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Peut-on aimer Proust quand on est révolutionnaire ? Un courrier des lecteurs

À la suite de notre article « En 2022, Proust est partout… même dans ReSPUBLICA » paru dans notre précédent numéro, nous avons reçu le courrier suivant que nous publions ci-dessous, accompagné d’une réponse de l’auteure.

Courrier de Daniel Mino

Je suis révolutionnaire depuis que j’ai lu Proust (mais pas que). D’abord je l’ai lu pour compenser mon manque de culture littéraire, n’ayant pas fait des études secondaires mais techniques. J’ai découverte la vacuité du milieu bourgeois que j’enviais, puis la lutte syndicale et politique, à la CGT, puis au PCF.
Après une lecture de La Recherche en poche, je suis tombé sur ce passage :

« L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique si même elle n’avait pas été dangereuse me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, en  sacrifiant les raffinements de la forme “bons pour des oisifs”, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés et non les ouvriers électriciens. À cet égard un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération Générale du Travail… »

Extrait du Temps retrouvé.

Ce fut une épiphanie. Depuis, je cite ce passage à toute occasion et j’ai présenté un exposé sur La Recherche et les liens de Proust avec le Chablais (Thonon et Evian) en 2013 et dernièrement à Sciez, où se situe le château de Coudrée dans lequel Marcel Proust a été reçu en 1899. Il y a rencontré des modèles des jeunes filles, de Saint-Loup (le vicomte de Maugny) et Henri Bordeaux qui regrettait de ne pas l’avoir mieux connu : « il n’était pas encore à la recherche du temps perdu et je n’avais pas le loisir de perdre le mien ! »
Avec ses parents, il logeait à l’hôtel Splendide, un des modèles du Gand hôtel de Balbec. Je cite dans mon exposé cette scène (avec une illustration de la bande dessinée de Stéphane Heuet) :

« … les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). »

Extrait d’À l’ombre des jeunes filles en fleur.
Le Grand hôtel de Balbec dessiné par Stéphane Heuet.

Quelques années plus tard, ce sera la Révolution d’Octobre et les grandes-duchesses et les archiducs russes disparurent du paysage mondain européen ! Aujourd’hui d’autres les ont remplacés, plus riches et plus arrogants que jamais et le peuple s’ébahit toujours devant l’aquarium médiatique où ils s’ébattent, qui le fascine et le retient de les pécher… pour l’instant !
La critique sociale de Proust reste toujours d’actualité, même s’il serait exagéré de chercher dans son œuvre un appel à la révolution !
Alors oui, on peut être révolutionnaire, insoumis, gilet jaune, comme moi, et aimer Proust et le faire partager !

Réponse de Rachel Haller

La métaphore de l’aquarium ici citée – qui montre une nouvelle fois le talent de Marcel Proust pour les métaphores filées, en particulier celles aquatiques ! – est extrêmement intéressante, surtout si on essaye de l’actualiser dans notre contexte du XXIe siècle. La scène de l’aquarium fait écho pour moi à un autre passage de la Recherche qui est la scène où le narrateur aperçoit la duchesse de Guermantes à l’opéra :

« Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.

Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s’étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. »

Extrait de Du côté de Guermantes.

Ces deux scènes, celle de l’opéra et celle de l’aquarium, ne pourraient guère se reproduire de nos jours. D’une part, par rapport au XIXe siècle, l’opéra et le théâtre sont devenus des loisirs beaucoup plus élitistes et les parterres ont disparu et d’autre part, la grande bourgeoisie est aujourd’hui devenue invisible de l’espace public. Bien à l’abri dans des quartiers et résidences privées cadenassées, utilisant des moyens de locomotion comme les jets à l’écart du reste des mortels, partant en vacances à l’étranger dans des destinations où se regroupent des super-riches, il est devenu beaucoup plus rare et difficile de pouvoir approcher ou d’observer de visu le modes de vie de la grande bourgeoisie. Le Covid a révélé encore davantage cette dissymétrie à l’échelle mondiale, je pense en particulier au fait que les ultra-riches peuvent désormais s’acheter des passeports et des nationalités pour profiter d’un monde sans frontières ou presque (voir à ce sujet le numéro de XXI « Achetez votre nationalité préférée »).

En revanche, comme vous le soulignez, grâce aux réseaux sociaux, le peuple peut observer la vie de luxe des grands bourgeois à travers l’écran des téléphones qui ont remplacé la vitre de l’aquarium ! Si une certaine discrétion est plutôt de mise de la part des capitaines d’industrie ou de riches héritiers, leurs épouses et enfants, eux, ont souvent moins de scrupules à exhiber les fastes de leurs modes de vie, en France comme à l’étranger d’ailleurs (c’est par exemple le cas de la jeunesse dorée iranienne…). Espérons que les critiques vis-à-vis des jets privés fassent tâche d’huile et que davantage de personnes passeront de la fascination à l’indignation !

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