Nos fils de pute Les Etats-Unis et Daech

Publié en espagnol le 22 septembre 2016 sur M’Sur http://msur.es/2016/09/22/topper-Daech-hijos/3/. Traduction de Alberto Arricruz

 Il est difficile d’avoir un texte objectif sur cette partie du monde ! Cet article fait une analyse intéressante des causes externes du conflit syrien avec,  en filigrane, la thèse d’une implication du “lobby sioniste”  qui ne nous paraît pas convaincante : pour Israël la frontière nord est restée calme depuis 1974 grâce au clan Assad soutenu par les allaouites, les chrétiens et les sunnites baassistes . La déflagration de la guerre civile syrienne a été ressentie comme une menace de déstabilisation globale et, loin de soutenir Daech, Tel Aviv a refusé en 2011-2012 de prendre parti contre Assad, comme le préconisaient l’Occident et l’Arabie saoudite. Le gouvernement israélien cherche surtout à rester neutre le plus longtemps possible, la ligne rouge restant la dotation en armes stratégiques du Hezbollah, et se satisferait d’un maintien du Baas à Damas, en  accord avec Poutine.
Certes, les puissances régionales et mondiales mettent de l’huile sur le feu, mais il faut que les conditions objectives du pays soient réunies pour créer un tel drame et il faudrait évoquer aussi les causes internes du conflit, liées à la réalité économique, politique, ethnique et religieuse du pays. La Syrie, comme l’Irak d’ailleurs, sont des nations de fraîche date (années 40) qui peuvent disparaître pour laisser la place au chaos…
La Rédaction 

Comment se peut-il que la plus grande puissance militaire au monde bombarde sans répit, depuis un an, l’État islamique en Syrie et en Irak, sans que Daech ne plie ? C’est simple : sa disparition n’intéresse pas les États-Unis. Il n’y a pas d’intention d’éradiquer Daech.

La milice ultra-islamiste continue à dominer un territoire plus grand que la Grèce, malgré les bombardements et les diverses guérillas qui entendent expulser les djihadistes pour occuper leur place (géographique mais aussi, le plus souvent, idéologique). Non pas que cela soit impossible : les milices kurdes, avec quelques fusils d’assaut, en ont été capables quand elles s’y sont mises. La question est : pourquoi cela ne va-t-il pas plus loin ?

Les avantages de Daech

En finir avec Daech serait une grave erreur pour les intérêts des États-Unis. Mieux vaut pour eux que la milice continue d’exister et de sévir, mais sous contrôle, sans se disloquer.

Les avantages sont nombreux : d’une part, Daech sert d’aimant à tous les islamistes de par le monde, qui accourent à l’appel du djihad. Plutôt que d’avoir à les identifier un à un, dans de laborieuses enquêtes de police, on les laisse partir en Syrie et, avec un peu de chance, ils y meurent au combat. Peut-être même périssent-ils en tuant d’autres musulmans tout aussi détestables, donc c’est tout bénéfice. Plus Daech durera longtemps, plus nombreux seront les musulmans radicaux tués, et moins il faudra s’en occuper.

Bien sûr, le risque est qu’ils survivent et retournent, par exemple en France, où ils pourront mettre à profit leur expérience du combat pour commettre quelque attaque. Mais il est bien tard pour éviter cela désormais : si on décidait maintenant d’en finir avec Daech, il y aurait suffisamment de radicaux formés là-bas qui fuiraient dans tous les coins de la planète ; aussi mieux vaut laisser brûler le foyer syrien, et que tous les djihadistes y soient occupés.

D’ailleurs, la majorité des attentats commis en Europe l’ont été par des types s’inspirant du discours de Daech, mais ni entraînés en Syrie, ni directement commandés, et avec des armes qui ne viennent pas d’un arsenal militaire (un camion, un couteau, une hache). La disparition de Daech en Syrie ne fera pas diminuer l’attractivité de son discours ; au contraire, tant que Daech doit consacrer d’importantes ressources à l’administration et la défense de son territoire, cela le détourne du travail de captation et d’armement de militants en Europe.

Plus important encore : Daech maintient occupé le régime de Bachar El Assad, allié de la Russie et surtout de l’Iran. Pourquoi donc donner un coup de main à l’axe Moscou-Téhéran-Damas ? À Washington, ils devraient être bien sots pour faire une chose pareille ; il faudrait qu’ils croient à leur propre discours sur la paix mondiale…

Cet axe va jusqu’à Beyrouth. Car tant que Daech existe, le Hezbollah, cette milice libanaise à la solde de Téhéran devenue la garde prétorienne du régime d’Assad, doit être déployé sur le front. Et, en dépensant hommes et moyens dans le marasme syrien, il s’affaiblit au Liban, où il est l’adversaire le plus féroce des partis sunnites soutenus par Washington.

L’équation est simple : si les USA en finissaient avec Daech, l’Iran reprendrait le contrôle d’une grande part du Proche-Orient, de ses frontières jusqu’à Beyrouth. Pour les Etats-Unis, tant que Daech existera, des canailles musulmanes tueront d’autres canailles musulmanes : c’est ce qui peut arriver de mieux.

La politique de destruction de la Syrie

Théorie du complot ? Non. Ce que vous venez de lire n’est pas une idée de moi. C’est le résumé, en partie même la citation littérale, d’un essai intitulé « Strategic Mistake », publié le 2 août dernier par l’analyste israélien Efraim Inbar. Avec une petite différence : lorsque je dis que Washington agit ainsi, Inbar dit qu’il devrait agir ainsi. Il suggère, il insiste, il exhorte le gouvernement nord-américain à ne pas en finir avec Daech, pour toutes les raisons énumérées.

Il reste à voir si Washington a prêté attention à cette analyse (en supposant que Inbar leur ait fait parvenir sa réflexion pointue, quand les USA ont fondé la coalition anti-djihadiste à l’automne 2014). Ce ne serait pas étonnant : Inbar est le directeur du Begin Sadat Center for Strategic Studies à l’université bar-Ilan en Israël (il se présente lui-même comme « réaliste, conservateur et sioniste »), il est docteur de l’université de Chicago, auteur de cinq livres et quatre-vingt essais, conférencier régulier à Harvard, Oxford, Columbia et Yale. Mais en plus, il est « fellow » du Middle East Forum, le centre d’analyses et d’influence le plus rageusement de droite et pro-israélien de tous ceux, nombreux, présents aux Etats-Unis.

Le ME Forum n’est pas n’importe quoi : il soutient le Washington Project, dont le but déclaré est d’influencer la politique des USA. Avec succès semble-t-il : grâce au blog Obama Mideast Monitor, créé « pour influencer les nominations et la politique de l’Administration concernant le Proche-Orient », l’une de ses figures, Steven J. Rosen (ex-chef du lobby pro-israélien AIPAC) aura réussi en 2009 à empêcher Obama de nommer la personne qu’il avait choisie (Chas Freeman) au poste de coordinateur des services secrets. En tout cas, le ME Forum s’en vante, proposant sur sa page internet les liens vers les reportages de la presse nord-américaine décrivant avec dégoût le ventilateur à merde mis en marche par Rosen pour dénigrer Freeman. Le but, atteint, était d’isoler Obama des diplomates qui déplaisent au lobby pro-israélien.

Je dis « pro-israélien » mais l’expression est impropre. Ce n’est pas un lobby en faveur d’Israël, mais en faveur de l’extrême droite israélienne. Le ME Forum et l’AIPAC travaillèrent d’arrache-pied pour enterrer les politiques de Yitzhak Rabin et Shimon Pérès et porter Netanyahou au pouvoir – toujours selon un reportage fièrement affiché sur la page internet du ME Forum. Il faut être gonflé ; autant qu’Efraim Inbar quand il préconise que « les méchants tuent les méchants » puisque c’est « utile et même moral ».

En d’autres termes : la destruction de la Syrie est « utile et morale ». Daech, ce sont des fils de pute, mais ce sont nos fils de pute. Du moins dans la vision du Monde qui domine à Tel-Aviv. Pense-t-on de même à Washington ? J’en connais beaucoup qui se jetteraient du pont de Brooklyn avant d’assumer qu’Obama puisse penser ainsi. Mais, comme nous l’avons vu, les fonctionnaires qui dirigent tout ce machin ne sont pas ceux qu’Obama aurait voulu nommer.

On peut bien entendu ne pas partager les bases morales de cette vision ni même son utilité : toute l’argumentation fonctionne si et seulement si on accepte que « le vrai ennemi c’est l’Iran », mantra répété par Inbar au sein du ME Forum depuis des années, et donnant pour acquis que bombarder l’Iran est indispensable. Disons que le gouvernement d’Obama ne partage pas cette vision ; mais la droite israélienne installée depuis des années au pouvoir à Tel-Aviv a fait de cette guerre fictive sa raison d’être, sa philosophie politique et sa justification. Sans elle, le fantasme d’être la nation la plus menacée de la Terre, seul ciment qui maintient unie une société israélienne profondément fracturée, perdrait de sa force.

De Tel-Aviv à Ryad

Mais s’en tenir aux besoins électoraux de Netanyahou serait une erreur. La géostratégie que le lobby de l’ultra-droite israélienne veut imposer à Washington dispose d’un autre acteur de plus grand poids : l’Arabie saoudite.

À dire vrai, l’histoire selon laquelle le roi saoudien aurait financé la campagne électorale de Netanyahou est fausse (et basée sur un chiffre fabriqué). Ce qui est certain par contre, c’est qu’Israël et l’Arabie saoudite se trouvent dans le même camp face aux USA qui lentement changent de cap (comme un immense porte-avions, selon l’expression de Uri Avnery) et cessent progressivement de considérer l’Iran comme un ennemi mortel. Or, pour Ryad, il s’agit d’une question désespérée de survie politique.

La rivalité entre Ryad et Téhéran s’est approfondie ces dernières décennies. Au milieu du vingtième siècle, l’Arabie saoudite était un pays arabe parmi d’autres, un pays que les héritiers de la civilisation arabe – Le Caire, Damas, Bagdad – prenaient de haut. La guerre du Yémen, et la confrontation géopolitique entre les gouvernements égyptien et saoudien, aboutit en 1970 à la victoire du camp républicain mais elle fut une déroute économique pour son parrain, l’Égypte, qui ne s’en est jamais remise.

À partir de là, Ryad commença à remplacer les armes par les barbes : finançant bourses, universités, écoles, instituts, mosquées, imams sur les cinq continents, particulièrement dans les pays appelés musulmans, amen de ses télévisions par satellite. C’est la génération issue de cette vague de wahhabisation qui accourt toute préparée maintenant à l’appel des groupes armés tels le Front Al Nosra ou Daech : parce que ces groupes diffusent l’idéal saoudien qui leur a été inculqué.

Le seul pays qui a disputé à l’Arabie saoudite, durant des années, l’hégémonie au sein de ce qui est appelé le monde arabe, c’est l’Irak, en se réclamant héritier d’une tradition totalement opposée : le panarabisme non religieux. C’était le seul pays qui le pouvait ; ses réserves de pétrole sont les deuxièmes plus grandes parmi les pays arabes, et l’Irak avait tout ce que l’Arabie saoudite n’aura jamais : de l’eau, une agriculture, une histoire, une société cultivée et un leader ambitieux capable de galvaniser les masses de nombreux pays se reconnaissant sous l’étiquette arabe.

Cette ambition même de Saddam Hussein aura scellé sa défaite : le piège de la guerre du Koweït a permis d’abord d’isoler l’Irak durant une décennie, puis finalement de le détruire par une invasion qui n’a jamais profité aux États-Unis – bien qu’elle ait été très profitable à des familles proches de cet associé commercial de la dynastie saoudienne qu’était Georges W. Bush.

Cette destruction de l’Irak n’a pas été opérée pour « voler le pétrole » comme le veut la légende urbaine : l’importation de brut irakien aux USA était à son apogée en 2001, et n’a jamais cessé de se réduire depuis – jusqu’à stagner de nos jours au tiers du volume d’alors. J’avais décrit en 2012 (« Au nom de l’Arabie », M’Sur, 23 août 2012) la destruction méticuleusement planifiée de l’Irak en tant que nation, en tant qu’État et en tant que puissance économique, et il n’y a guère à ajouter depuis. Il est simplement de plus en plus clair chaque jour que, une fois instaurée la division sectaire entre chiites et sunnites, l’Irak passe inexorablement sous la sphère d’influence de Téhéran. Un Irak en paix ne pourra être qu’un pion géopolitique de Téhéran. C’est pour cela que l’existence de Daech a pour rôle d’empêcher, à tout prix, la paix.

La géographie dit le reste : un Irak pro-iranien ferait le lien territorial avec la Syrie d’Assad, qui n’a rien de chiite mais que les circonstances politiques et historiques ont positionné du côté panarabe, pas du côté islamiste, donc en opposition à l’Arabie saoudite et aujourd’hui affiliée au camp de l’Iran. La dernière pièce, celle de la connexion avec la Méditerranée, c’est le Liban en partie contrôlé par le Hezbollah pro-iranien.

Les deux premières années de guerre civile ont mis en évidence que le seul rapport de forces locales ne suffit pas à renverser Assad et instaurer un régime de type sunnite susceptible de passer dans le camp saoudien. Alors la brèche sombre de Daech est devenue l’unique antidote à l’axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. Avec le même mode opératoire appliqué à l’Irak : détruire la Syrie.

Vers où se dirige Washington ?

J’ai le sentiment que Washington n’a pas les moyens d’imposer un critère différent. Obama peut rétablir les relations avec l’Iran, ce qui est un grand pas, mais il est très probable que la CIA ne peut pas se passer d’une bonne relation avec le Mossad, et que le Pentagone ne peut agir contre le critère de Ryad qui accueille les bases militaires américaines les plus importantes dans la zone (la rivalité entre l’Arabie saoudite et le Qatar s’est déjà décantée en faveur de Ryad, et n’est jamais allée plus loin que la question de savoir qui est à la tête de la suprématie wahhabite).

Avec l’administration d’Obama contrôlée par des groupes tels que AIPAC et ME Forum, que dire de plus ? Pour preuve, un indice : la politique d’Obama face à l’occupation de la Palestine est impossible à distinguer de celle du gouvernement Bush. Durant les huit ans de présidence de Georges W. Bush, les implantations coloniales en Cisjordanie – cet outil employé par l’ultra-droite israélienne pour dynamiter tout processus de paix – se sont accrues de 90 000 personnes. Durant les six premières années de la présidence Obama, il y a eu encore 90 000 colons de plus. Washington a continué à opposer son veto aux résolutions de l’ONU condamnant les implantations illégales, bien qu’elles soient illégales selon une définition établie par les États-Unis eux-mêmes.

Non, ne vous faites pas d’illusions quant à la marge de manœuvre dont disposerait Obama. Ne vous faites pas d’illusion non plus à propos de Hillary Clinton. L’information selon laquelle l’Arabie saoudite aurait financée sa campagne a elleaussi été démentie, par l’agence officielle jordanienne (Petra) qui l’avait d’abord diffusée (« erreur informatique »…). Il est vrai que la Fondation Clinton (à vocation humanitaire, non politique) a reçu ces huit dernières années des dizaines de millions de dollars versés par le gouvernement saoudien et par des ressortissants de ce pays, entre autres.

Mais pas besoin de s’arrêter là-dessus. Il suffit de lire le discours de Clinton devant l’AIPAC en mars dernier pour savoir qui est le grand ennemi international pour la probable future présidente des Etats-Unis : « les agressions continues de l’Iran, la récente vague de radicalisme et l’effort grandissant pour délégitimer Israël sur la scène mondiale » sont, dans cet ordre, les « trois menaces » que Clinton promet de combattre. 20 % de son discours (660 mots sur 3300) ont été consacrés à la menace iranienne (y compris le Hezbollah, 86 mots), pour 130 mots seulement dédiés à Daech. « Notre objectif ne peut pas être de contenir ISIS, nous devons battre l’ISIS », a-t-elle pourtant affirmé : curieusement, sans mentionner ni la Syrie ni l’Irak, mais en citant un attentat à Istanbul où moururent des juifs, le Sinaï et Gaza. De fait, la seule fois où elle cite la Syrie dans ce discours, c’est pour reprocher à l’Iran de s’en servir pour menacer Israël.

Clinton se propose peut-être d’éradiquer Daech dans le Sinaï. S’agissant de la Syrie, elle suivra fidèlement la ligne marquée par le tandem Tel-Aviv/Ryad. Et tant que Daech sera une pièce utile dans cette longue guerre, les bombardements continueront d’être la farce qu’ils sont aujourd’hui.

Il est vrai que l’autre camp a pu aussi profiter de Daech comme instrument à court terme. Ce fut la première stratégie d’Assad : permettre que les groupes ultra wahhabites se renforcent sur le territoire pour absorber les armes, l’argent et les combattants, affaiblissant les groupes aux idées quasi démocratiques – tels l’Armée syrienne libre – et annulant la légitimité de toute rébellion – tous les opposants sont devenus « terroristes et djihadistes ». Ça a marché ; et Daech reste utile pour l’entrée de la Russie dans les combats, bombardant les groupes rebelles au prétexte d’aller en mission contre Daech.

Dans ce bras de fer sur la longue durée, chaque partie poursuit la même fin : l’annihilation de la société syrienne.

Assad aura gagné quand Daech aura phagocyté toute la Syrie opposante, que soit militairement ou idéologiquement ; il sera alors la seule option pour gouverner les ruines de son pays. Nous y sommes presque.

L’Arabie saoudite aura gagné si Daech parvient à détruire toute la Syrie, au point que le pays qu’Assad prétend gouverner aura cessé d’exister. Il n’y aura plus de Syrie, comme il n’y a déjà plus d’Irak.

Il faut encore un peu de temps pour cela. Mais nous avons huit ans devant nous.