier ces derniers sans même avoir pris la peine de juger sereinement leurs qualités ou défauts, revenir donc à une conception de l’élève « table rase », alors que les écoliers français manquent d’audace intellectuelle et d’esprit d’initiative, pèchent par un cruel manque de confiance en eux-mêmes et d’imagination, comme nous le rapportent régulièrement toutes les évaluations internationales. Enfin, alourdir des programmes alors même que l’on supprimait pour tous les élèves deux heures d’enseignement hebdomadaire, comment ne pas voir là une contradiction évidente ?

Cinq années plus tard, le jugement des maîtres d’école se confirme. Si dans l’ensemble les programmes de 2008 sont jugés « clairs et concis », on déplore principalement la « trop grande densité des contenus » qui est incompatible avec le « temps d’enseignement imparti » (p. 4) et qui empêche « de donner du sens » (p. 5) à ce qui est enseigné. On regrette que ces programmes « lourds » et « denses » (p. 10) soient « déconnecté[s] de la transversalité des apprentissages » parce que « trop technique[s] » (p. 5). De plus, alors que le résultat attendu par M. Darcos de ses programmes était de « diviser par trois, en cinq ans, le nombre d’élèves qui sortent de l’école primaire avec de graves difficultés », le jugement des enseignants est sans appel : « les programmes [de 2008] ne respectent pas toujours les capacités et le rythme d’acquisition des élèves, et seraient donc trop difficiles pour eux. » (p. 4) Conclusion : « les enseignants déclarent vouloir accorder plus d’attention encore aux apprentissages fondamentaux » (p. 5).

Le principal reproche adressé aux programmes de l’ère Darcos est leur caractère transmissif, comme si enseigner consistait à transvaser du savoir d’un esprit plein (celui du maître) à un esprit vide (celui de l’élève) : « On souhaiterait davantage de manipulation, d’expérimentation, de recherche, de réflexion, de raisonnement, de tâtonnement, de découverte, de questionnement et d’observation (par ordre de fréquence de citation) dans toutes les contributions directes et académiques : « les programmes privilégient la mémorisation, la mécanisation des apprentissages, au détriment de la compréhension. Ils induisent un modèle transmissif, une perte de sens » (académie de Limoges). Face aux programmes, les enseignants déclarent être placés de fait en situation d’enseignement frontal, transmissif, alors qu’ils souhaiteraient mettre en place d’autres démarches d’apprentissages » (p. 9). Et enfin, ce jugement sans appel : le caractère transmissif des programmes de 2008 annule ce qui fait l’essentiel de l’enseignement dispensé en primaire, c’est-à-dire la transversalité des apprentissages qui est un gage de sens et d’intérêt pour les élèves : « Pour une majorité de contributions, le modèle transmissif et frontal ainsi que les manques de mises en réflexion engendrent une perte de sens et de transversalité des apprentissages. L’accumulation de contenus, de savoirs, au détriment de la démarche, un cloisonnement des enseignements induisent un recul de l’interdisciplinarité, de la mise en projet (53,57 %). Pour l’élève, à cause de ce mode d’apprentissage, « l’épanouissement n’est plus envisageable » (Nancy-Metz) » (p. 10).

Récapitulons les attentes qui se dessinent de cette concertation automnale qui a permis « pour la première fois dans l’histoire des politiques éducatives de laisser s’exprimer les professionnels sur l’objet de leur mission » (p. 6) :

- la liberté pédagogique des enseignants doit être respectée, ce qui implique que les programmes ne doivent pas, de par leur lourdeur, n’être envisageable que d’un point de vue transmissif ;
- du coup, il faut en revenir à un caractère transversal de l’enseignement primaire « pour la mise en projet et pour donner du sens aux apprentissages » (p. 17) ;
- ce qui implique de repenser la durée hebdomadaire d’enseignement, puisque « c’est le temps d’enseignement qui s’avère la clé des apprentissages réussis et celle d’une prise en compte de l’élève » (p. 10) ;
- ou de recentrer les apprentissages sur les « fondamentaux », ce qui alors serait en contradiction avec cette « dimension culturelle » ou « le développement de la transversalité des apprentissages » que les enseignants « jugent indispensable[s] » (p. 11).

Un premier pas ministériel vers un allégement des programmes en vigueur

En juin 2014 est parue au Bulletin officiel (n° 25) la circulaire n° 2014-081, intitulée « Recommandations pour la mise en œuvre des programmes ». En voici l’introduction :

« Les observations faites lors de la consultation nationale menée à l’automne 2013 sur les programmes de l’école primaire de 2008 doivent être prises en compte. La présente circulaire a pour objectif d’apporter un certain nombre d’indications pour la mise en œuvre des programmes de l’école élémentaire, en attendant leur renouvellement à compter de la rentrée scolaire 2016. »

On est donc loin de la mascarade de consultation menée en 2008 et largement moquée: quelques mois après avoir demandé leur avis aux enseignants, le Ministère rectifie le tir et prend en compte les demandes de ceux qui ont une part prépondérante dans l’instruction publique. Jugeons plutôt :

« Les enseignants ménagent autant que possible des situations de transversalité qui permettent notamment des retours réguliers sur les apprentissages du français et des mathématiques : tous les domaines d’apprentissage donnent lieu à des exercices écrits et oraux réguliers. Cette transversalité donne plus de sens aux apprentissages en créant du lien entre les différents domaines. Accorder de l’importance au sens des apprentissages, c’est revenir sur l’opposition classique entre sens et automatisation : il ne s’agit pas de les opposer, mais de les construire simultanément. La construction du sens est indispensable à l’élaboration de savoirs solides que l’élève, acteur de ses apprentissages, pourra réinvestir. L’automatisation de certaines procédures est le moyen de libérer des ressources cognitives pour que l’élève puisse accéder à des opérations plus élaborées et à la compréhension ».

Les maîtres de cycle 2 (CP-CE1) déploraient que l’enseignement systématique de la conjugaison et de la grammaire ait lieu alors que les élèves ne maîtrisaient pas encore suffisamment la lecture : « Le programme de français est « trop lourd », « hors de portée » (Nancy-Metz) sur tout le cycle 2. On relève majoritairement des difficultés sur les apprentissages de l’étude de la langue à « un moment où les élèves ne sont pas encore des lecteurs aguerris » (Nice). Les élèves ne comprennent pas la notion de conjugaison. De façon plus générale, les notions de français sont trop abstraites pour des enfants de cet âge-là. Les élèves n’ont pas la maturité. Il faut « s’appuyer sur l’oral notamment pour travailler la conjugaison » et mettre « l’accent sur le présent et le futur ». La conjugaison au passé composé au CE1 est « inaccessible ». En grammaire, la démarche proposée est trop explicite (Nice). La nature des mots, le genre et le nombre ainsi que l’accord ne peuvent être acquis par des enfants qui ne sont pas encore en possession de la lecture. Cet enseignement est effectué alors que les élèves ont encore besoin d’apprendre à lire. Il conviendrait de supprimer les classes de mots (Rouen). Les adverbes sont très souvent cités comme « difficiles à enseigner » voire à supprimer (Reims). Ces apprentissages se font au détriment de la lecture. Les notions sont abordées « prématurément » » (p. 18). Dont acte, et le Ministère de préconiser dans sa circulaire : « Afin de préparer les élèves à une réflexion sur la langue, en grammaire, l’étude des propriétés définissant certaines classes de mots (nom, verbe, adjectif, déterminant) est d’abord au service de la maîtrise de l’écriture et de l’orthographe. Elle s’effectue essentiellement à l’aide de manipulations et de transformations, sans objectif de systématisation ». De même : « La première approche des formes verbales vise à faire repérer les ressemblances entre les marques liées au temps ou au sujet. Des situations orales d’entraînement permettent d’en approcher les mécanismes de construction et d’en faire apparaître les régularités. »
Les enseignants du cycle 2 jugeaient les opérations « technicistes », affirmaient que « les élèves « mélangent tout » parce qu’ils apprennent les techniques sans le sens », ils demandaient en conséquence que « les situations problèmes et la manipulation devancent la technique opératoire » (p. 18) ; le Ministère prend en considération cet avis et affirme : « La construction du sens, l’automatisation et la mobilisation des savoirs sont particulièrement complémentaires en mathématiques. Comprendre les différentes opérations est indispensable à l’élaboration de savoirs solides que l’élève peut alors réinvestir. En parallèle, l’automatisation de la connaissance de « faits numériques » augmente considérablement les capacités de « calcul intelligent », où l’élève comprend ce qu’il fait et pourquoi il le fait. La résolution de problèmes permet de donner du sens aux apprentissages et de conforter les compétences dans chacun des domaines mathématiques. »

Les maîtres du cycle 3 (CE2-CM) demandaient « une forte augmentation du temps imparti à la résolution de problème pour donner du sens aux apprentissages dans ce domaine » (p. 22). Le Ministère martèle : « La résolution de problèmes joue un rôle essentiel dans l’activité mathématique. Elle est présente dans tous les domaines et s’exerce à tous les stades des apprentissages. »

Il semblerait donc que cet aggiornamento ministériel concernant les programmes du primaire aille dans le sens des désirs enseignants.

Distorsions dans les attentes du corps enseignant

Revenons au Rapport de synthèse sur la consultation nationale touchant les programmes de l’école primaire. Divers écarts peuvent être pointés, dont :

- un « accor[d] massi[f] » sur « les principes et les objectifs de formation suivants : le programme comme cadre national commun, la réussite de tous les élèves, la formation de citoyens responsables et éclairés » (p. 4) faisant bon ménage avec une demande professorale d’instruction au rabais en quelque sorte et modulable selon les territoires : « Les enseignants demandent que la gestion de l’hétérogénéité des élèves soit intégrée dans les programmes. Des pistes et des propositions de pédagogie différenciée pourraient ainsi être proposées, tout comme des pistes de remédiations possibles. Une différenciation dans le niveau d’exigence serait aussi distinguée. Des objectifs et/ou des repères de compétences intermédiaires, « des objectifs en fonction de la spécificité de l’école » sont aussi demandés » (p. 24) ;

- un « profond attachement » à la « liberté pédagogique » (p. 4) côtoyant une attitude en apparence servile puisque a été exprimée chez les enseignants « une forte demande pour que les programmes soient assortis de documents d’accompagnement et d’application ou encore d’exemples d’activités, voire d’annexes d’aide à l’application des programmes » (p. 5) ;

- une condamnation des programmes de 2008 pour leur trop grande « densité » et « lourdeur » qui entraîne une demande d’« allégement des programmes » (p. 5) et un « retour sur les apprentissages fondamentaux » (p. 10) faisant bon ménage avec le regret exprimé par les instituteurs de « ne pas trouver le temps nécessaire pour ajouter [à leur enseignement disciplinaire] une dimension culturelle qu’ils jugent indispensable ou le développement de la transversalité des apprentissages » (p. 11) ;

- un désir « d’opérer un recentrage sur l’essentiel, sur les fondamentaux, et de faire maîtriser les bases » (p. 12) tout en dénonçant le fait que les « horaires impartis ne [peuvent] satisfaire la volonté des enseignants de « boucler » le programme » (p. 11).

Cette dénonciation, du reste, est à remarquer puisqu’elle s’accompagne d’une demande, certes en creux et adressée subrepticement, à un retour à 26 heures d’enseignement hebdomadaire : « Certains évoquent la réduction du temps de classe à 24 h sans que les programmes n’aient changé. Une fois le temps des récréations décompté, il ne reste plus que 22 h d’enseignement au lieu de 24 h. En conséquence, les enseignants et les équipes de circonscription demandent que les récréations soient « défalquées », « retirées », « enlevées », « non comptabilisées » dans les volumes horaires de chaque champ disciplinaire » (p. 11).
C’est là la principale distorsion mise à jour dans ce Rapport de synthèse nationale : dans un premier temps, on rédige (malgré soi ?) des programmes impraticables, en mettant les enseignants dans l’impossibilité de faire plus ou moins leur métier, puis, une fois que cette constatation et ce sentiment sont bien installés chez eux, les enseignants d’eux-mêmes demandent un allégement des programmes.

Vers une adhésion des maîtres d’école à la démolition de leur métier ?

Lisons la conclusion générale du Rapport (pp. 24-25) :

« Les enseignants déclarent qu’ils veulent des programmes stables et une amélioration de ceux existants sur beaucoup de points, une réduction générale des contenus, mais en aucun cas ils ne veulent de changement brutal.
Les défauts des programmes relèvent majoritairement de leur faisabilité ainsi que de leur conception pédagogique et didactique. Des programmes trop chargés, trop lourds, trop détaillés ou pas assez précis : les réponses montrent que les enseignants sont en difficulté. Ils souhaitent terminer le programme, le « boucler », mais déplorent la conception même de ce programme et le temps dont ils disposent pour le mettre en œuvre.
La volonté de réaffirmer les cycles dans l’écriture des prochains programmes est clairement énoncée : des programmes par cycles, allégés, mieux répartis au cours de la scolarité à l’école primaire dans le cadre du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Le programme pourrait alors devenir le gage d’une scolarité réussie, le garant de l’équité et de l’égalité sociale et scolaire ».

On se souvient que, depuis la loi Jospin de juillet 1989, les programmes reposent sur une politique des cycles : au lieu d’attendre d’un élève qu’il sache quelque chose d’assignable sur une année, avait été décidé que le meilleur atout pour chaque élève était le temps qui lui était alloué et que l’on devait exiger une maîtrise des savoirs enseignés non pas sur une année mais sur deux ou trois, sur un cycle donc. Ce « rousseauisme » pédagogique consistant à voir dans le temps perdu, le temps allongé, un gage de réussite scolaire, s’il est tout à fait pertinent – et, qui plus est, juste (tous les élèves ne sont pas capables d’apprendre au même rythme et la bienveillance du maître lui fait un devoir de se plier au temps de maturation intellectuelle propre à l’élève qu’il enseigne) – a pourtant été le prétexte (involontaire ?) d’un abandon de l’élève à lui-même : il n’arrive pas maintenant à lire, il le saura plus tard, quand bien même ce « plus tard » serait repoussé à la fin de la scolarité obligatoire ! La politique des cycles avec l’abandon du redoublement a eu pour conséquence de laisser des élèves dans leur ignorance en pensant que le temps supplémentaire à eux accordé pourrait de lui-même avoir une vertu pédagogique. La pertinence des programmes de 2008 était de rompre d’une certaine façon avec les cycles puisque, pour chaque année, était posé ce qui devait être maîtrisé par les élèves – repères annuels plébiscités du reste par les enseignants, si l’on en croit la p. 9 du Rapport : « Les découpages par domaines d’enseignement, par cycle et les repères annuels sont majoritairement retenus comme une qualité. 100 % des contributions apportent des réponses positives sur ce point. Les repères d’acquisition et de progressivité ainsi que les repères annuels constituent pour les enseignants de bons outils en complément des programmes (89,28 %). Les découpages, quels qu’ils soient, par cycle, par niveau ou par domaines d’enseignement, constituent des repères que les enseignants apprécient ».
Et pourtant la conclusion générale, comme nous l’avons lu plus haut, en appelle à une volonté « réaffirmée » des cycles dans l’écriture des prochains programmes…

De même, nous avons relevé chez les enseignants ayant répondu à la consultation sur les programmes de l’école primaire un souci certain porté à l’hétérogénéité des élèves, souci allant jusqu’à la demande que leur soient proposées des « pistes et des propositions de pédagogie différenciée, tout comme des pistes de remédiations possibles » (p. 24). Mieux, ces mêmes enseignants, sincèrement attachés à leur liberté pédagogique et au principe laïque d’égalité de traitement de tous les élèves, « expriment le souhait « d’échelles individuelles de progression et non un niveau commun à atteindre » qui serait ou non validé, une forme d’évaluation positive de l’élève » (p. 24). Là encore, comme par miracle, le Ministère écoute la parole magistrale en lançant, toujours fin juin 2014, la conférence nationale sur l’évaluation des élèves. L’avant-propos de M. Hamon est sur ce point on ne peut plus éclairant : « Il y a aujourd’hui urgence à changer le rapport des élèves français à l’erreur, à la faute, à l’échec. Je veux que nous puissions faire évoluer en profondeur notre manière d’évaluer. Tel est l’enjeu des réflexions que je souhaite ouvrir aujourd’hui, dans le cadre d’un grand chantier pédagogique pensant conjointement l’évolution des pratiques d’évaluation des élèves, la définition du nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture, et la refonte des programmes de la scolarité obligatoire ». Tout est donc lié !

Remarquons, en passant, que le raisonnement ministériel en matière de notation repose sur la même prémisse que le raisonnement ayant servi à la justification de la réforme des rythmes scolaires, la prémisse que l’on pourrait appeler « le souci de l’élève fragile » ou, de manière plus polémique, « le souci corinthien de la fausse égalité ».1 Des élèves, trop nombreux, passent leur mercredi à s’abrutir devant la télévision, tandis que d’autres, fortunés (le gouvernement a su jouer sur l’ambiguïté de cet adjectif), visitent des musées, jouent d’un instrument, pratiquent un sport ou vaquent tranquillement, eh bien, coupons tout ce qui dépasse et, au lieu de mener une politique vraiment socialiste en défendant une politique nationale (et non communale) en matière de culture et de sport, ouvrons l’école le mercredi matin et empêchons certains élèves de s’enrichir en famille.

« Les élèves les plus fragiles [...] subissent des évaluations dont ils ne saisissent pas toujours les codes ni les attendus implicites, contrairement aux élèves les mieux pourvus culturellement, qui acquièrent ceux-ci en dehors de l’École » ; dont acte : supprimons la « note-couperet » (sans « abaisser le niveau d’exigence », cela va sans dire) au lieu justement que l’école donne à tous les élèves ces codes et ces attendus implicites.
Il est donc à craindre que la mise en œuvre de « pratiques évaluatives réfléchies, explicites, claires et justes » soit galvaudée comme la mise en place des cycles par M. Jospin : de même que, comme nous l’avons vu, la politique des cycles a permis (bien malgré elle, peut-être) que les élèves connaissant des difficultés scolaires aient le même sort qu’Ulysse et errent, sous prétexte de prendre leur temps, sur une mer scolaire sans jamais accoster au port du savoir, ainsi la volonté ministérielle d’adoucir la notation risque de ne plus rien rendre assignable et de confiner à un égalitarisme de bien mauvais aloi, finalement tout à fait méprisant pour ceux-là mêmes dont on prétendait avoir souci, c’est-à-dire les élèves faibles et scolairement à la peine.

Mais les enseignants étaient demandeurs d’une telle réforme de l’évaluation : le moyen alors de ne pas les satisfaire ? Et dans quelques années sans doute on se demandera pourquoi le niveau des élèves aura encore baissé.

La réforme des rythmes scolaires, clé de voûte de la destruction ministérielle de l’école républicaine

On s’est étonné que, dès son accession au ministère de l’Éducation nationale, M. Peillon ait lancé sa réforme des rythmes scolaires ; on disait qu’en matière d’instruction publique il y avait bien d’autres priorités, comme le recrutement et la formation initiale et continue des maîtres, leur remplacement en cas de maladie, le nombre d’élèves par classe, les programmes, etc, etc. Or, même s’il s’agit de ne pas donner dans le mouvement rétrograde du vrai et de poser des ponts là où finalement seul le hasard, ou l’impéritie, est à l’œuvre, force est de constater que maintenir la diminution du temps hebdomadaire d’enseignement ne pouvait avoir comme conséquence logique qu’une « réduction générale des contenus », qu’un « recentrage sur l’essentiel, sur les fondamentaux » « en dégageant du temps d’enseignement sur d’autres apprentissages », voire en « report[ant] ces enseignements sur les temps périscolaires », comme le demandent eux-mêmes les maîtres d’école. Quand on sait que la réforme des rythmes scolaires s’accompagne d’une municipalisation de ce qui n’était jusqu’à présent que la prérogative de l’État, on mesure combien le Ministère est à l’écoute de ses enseignants.

Sur le site de Sauver les lettres, on peut lire des extraits d’un Rapport remis en 1998 par M. Ferrier, inspecteur de l’Éducation nationale, à Mme Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire – et notamment celui-ci : « on ne peut s’étonner de déficits d’apprentissages quand le temps de travail est réduit, surtout quand il n’y a aucun relais extrascolaire ». En juin 2014, dans sa lettre adressée aux enseignants et vantant les bienfaits de la réforme des rythmes scolaires, M. Hamon écrivait : « Vous m’avez souvent dit à quel point ce sont les élèves les plus défavorisés qui ont besoin de plus d’école. Pour tous ces enfants, plus d’école, cela ne veut pas dire plus d’heures d’enseignement, mais une meilleure répartition de ces heures. C’est précisément ce à quoi visent les nouveaux temps scolaires ». On ne saurait mieux mesurer le fossé qui s’est creusé au sein même des socialistes en une quinzaine d’années : à présent, un ministre encarté au PS peut sans vergogne persévérer dans l’amoindrissement du temps d’étude et même renvoyer l’école à l’extérieur d’elle-même en transférant aux municipalités des missions qui jusqu’alors relevaient de la seule instruction publique. Même si M. Hamon a en un sens raison, en ce que le plus important n’est pas le temps passé sur les bancs de l’école mais ce que l’on y apprend et comment le maître y enseigne, il n’en reste pas moins que l’on ne peut que s’étonner de la réduction systématique du temps dévolu à l’étude dans les écoles françaises depuis un siècle.
Comparons, en effet, les horaires de français tels qu’ils étaient en 1923 et tels qu’ils sont à présent selon les programmes de 2008. Si l’on part sur la base d’une année scolaire comptant 36 semaines, un élève ayant accompli sa scolarité selon les programmes de 1923 aura reçu en 5 ans 2 538 heures d’enseignement en français; un élève des programmes de 2008 en aura, lui, reçu seulement 1 584 heures : la perte est donc de 954 heures, c’est-à-dire près de 40 semaines d’enseignement de 24 heures hebdomadaire d’école, soit un peu plus d’une année scolaire. On se dit tout de même que plus d’école au sens de plus d’heures d’enseignement pourrait finalement avoir une certaine efficacité.

Seule la parution des nouveaux programmes du primaire au premier trimestre de 2015 validera ou non les inquiétudes dont nous avons fait part dans cet article. Comme on peut le lire sur le site du Ministère, la remise par le Conseil supérieur des programmes (CSP) des propositions de programmes de l’école élémentaire sera suivie par une consultation des enseignants : nous aurons donc tout loisir de faire part de nos inquiétudes, s’il y a lieu… D’autant plus que, comme il l’est écrit dans la Charte des programmes rédigée par le CSP : « les enseignants et tous les acteurs de l’éducation doivent être pleinement associés à des procédures transparentes d’élaboration des programmes, avoir connaissance des motifs des choix effectués comme des perspectives d’évolution ».

 

  1. Les Grecs racontaient cette histoire de Périandre, tyran au départ trop doux et qui, voulant affermir son pouvoir, était allé demander conseil à Thrasybule de Milet, lequel, silencieusement, avait conduit son visiteur devant un champ de blé et en avait fait couper tous les épis qui dépassaient. []
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"Sur le chemin de l’école", de Pascal Plisson

par Brigitte Remer

 

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

« On oublie trop souvent que l’école est une chance. Dans certaines régions du monde,  le chemin de l’école est un parcours du combattant, et le savoir, une conquête. Chaque matin, parfois au péril de leur vie, des enfants héroïques s’engagent sur le chemin de la connaissance. Ces écoliers sont les héros de leur propre histoire, de vraies histoires ». Ces mots ouvrent le film, prélude aux histoires de vie de quatre adolescents vivant dans des régions décentrées, que la caméra suit. Pour se rendre à l’école et construire leur avenir, pour changer de vie, il leur faut affronter la nature, splendide mais rude, et se dépasser.
Le film entrecroise les parcours de Jackson au Kenya, Zahira dans l’Atlas marocain, Carlos de Patagonie et Samuel du Golfe du Bengale. Ils se préparent, au petit matin, et prennent le chemin de l’école, nous le prenons avec eux. Ces enfants ont une détermination hors du commun, et fournissent d’immenses efforts pour s’inventer un avenir.

Jackson : à onze ans, Jackson et Salomé sa petite sœur, parcourent quotidiennement quinze kilomètres, marchant plus de deux heures, matin et soir, au milieu de la savane kenyane où ils vivent avec leurs parents, chercheurs de charbon. A 5h 30 du matin ils sont prêts à partir, mais avant, Jackson a creusé le sable pour chercher l’eau, lavé son uniforme pour le lendemain, réparé ses sandales. Il répète l’itinéraire à emprunter avec son père, toujours inquiet, et qui prodigue les dernières recommandations : « Que mes enfants reviennent plus forts, plus vaillants et instruits ! Je vous bénis » leur dit-il. La route est longue, les enfants chantent pour se donner du courage, Salomé fatigue, son frère la presse. « Marche plus vite, c’est dangereux ici ; dépêche-toi, c’est moi qui lève le drapeau ce matin, je ne peux pas être en retard ». La caméra les accompagne et traverse avec eux l’immense savane blonde, témoignant de leurs inquiétudes, des rythmes de leur marche, du bidon d’eau qui se renverse, des barrissements d’éléphants qu’il faut à tout prix éviter en contournant les acacias, des girafes qu’ils croisent.

Zahira : une journée entière de marche dans les montagnes escarpées de l’Atlas est nécessaire à la jeune fille âgée de douze ans, pour rejoindre son internat. Vingt-deux kilomètres à faire et quatre heures de marche, tous les lundis matins. La caméra suit Zahira dans sa vie quotidienne, lavant le linge à la rivière, chantant le Coran, faisant ses exercices de calcul, filant la laine avec sa grand-mère qui l’encourage : « Tu ne seras pas comme nous, on était scolarisées à la mosquée avec les sourates pour programme, tu deviendras quelqu’un d’instruit, tu comprendras mieux la vie ». Sac au dos, elle s’élance, une poule sous le bras, provoquant les douces moqueries de Zeineb et Nora, les amies qu’elle retrouve en plein désert et qui font route avec elle. Mal aux pieds pour l’une, massage, essoufflement, découragements. Quand elles débouchent dans la plaine et tentent de faire du stop, c’est une remorque pleine de moutons qui les ramasse. A l’arrivée, Zahira troque sa poule contre des gâteaux, au marché, avant d’arriver enfin et de poser les affaires au dortoir, prenant des nouvelles des autres : Férial ne reviendra pas lui dit-on, sa mère a renoncé à la scolariser.

Carlos : il a douze ans et vient retrouver son père, gardien d’un grand troupeau de chèvres, qui lui remet un ruban talisman, pour le protéger ; ensemble, entre hommes, ils boivent le maté. Pour rejoindre l’école, Carlos est accompagné de sa jeune sœur, Mikaëla, placée sous sa responsabilité ; tous deux ont à parcourir, deux fois par jour et quel que soit le temps, dix-huit kilomètres à cheval dans les plaines de Patagonie. Une heure trente de chemin caillouteux sur lequel le cheval glisse et s’épuise. Pour celui qui ne fait pas la route, la beauté des paysages est à couper le souffle. Carlos et sa sœur, cramponnée à l’arrière, font une pause au même endroit, tous les jours, là où ils ont construit un petit autel de pierre et où Mikaëla fait sa prière pendant que le cheval se désaltère. « Carlito, laisse-moi conduire, sois gentil » négocie la petite sœur ; « surtout ne dis rien à maman !» répond Carlos ; et Mikaëla est fière de tenir les rênes à son tour. A leur arrivée à l’école, ils filent vite dans leurs classes où le maître a déjà commencé la leçon.

Samuel : âgé de treize ans, c’est le dernier enfant qu’il nous est donné de suivre. En fauteuil roulant, il cumule les difficultés. Sa mère termine une séance de kiné, éprouvante pour le garçon. Né dans le Golfe du Bengale, il doit faire quatre kilomètres pour rejoindre sa classe de 6ème, tiré et poussé par ses deux petits frères Gabriel et Emmanuel, pendant plus d’une heure et quart, dans un fauteuil brinquebalant. La route est chaotique et les deux enfants ont du mal à piloter le vieux fauteuil, ils s’embourbent, s’attrapent, paniquent et réparent la roue qui a crevé, tout en riant et se racontant des histoires. L’arrivée en ville s’inscrit en contraste avec le silence des cailloux : bruits de circulation, motos pétaradantes, couleurs. Samuel est attendu, comme un prince, dans son école où tous le prennent en charge, et la leçon de mathématique peut débuter.

La route est longue pour ces enfants qui arrivent à destination dans leurs écoles et dans leurs classes respectives, sans se départir de leur sourire ni de leur envie d’apprendre. « Dieu merci, il n’y a pas eu d’accident aujourd’hui » dit l’instituteur. L’immensité d’une nature, belle et sauvage tout autant qu’agressive, la rudesse de la vie et la mise en danger des enfants, contraste avec leur joie de vivre. Jackson est arrivé à temps pour le lever au drapeau dont il est ce jour-là, maître de cérémonie. Tous ont une motivation d’acier et déplacent chaque jour, des montagnes : « Qui a dit que c’était facile d’étudier ? » réplique l’un d’entre eux. Ils nourrissent les mêmes rêves d’avenir que tous les enfants du monde : « Quand j’aurai fini mes longues études, j’aurai un bon travail » dit Jackson. Je me vois pilote, je veux voler, visiter d’autres pays ». Zahira veut être médecin et aider les autres : « que les filles ne renoncent jamais à étudier » dit-elle. Carlos doit entrer à l’internat, et veut vivre sur les terres où il est né, Mikaëla sera maîtresse d’école. Samuel qui, dans son malheur exprime sa chance : « d’habitude, on n’envoie pas les enfants comme moi à l’école » poursuit ses études avec brio, pour devenir docteur : « Je veux être quelqu’un de bien » affirme-t-il, donnant ainsi le change.

Petit regret du film, la langue française exclusive qui en fait perdre la saveur originale, heureusement rattrapée par les images. Mais ne boudons pas le plaisir de l’émotion ni de la tendresse, d’autant que le film de Pascal Plisson, – auteur d’un documentaire remarqué, Massaï, les guerriers de la pluie – a pour but de soutenir financièrement ces enfants et leurs proches, par l’attribution de bourses qui leur permettent de poursuivre leurs études et de réaliser leurs projets professionnels.

Sur le chemin de l’école
Réalisateur : Pascal Plisson
France. 2013
Durée : 1h 14
Distributeur : The Walt Disney Company (France)

Acheter le DVD permet de contribuer à la scolarisation des enfants. Et aussi Sur le chemin de l’école, livre de Marie-Claire Javoy, publié chez L’Editeur. Site de l’association : http://www.surlechemindelecole.org/