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Faut-il boycotter Gérald Bronner ?

La Rédaction a reçu le courrier suivant suite à la parution de la recension de P. Hayat : Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? par G. Bronner :

Je suis extrêmement étonné de voir le nom de Gérald Bronner dans vos colonnes. Cet homme est proche d’Emmanuel Macron pour lequel il a rendu un rapport qui va contre toute idée humaniste. Je l’avais entendu lors du discours de Nouvel An de l’ANAP (agence rattachée au ministère de la Santé) en janvier 2022, et j’avoue que mes cheveux se sont dressés sur ma tête.
https://www.youtube.com/watch?v=Gw3PAeqaR58https://www.youtube.com/watch?v=qMzJm-kSlvEhttps://lundi.am/Dire-bonjour-Theethete-a-Theodore-qui-passe
Bref, pour moi bien ancré dans le pouvoir macroniste cet homme est un opportuniste qui œuvre contre toute humanité et n’a donc rien à faire dans un journal de gauche républicaine laïque écologique et social.

Réponse de l’auteur

Le secrétariat de rédaction de Respublica ayant porté à ma connaissance votre réaction à ma recension de Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? de Gérald Bronner, je tiens d’abord à vous remercier de faire part avec franchise de votre avis que j’ai lu avec attention.

Vous voudrez bien prendre ma réponse comme un élément d’une indispensable discussion permanente entre personnes de gauche laïque.

1/ Le livre dont je fais le compte rendu et mon compte rendu lui-même

L’ouvrage de Bronner porte sur la question du phénomène des transclasses. Cet ouvrage comporte des analyses qui gagnent à être prises en compte par la gauche laïque. Je tente d’en rendre compte dans ma recension incomplète et rapide, comme c’est la loi du genre pour être lisible. J’aurais voulu, par exemple, évoquer davantage la discussion qui y est menée avec Bourdieu en plusieurs endroits du livre et proposer aux lecteurs mon point de vue. J’aurais également voulu mentionner Le premier homme de Camus, cité fugitivement par Gérald Bronner.

Je regrette surtout de ne pas connaître votre avis sur ma recension, si toutefois vous avez pris la peine de la lire, et que vous n’avez pas été stoppé net au seul nom de Bronner. Votre avis, en plus de plusieurs autres que j’ai reçus, m’aurait sincèrement intéressé, car je ne vois pas comment progresser pour servir la gauche laïque sinon en lisant avec attention un ami de Respublica — qui, en tout cas, se présente comme tel, puisque vous vous référez à la gauche républicaine, laïque, écologique et sociale — qui m’aurait apporté un éclairage différent du mien.

2/ Les documents que vous envoyez (trois liens)

Les documents dont vous nous adressez les liens ne concernent que très marginalement Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? Puisqu’ils portent sur le complotisme et la manipulation des personnes via internet, à l’aune des sciences cognitives contemporaines.

Ce sont là des questions effectivement importantes et très difficiles pour la gauche laïque. Ainsi, par exemple, le complotisme affaiblit considérablement la libre critique raisonnée. Il se présente comme hypercritique alors qu’il en est la contrefaçon. Il fait d’autant plus de ravages que les comploteurs, les menteurs et les manipulateurs existent vraiment. Comment contrer efficacement le complotisme ? Nous devons affronter avec détermination et modestie ces difficultés sous peine de nous retrouver complètement débordés par le phénomène et tristement désemparés face à lui.

Il en est de même des sciences cognitives qui n’appartiennent pas du tout à ma culture épistémologique et philosophique, mais que je me dois de prendre en considération pour leur efficacité et leur incrustation dans les rapports économiques et sociaux, que cela me plaise ou non. Elles peuvent être au service de l’exploitation, du contrôle et de la manipulation. Mais si nous voulons les contrer, il faut d’abord les connaître. Il nous revient surtout de tenter d’en faire un usage tout autre si nous voulons ne pas être laminés.

On retrouve des problématiques analogues dans toute science sociale, utilisable pour le meilleur et pour le pire. La géographie n’est-elle pas une science au service de la guerre ? L’histoire ne permet-elle pas de justifier ce que l’on veut ? Voyez aussi la révolution numérique qui bouleverse de l’intérieur les rapports sociaux. Je m’appuie souvent à ce propos sur le petit livre, clair et dense, d’Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise.

Sur toutes ces questions, je ne pense pas du tout que Bronner soit réductible à un rouage de la Macronie. Ses livres, certaines de ses prestations médiatisées et certains rapports qu’il a dirigés gagnent à être lus, écoutés et discutés. Ils peuvent nous instruire. Cela vous agacera peut-être, mais j’ai reçu des témoignages de personnes démunies face à l’emprise complotiste obsessionnelle d’un de leurs proches : elles se sont inspirées avec efficacité des démontages alertes de G. Bronner pour aider leurs proches à sortir de cet enfermement. Même si ces personnes ne s’intègrent pas directement à votre bataille politique, ne vous intéressent-elles pas ? Si elles vous intéressent, vous aurez à vous faire violence, en les écoutant tranquillement prononcer le nom de Bronner.

3/ A propos de Gérald Bronner et au-delà

Je crois comprendre dans ce que vous écrivez que Bronner serait pour vous un ennemi de l’humanité et de l’humanisme : de tout ce qui mobilise la gauche républicaine, laïque, écologique et sociale (on pourrait ajouter féministe et antiraciste)… Je ne partage évidemment pas du tout votre point de vue ! Assurément, quoiqu’il prétende souvent le contraire, G. Bronner est engagé à droite. Alors même que mon engagement est à gauche, je ne pense pas que ce qu’a défendu Gérald Bronner sur le rationalisme soit disqualifié par le seul fait qu’il soit de droite. Et je suis au regret de reconnaître qu’il voit juste quand il assure qu’une partie de la gauche a perdu sa boussole laïque et universaliste.

Quant à son orientation sociologique, Gérald Bronner s’est initialement inspiré de Boudon, lui-même inspiré par Aron et Weber. Faut-il, comme le font de bons durkheimiens et bourdieusiens, invoquer Weber comme étant le repoussoir rassembleur, l’ennemi intellectuel absolu ? Mais c’est absurde ! Ni Durkheim ni Weber ne sont d’une seule pièce et leurs méthodes respectives ne sont pas exclusives l’une de l’autre. L’œuvre de Max Weber est considérable et multiforme. Elle ne se résume en aucune façon à ce qu’en disent quelques sociologues de gauche, souvent très pertinents par ailleurs. Bourdieu s’est d’ailleurs appuyé sur certains aspects de Weber. G. Bronner est assez fin pour l’avoir très bien compris.

Ce qui me semble valoir à propos de Gérald Bronner vaut pour n’importe quelle autre personne avec laquelle nous pouvons nous retrouver sur des questions, alors que nous nous opposons sur d’autres. Si nous ne parlons qu’avec des gens avec lesquels nous sommes d’accord, nous nous préparons à être les perdants de l’histoire, telles de belles âmes qui n’ont aucun impact sur le cours de l’histoire.

Avez-vous souvenir du colloque qu’organisa l’an dernier le ministre Blanquer contre quelques-uns des philosophes français de la seconde moitié du XXe siècle présentés comme la racine intellectuelle de tous les maux ? Devrions-nous, à gauche, agir pareillement en jetant indistinctement à la poubelle ce qui ne nous convient pas ? Selon moi, l’inhumanité de l’hyper capitalisme sauvage du macronisme n’est pas pire que les excès d’un wokisme haineux et liberticide.

À force d’obstination sectaire, il arrive que, de dérive en dérive, on se retrouve à soutenir le contraire de son but initial. Pour nous en préserver, il nous incombe, me semble-t-il, de considérer toute réalité dans ses contradictions, d’établir en toute circonstance des hiérarchies et de ne pas prendre un aspect du réel pour le réel dans sa totalité. A nous, au cas par cas, de nous fixer une ligne rouge et de la tenir, pour que le compromis ne vire pas à la compromission… Voilà qui est plus facile à dire qu’à faire, mais, selon moi, qui est à faire au mieux.

Bref, je ne partage en rien votre répulsion à l’encontre de Gérald Bronner que vous jugez « opportuniste ». S’il l’est, il ne l’est pas moins que Jules Ferry que l’on nommait ainsi. La gauche laïque a jadis cheminé avec Ferry et, libre héritière, continue de le faire, même si elle lui préfère Jaurès, en en donnant les raisons. De même, on peut s’intéresser à Buisson qui a servi un Jules Ferry bourgeois et colonialiste, tout en plaçant l’anarchiste James Guillaume et ami personnel indispensable, à la codirection de son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire.

Bravo si vous êtes arrivé au bout !

Cordialement, Pierre Hayat

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