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« Si je suis réticent, voire opposé au wokisme, suis-je de droite ? »

Janet-Lange dit Ange-Louis Janet, La République. Musée Carnavalet, Paris.

Pourquoi cette rubrique « Réarmer la gauche sociale et républicaine » ?

Depuis dix ans, nous assistons à la confrontation entre une « gauche » wokisée d’une part, l’extrême centre et l’extrême droite d’autre part. Pris dans cette tenaille, les héritiers de la République sociale peinent à exister. La « gauche » branchée (sur les États-Unis) se contente désormais des combats culturels ou « sociétaux » : redéfinissant le sens et la portée des combats antiracistes et féministes, désormais coupés de toute interpellation du capitalisme et, plus généralement d’un ordre économique ainsi naturalisé, la gauche américanisée pratique le consumérisme identitaire et la concurrence victimaire. Partant, elle peine à cacher son embourgeoisement et sa prolophobie au profit d’une vision communautariste et identitariste de la société. Les valeurs de laïcité et de République sont ainsi abandonnées à l’extrême centre et l’extrême droite qui privilégient eux aussi le terrain sociétal, trop heureux qu’ils sont d’esquiver les enjeux économiques et sociaux. « Wokes » et « antiwokes » tiennent alors le haut du pavé de l’actualité où, désormais, l’outrance le dispute aux questions picrocholines. Cette rubrique se propose de desserrer cet étau mortifère pour la gauche en réarmant, du point de vue des valeurs historiques de la République sociale, les militants de terrain qui, dans leurs organisations politiques, syndicales ou associatives, doivent affronter les pratiques d’intimidation militante et une forme de terrorisme intellectuel. Ce faisant, il s’agit de reprendre à la droite les valeurs que la gauche culturelle a bradées et de réarticuler, comme elles le furent pendant très longtemps, les luttes sociales, féministes, antiracistes et, plus récemment, écologiques.

 

« Le mouvement de 1995 a vu deux logiques s’affronter : une gauche traditionnelle, derrière le mouvement ; et l’autre réformiste, qui disait : on ne peut pas continuer comme ça. Est-ce qu’il est raisonnable pour une société d’accepter la retraite à cinquante-cinq ans pour les employés de la SNCF ? »
Daniel Cohn-Bendit, ex-leader de Mai-68, député européen, 1996.

 

Parce que je le vaux bien.
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Cette question, tout militant sincèrement de gauche se l’est posée au moins une fois. Il faut dire que ce dernier, s’il suit l’actualité, peut être intimidé par les termes du débat public. D’un côté, des personnes qui prétendent monopoliser les combats féministes et antiracistes, avec force polémiques sur les barbecues écocidaires, la vie sentimentale agitée de tel ou tel homme politique, la recrudescence de « l’islamophobie » ou encore la « cancel culture ». Cette liste est bien entendu non exhaustive, tant l’imagination de nos professionnels de la représentation semble être infinie. De l’autre côté, l’antiwokisme est une hydre à au moins deux têtes.

L’extrême centre s’est accaparé la défense de la République et de la laïcité, courant « Printemps républicain » de Bouvet, Valls et Macron. L’extrême droite, quant à elle, défend la « civilisation française » contre les menaces du « grand remplacement » islamique. Pris dans ce feu croisé, l’héritier de la République sociale est désemparé. Féru d’économie, de sociologie et de géopolitique, il est souvent accablé par des querelles picrocholines dans lesquelles l’outrance le dispute à la mauvaise foi. L’outrance : le « beauf » honni par la petite bourgeoisie intellectuelle menace la planète par son goût du barbecue ; mauvaise foi : le wokisme n’existe pas, tout comme l’intersectionnalité et la cancel culture ne seraient que des sujets de « panique morale » de la part des hommes blancs hétérosexuels de cinquante ans et plus.

Les combats néoféministes et néoantiracistes servent désormais à ringardiser, donc à disqualifier, les militants plus aguerris et porteurs d’une culture politique héritée d’une période où le marxisme tenait le haut du pavé.

L’accusation de dérive droitière est utilisée très fréquemment dans les organisations politiques et syndicales où l’entrisme woke fait des ravages. Revendiqués par les « jeunes générations », les combats néoféministes et néoantiracistes – nous reviendrons sur les raisons de l’usage du préfixe néo – servent désormais à ringardiser, donc à disqualifier, les militants plus aguerris et porteurs d’une culture politique héritée d’une période où le marxisme tenait le haut du pavé. Il ne faut pas être dupe : la ressource américaine est aussi un instrument de conquête des positions de pouvoir au sein des organisations ; l’intimidation morale et intellectuelle n’est pas rare : « comment, tu oses me critiquer, toi l’homme blanc cinquantenaire avec ce que tu as sur la conscience ? » lancent ces néomilitants qui savent manier la culpabilisation mieux que la sainte Inquisition. Les interpellés doivent alors faire acte de repentance pour des actes et des mots racistes ou sexistes qu’ils n’ont jamais commis ou prononcés. Les plus réticents à ce maoïsme 2.0 sont excommuniés, voire diffamés.

C’est que la culpabilité n’est pas individuelle, mais collective : vous appartenez au groupe maudit des hommes blancs, par conséquent, vous êtes comptable de ce que des hommes blancs ont fait depuis 1492… Si jamais vous avez l’audace de répondre, on vous raillera comme un « pauvre petit blanc » qui a l’outrecuidance d’inverser la situation victimaire[1]. Au pays des wokes, il y a des victimes et des bourreaux par essence. Si vous protestez, c’est que votre « fragilité blanche » structure votre inconscient raciste et/ou que votre « masculinité toxique » vous pousse inconsciemment à des propos sexistes. C’en est fini de la discussion argumentée, place à l’autocritique à la chinoise (« check your privilege ») sous le regard sévère, sinon impitoyable, des jeunes générations.

De la petite bourgeoisie intellectuelle déclassée et radicalisée

Cette violence symbolique repose pourtant sur un véritable coup de force qui redéfinit profondément ce que signifie être féministe ou antiraciste, conformément aux canons néopuritains de l’Amérique du Nord. C’est, de notre point de vue, ce qui rend les petits-bourgeois wokes antipathiques pour ne pas dire insupportables. Ils prennent leurs aînés pour des canards sauvages aurait dit Michel Audiard (encore un homme blanc, diront-ils). Ainsi du féminisme ; leur conception agonistique du féminisme est doublement située : spatialement et socialement. Spatialement : comme l’a montré Emmanuel Todd, le rapport entre les sexes (pardon, les genres) est nettement plus tendu outre-Atlantique qu’en France. Socialement : le néoféminisme est petit-bourgeois et ne concerne en rien les problématiques des classes populaires (ni même d’ailleurs de la grande bourgeoisie !) où les enjeux de survie l’emportent sur l’impératif de l’écriture inclusive (nos sociologues wokes, complètement sociocentriques, ne connaissent pas les rapports différenciés à l’oral et à l’écrit des différentes classes sociales).

Un tel constat a poussé la philosophe américaine et féministe Nancy Fraser à plaider en faveur d’un « féminisme pour les 99 % ». Elle écrit avec deux collègues :

« Le féminisme que nous construisons rejette les demi-mesures et veut s’attaquer directement aux racines capitalistes de la barbarie qui s’étend. Il refuse de sacrifier le bien-être de la majorité pour protéger la liberté d’une minorité et se concentre sur les besoins et les droits de la majorité – les femmes pauvres et les femmes de la classe ouvrière, les migrantes et les racisées, les femmes queer, en situation de handicap, ainsi que celles encouragées à se considérer comme faisant partie de la « classe moyenne » alors qu’elles sont exploitées par le capital. »[2]

On touche ici au tour de passe-passe auquel se livrent les wokes : ils universalisent indûment une définition particulière du combat féministe – mélange de délation sur les réseaux sociaux et d’androphobie – qui leur permet à eux et eux seuls de conquérir des places. Par exemple, que diront-ils lorsque tous les porte-parole et dirigeants des partis et des syndicats seront des femmes ? Comme en a fait l’expérience l’auteur de ces lignes, si vous leur faites observer que l’on s’éloigne de plus en plus de la parité, on vous rétorquera que ce n’est que justice étant donné les dix mille ans (ou plus) de « patriarcat ». Car une autre caractéristique du wokisme est sa tonalité profondément revancharde, sinon haineuse. L’heure des comptes aurait sonné, et dans cette comptabilité des plaisirs et des peines, « l’homme blanc ne pourra jamais avoir raison contre une arabe ou une noire », dixit l’inénarrable Maboula Soumahoro, elle aussi directement branchée sur les États-Unis. Toute personne normalement constituée voit immédiatement la teneur sexiste et raciste d’un tel propos. Pas les wokes qui adorent les identités bien fermes et fermées.

Pourtant, comme nous le verrons régulièrement dans cette rubrique, nombreuses et nombreux sont ceux qui se refusent à valider de tels délires essentialistes et inquisitoriaux. Non seulement existent historiquement des féminismes, mais aussi il y a des militantes qui, en dehors de la minorité bruyante qui peuple les universités, les médias et la politique, refusent le chemin de la guerre des sexes, pour ne pas dire de la guerre civile. On aborde ici un point capital : les wokes jouent de l’import-export, mais de façon très sélective. Ils tendent à imposer l’idée selon laquelle leurs combats, dans la forme comme dans le fond, ne souffriraient aucun concurrent, aucune critique, autrement dit qu’ils feraient consensus. C’est faux et archi-faux. Nous entendons montrer ici que même en Amérique du Nord, ces idées sont vertement critiquées par des intellectuels et des militants qui sont aux antipodes du trumpisme, cet épouvantail bien commode des wokes. Non, ces critiques viennent du camp socialiste et/ou marxiste !

Autrement dit, il existe une critique de gauche de ce féminisme et de cet antiracisme aussi identitaires que petit-bourgeois. On comprend les wokes français : lorsque l’on veut naturaliser un arbitraire, mieux vaut laisser de côté ses concurrents. Ce coup de force symbolique est cependant intellectuellement mortifère : lire un Adolph Reed Jr, un Touré Reed, un Cedric Johnson, un Vivek Chibber ou les sœurs Fields est autrement plus stimulant sur le plan intellectuel que la litanie des fatwas wokes. Dans cette rubrique, nous traduirons les articles les plus incisifs, ferons des recensions des livres marquants écrits par ces intellectuels nord-américains avec lesquels nous avons eu la chance de nous entretenir[3]. L’objectif : ne plus s’en laisser compter et se faire intimider par les wokes à la pensée aussi filandreuse qu’agressive.

Ce qui vaut pour le combat féministe vaut aussi pour le combat antiraciste et justifie que l’on affuble du préfixe « néo » les luttes wokes. Nous avions dans ces colonnes, il y a deux ans maintenant, souligné les apories du néo-antiracisme, travaillé inconsciemment par des schèmes racistes, mais inversés.[4]  Le détournement d’œuvres comme celle de Fanon, dans le but de cautionner des propos d’une bêtise ahurissante, est à cet égard particulièrement scandaleux ; Fanon était un universaliste et pensait comme Romain Gary, l’auteur de Chien blanc :

« Cette dialectique, je la refuse absolument. Je la récuse absolument et totalement. Les Noirs ont connu l’esclavage dans des conditions abominables donc ils auraient le droit d’être racistes. Ce qui me vaut pas mal d’inimitié parmi les Noirs américains. Je m’en contrefous. Les représailles racistes au nom du racisme sont la connerie la plus dégueulasse que l’Humanité ait jamais connue. Noirs, Jaunes, Tchèques ou Gréco-latins, c’est un raisonnement que je n’accepte pas. Quand vous avez été victime du racisme, votre premier devoir est de ne pas être raciste[5]. »

Fanon, comme Gary, espérait la sortie des schèmes racistes qui abîment les deux termes de cette relation de domination, le colonisé et le colon, et ne se serait jamais contenté d’inverser la polarité de cette relation sociale toxique[6]. Il suffit de relire Peau noire, masques blancs pour comprendre combien les wokes sont aux antipodes de celui qu’ils considèrent comme un maître à penser. Mais l’ont-ils seulement lu ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit seulement de trouver une caution intellectuelle prestigieuse à des discours pauvrement manichéens et revanchards.

Les wokes se moquent bien de l’égalité, lui préférant le terme de « diversité ». Une société inégale ne les gêne pas du moment que tout un chacun – en fait, les femmes et les « non-blancs » – puisse occuper la place de privilégié.

Florian Gulli a récemment mené une critique acérée du néo-antiracisme qu’il accuse même d’avoir trahi les antiracistes canal historique avec des pseudo-notions comme celle de « privilège blanc ». Est-ce que ne pas faire se contrôler au faciès toutes les dix minutes est un « privilège » ? « Certainement pas » rétorque-t-il ! C’est un droit, sauf à espérer que tout le monde se fasse arbitrairement contrôler au faciès. De même, pourquoi utiliser le mot de « discrimination » alors que l’on parle à l’évidence d’inégalités devant le droit ? La raison en est aussi simple que fondamentale : les wokes se moquent bien de l’égalité, lui préférant le terme de « diversité ». Une société inégale ne les gêne pas du moment que tout un chacun – en fait, les femmes et les « non-blancs » – puisse occuper la place de privilégié. On arrive ici au cœur du non-dit du wokisme : son adhésion honteuse au néo-capitalisme financiarisé et consumériste.

On l’a dit, ces militants pratiquent le consumérisme identitaire : à les lire, on a l’impression qu’il s’agit de rivaliser dans la mise sur le marché d’identités toujours plus restreintes, voire minuscules, considérées sous un prisme victimaire. Le woke ne rassemble pas, il divise. Il est centrifuge là où le vieil universalisme rationaliste et républicain était centripète. La concurrence victimaire fait alors rage, car, pour l’emporter sur ce marché, il faut montrer que l’on est plus victime que son voisin afin d’obtenir des réparations ou des droits particuliers. La vie publique devient alors un concours de chouinage entre « identités blessées ». Me, myself and I est un slogan woke : l’incapacité à se décentrer est une autre de ses marques de fabrique. Le wokisme est le contraire de la démarche sociologique qui consiste à aller vers l’Altérité pour la comprendre. Le woke ne comprend pas, car il est animé par la « manie de juger » (Marc Bloch). Le woke se croit une avant-garde alors que 90 % de la population s’en moque (s’en woke ?).

Une avant-garde en toc

En effet, le woke nous prend pour des débiles : il faut qu’il pratique sur nous, atteints que nous sommes de scoliose raciste et sexiste, une orthopédie morale. Dans ce camp de redressement à ciel ouvert, les libertés périclitent, comme l’a fait remarquer le magistrat François Sureau[7]. Là encore, wokes et antiwokes se donnent la main pour considérer les gens ordinaires comme des mineurs irresponsables. Autre trait caractéristique du woke : la prétention. La modestie ne l’étouffe pas. Il détient le monopole du Vrai et du Bien. Il se voit en Zorro de la « justice sociale » – notion qui a été complètement détournée de son sens initial de recherche de l’égalité – vis-à-vis de personnes qui ne lui demandent absolument rien. Le woke veut faire le bonheur (sic) des gens sans ou malgré eux. On a toujours envie de leur poser la question : « Mais tu te prends pour qui ? », « Qui es-tu pour sommer les gens d’arrêter de faire des barbecues ? Pour qui te prends-tu pour juger de la vie sentimentale, même agitée, de tel ou tel homme politique ? D’où tires-tu ton autorité pour te permettre de m’insulter de raciste ou de sexiste ? Es-tu membre d’une Église pour te permettre de me sermonner ? », etc.

Il s’agit de questions simples, mais dévastatrices, car l’imposture apparaît alors au grand jour. Les wokes n’ont de pouvoir que celui qu’on leur concède. Certes, ils occupent des positions privilégiées de manipulateurs de symboles et de producteurs de discours qui leur permettent de conférer à leurs délires une certaine forme d’ubiquité, d’autant plus que l’économie des médias fait que ces derniers recherchent le buzz et le clash. Mais il faut ne pas oublier qu’il ne s’agit que de quelques milliers de militants. Sandrine Rousseau a fait 800 voix lors du congrès EELV. Certes, nul n’est prophète en son pays, mais quand même… Sociologiquement, les wokes ne sont que poussière. Une poignée d’excité.e.s[8] dans les facs, dans les médias, dans la politique ne changera pas la face de l’Histoire.

Mais alors, pourquoi leur consacrer une rubrique ? En premier lieu parce que les wokes sont le symptôme de l’embourgeoisement des mondes de la représentation (politique, syndicale, associative). Marx appelait cela le crétinisme et, en termes plus sociologiques, on parlera de fermeture du champ politique sur lui-même. Le devenir d’un « mouvement » comme LFI en est exemplaire, comme l’auteur de ces lignes a pu en faire l’expérience. Le projet de 2017 était celui d’une gauche résolument critique de l’Union européenne, populaire, universaliste. L’entrisme woke a contribué à faire abandonner la mère de toutes les batailles – l’Europe – pour se vautrer dans des polémiques affligeantes (« l’affaire Taha Bouhafs », « l’affaire Coquerel », « l’affaire Quatennens », la légitimité douteuse des comités pour lutter contre les « violences sexistes et sexuelles ») regardées avec consternation par le « peuple de gauche ».

Les coucheries, les dragues lourdes et les gifles conjugales rythment l’actualité de la gauche, dans un exhibitionnisme et une impudeur qui laissent pantois. Tout cela donne une image pathétique de l’engagement politique. La personne-limite de cet abaissement de la vie publique est Sandrine Rousseau qui se sert, sur un plateau de télévision, de la vie sentimentale agitée de son concurrent pour l’emporter lors du congrès d’EELV à venir. Cette passionaria, soutenue par une poignée de militantes radicalisées, est devenue le repoussoir d’une gauche qui veut parler aux classes populaires et pas seulement aux bobos des métropoles.

C’est qu’en second lieu, pour être peu nombreux, ils n’en exercent pas moins leur violence symbolique dans des lieux cruciaux. Partant, ils contribuent à décrédibiliser la gauche de gauche, qui n’est certainement pas le gauchisme. Les wokes, persuadés de leur importance et de leurs croisades à base de moraline, ont des effets politiques, mais pas ceux qu’ils pensent. Par exemple, ils exercent des effets d’éviction de militants qui refusent de résumer la gauche aux combats « sociétaux ». Cette gauche old school, qui refuse le saucissonnage des luttes en autant de postes et de fromages à conquérir, prend la tangente non sans avoir subi railleries, moqueries ou mises sur la sellette. Partant, nous sommes en train de vivre une véritable rupture dans la transmission de la mémoire militante. Les jeunes générations disent ne plus rien à avoir à apprendre de la longue histoire populaire et des luttes féministes et antiracistes qui lui étaient consubstantielles. Les wokes sont des « créateurs incréés » comme disait Bourdieu : « je suis radical et supérieurement intelligent, donc je n’ai rien à apprendre des luttes passées ». Le woke s’auto-engendre, ce qui est l’aboutissement logique de ses idées. Il ne doit rien à personne. Le woke est un individu autonome et souverain, sauf qu’à la différence de l’Homo oeconomicus, il s’ébroue sur le terrain identitaire. Le woke est le narcisse contemporain. Le woke a un melon qui ne passe plus les portes parce qu’« il le vaut bien ».

Au fond, le wokisme est le dernier avatar de la gauche petite bourgeoise intellectuelle qui, dès les années 60 déjà, trouvait le « social » ringard.

En troisième et dernier lieu, la critique acérée du wokisme peut servir d’anamnèse des valeurs que la gauche sociétale ou woke a bradées, souvent au profit de l’extrême centre et de l’extrême droite. On n’en finirait pas d’en faire la liste : nation, souveraineté, laïcité, égalité (sociale, non la diversité ou la fumeuse « égalité des chances »), universalisme, liberté d’expression, tolérance, etc. Au fond, le wokisme est le dernier avatar de la gauche petite bourgeoise intellectuelle qui, dès les années 60 déjà, trouvait le « social » ringard. Il s’agissait alors pour les intellectuels organiques des « nouveaux mouvements sociaux » comme Alain Touraine de disqualifier la critique sociale pour mieux embrasser le « sociétal » et la « qualité de vie ». Aux oubliettes Marx et les syndicats ! Classes moyennes en ascension et fonctionnaires enfourchaient, toujours en parlant au nom de tous, les thèmes des loisirs, de l’écologie, etc. Les adversaires étaient le PCF et la CGT, trop ouvriéristes, donc staliniens et vulgaires, à leur goût.
Bourdieu définissait le petit-bourgeois comme celui « qui se fait petit pour être bourgeois ».

C’est à moitié vrai, car ce qui caractérise cette fraction de classe est de se penser (beaucoup) plus grande et représentative qu’elle n’est. Elle s’enivre de ses mots et de ses slogans. Jouer le « sociétal » (distingué) contre le « social » (populaire) est son mantra. L’auteur de ces lignes a constaté, dans le milieu académique, que, pour « radicaux » qu’ils se présentent, ces petits bourgeois aiment les marques : l’iPhone et le MacBook air dernier cri, la petite chemise Ralph Lauren, les sneakers Nike à la mode, la jupe idoine… avec, même, pour le frère de Sandrine Rousseau, le barbecue géant à côté d’une piscine se reflétant involontairement dans la baie vitrée. On est « cool », mais toujours privilégié (c’est d’ailleurs le seul privilège qu’ils ne « checkeront » pas). Bref, il s’agira dans cette rubrique de voir, à l’épreuve du wokisme, comment les critiques de gauche, socialistes et marxistes, de « l’intersectionnalité » ont articulé ou articulent les luttes sociales, féministes, antiracistes, écologiques.

On l’aura compris, cette rubrique vise à desserrer, au moins intellectuellement, l’étau dans lequel les militants sincèrement de gauche sont pris. Il s’agit de ne plus se laisser intimider par cette petite-bourgeoisie intellectuelle woke dont la véritable motivation – l’auteur de ces lignes en est persuadé – est d’occuper des places malgré l’indigence de sa « pensée » et le côté repoussant de son répertoire d’action (la « cancel culture », la diffamation, etc.).

Oui, on peut être antiwoke et authentiquement de gauche. Mieux : la gauche doit être antiwoke, mais selon des valeurs opposées à la droite.

Cette rubrique bimensuelle sera hétéroclite, car il faut faire feu de tout bois : articles originaux, recensions d’ouvrages (en particulier nord-américains), traduction d’articles importants, interviews d’intellectuels critiques permettront de réarmer la gauche face à des gens dont l’habitus, disait Bourdieu à propos des gauchistes de 68, est foncièrement de droite[9]. L’embarras face à la nomination de leur idole, Pap Ndiaye, à la tête du ministère de l’Éducation d’Emmanuel Macron en dit long… Pourtant, ce ministre très woke est le miroir de leur devenir. On ne sait que trop ce que devient ce type d’avant-garde sociétale autoproclamée.


[1] Voir le consternant livre de Sylvie Laurent, historienne et américaniste (comme tous les importateurs des problématiques et répertoire d’action woke) à Sciences Po Paris, Pauvre petit blanc, Edition de la MSH, 2020.

[2] Cinzia Arruzzia, Thiti Bhattacharya, Nancy Fraser, Manifeste. Féminisme pour les 99 %, Paris, La Découverte, 2019.

[3] Ces entretiens ont eu lieu en 2022. Nous avons aussi interrogé des intellectuels français.

[4] https://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/america-america-ultimes-considerations-sur-la-guerre-des-gauches/7421188 et https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-medias-respublica-culture/retour-a-lenvoyeur/7420676

[5] Le lecteur peut remplacer raciste par sexiste.

[6] Dans ReSPUBLICA, Un extrait de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952, et Nous vivons une séquence formidable !

[7] François Sureau, « Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté », Le Monde, 24 septembre 2019.

[8] Ici l’écriture inclusive s’impose tant ce mouvement est « matridominant » comme l’a remarqué à juste titre Emmanuel Todd dans Où en sont-elles ?, Paris, Seuil, 2022. Le woke arrête ici sa lecture, car le woke aime les listes noires.

[9] Revoir Bourdieu qui n’a pas pris une ride : https://www.dailymotion.com/video/xky9u

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