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Le peuple, fondement ou réalité de la démocratie ?

Florent Bussy est professeur agrégé de philosophie en lycée en Seine-Maritime, docteur en philosophie ; conseiller municipal de Dieppe, délégué à la transition écologique et à l’économie sociale et solidaire.
Derniers ouvrages parus :
Ce qui nous fait, L’avènement d’homo ecologicus ?, Libre et solidaire, 2017.
William Morris ou la vie belle et créatrice, Le passager clandestin, 2018
Les élections contre la démocratie ? Au-delà du vote utile, Libre et solidaire, 2019.
Le pont, Parcours de la nécessité, Carnets Nord, 2019.
Le vertige de l’illimité, jouir sans entraves aujourd’hui, Robert Laffont, 2020 (à paraître)
Günther Anders et nos catastrophes, Le passager clandestin, 2020 (à paraître)

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Le peuple est au cœur de la démocratie. Pourtant, à n’en faire que le fondement de la légitimité de l’exercice du pouvoir politique, on le marginalise et on perd la dimension révolutionnaire ou utopique de la démocratie. C’est pourquoi, il convient d’analyser la signification du peuple, vocable paradoxalement occulté de la vie politique et rattaché à des intentions démagogiques et dangereuses à la fois pour l’ordre et les libertés. En gardant de vue, l’écueil de son instrumentalisation politique. La démocratie représentative et la démocratie participative ne doivent pas être opposées pour autant, il convient de penser leur articulation.

Surgissement du peuple et représentation

Le mouvement des gilets jaunes a fait surgir une “figure” occultée dans la représentation de la vie sociale et politique, le peuple. Qu’est-ce que le peuple ? Dans la démocratie, il constitue le principe de légitimité de tout exercice du pouvoir. Comment peut-il donc être oublié, sauf à perdre de vue le sens de la démocratie ? La question de ce qu’il faut entendre par “le peuple” est donc essentielle à une étude critique des formes de la démocratie.

La démocratie, c’est “le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple” selon Abraham Lincoln ; le peuple est l’objet, le sujet et le but de l’exercice du pouvoir. Mais elle peut alors apparaître comme contradictoire avec l’existence d’un pouvoir qui distingue celui qui commande et celui qui obéit.

Inversement, comment le peuple peut-il intervenir en politique, sans l’existence de représentants qui, par leur petit nombre, leurs discussions et leur vote à la majorité décident des lois ? Le peuple ne trouve-t-il pas en ses représentants la voix claire qu’il n’a pas seul, parce qu’il est divers voire divisé ?

S’il reste au fondement de l’exercice démocratique du pouvoir, le peuple trace donc deux directions possibles pour la démocratie, celle, représentative, que nous connaissons et celle, directe, qui a été abandonnée avec l’institutionnalisation des régimes populaires. Les tensions entre ces deux directions sont constantes dans l’histoire des démocraties. Cela relève de la vie du peuple qui a d’un côté besoin qu’on le représente de manière stable et de l’autre ne saurait se reconnaître pleinement dans ses représentants même s’il les élit. C’est pourquoi la manifestation principale du peuple dans l’histoire est le surgissement, c’est-à-dire l’apparition soudaine et imprévisible liée la révolte, l’exigence, l’espoir.

On peut penser que c’est la peur, voire la haine du peuple qui anime ceux qui rejettent toute forme de mobilisation populaire. Pourtant, il est, inversement, impossible de refuser toute forme de représentation et de stabilisation, sauf à devoir craindre la guerre civile ou, du moins, l’absence de direction.

La notion d’auto-gouvernement est-elle donc condamnée à être comprise comme une simple justification de pratiques gouvernementales classiques, fondées sur une inégalité d’accès aux charges politiques, autrement une simple illusion ? Dans l’autre sens, il reste difficile de revendiquer d’être le porte-parole du peuple, sachant les différences qui l’habitent et qui impliquent une agitation constante que rien ne peut résorber ; cela apparaîtra toujours globalement comme une usurpation. Mais il est possible, pour l’éviter, de permettre au peuple de s’exprimer, en inventant des formes démocratiques nouvelles, autrement dit de faire de sa parole, dans la diversité d’opinions, de modes d’expression, un principe indépassable. Emmanuel Sieyès écrivait ainsi au début de l’année 1789 : « Répétons-le : une nation est indépendante de toute forme ; et de quelque manière qu’elle veuille, il suffit que sa volonté paraisse, pour que tout droit positif cesse devant elle, comme devant la source et le maître suprême de tout droit positif ».(1)Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Paris, PUF, 1989, p. 70. Principe qui est porteur de changements importants, lesquels ont eu lieu tout au long de l’histoire du peuple français. En 1789, en 1848, en 1871, en 1968, en 2005, en 2018-2019, c’est bien le peuple qui s’est mis en mouvement. L’existence de leaders n’empêche pas que c’est le peuple qui alors fait son apparition et agit, pousse, revendique ou s’enthousiasme. Ainsi, au moment des élections présidentielles, on observe une véritable mobilisation populaire, faite de passions contradictoires (adulation, détestation, crainte, espoir, etc.).

Le peuple est naturellement divisé, c’est ce qu’il fait qu’il ne peut pas simplement s’assagir et suivre une ligne droite et prévisible. Ses membres sont en vie et, malgré l’organisation dont il est capable (ou qu’on peut lui imposer), il garde quelque chose de cette vie qui le fait exister et il est agité. On l’ignore quand on veut faire de la démocratie représentative l’expression sans reste de la volonté populaire. Ainsi quand la démocratie est réduite à la portion congrue, à une « consultation » rituelle, sans réelles concertations et sans mobilisations préalables.(2)L’expression même de “consultation” montre que le peuple est marginalisé en politique, que son avis est recueilli au même titre que celui d’autres intervenants possibles, comme les experts, les milieux d’affaires, etc. Cela accorde une autonomie considérable aux représentants. On interroge, tous les cinq ans, un peuple globalement apathique et indifférent à un scrutin qui sert à départager les partis et leurs chefs. Le peuple s’exprime bien  alors, mais sans avoir vraiment l’occasion de mettre en œuvre ses ressources, son intelligence collective, son inventivité. De plus, cette mobilisation faible ne dure que quelques mois, ne concerne que les franges les plus politisées de la population et laisse peu de traces pendant la mandature.

Si tout le monde reconnaît que le peuple est au fondement de la démocratie, tous n’en font pas sa réalité la plus profonde. Parce que le peuple vote mal, s’agite de manière irrationnelle, conteste l’ordre établi, comporte des oppositions internes irréconciliables. C’est la volonté générale qui doit pourtant être le moteur de toute décision, sauf à ne pouvoir être légitime. Or, la constitution d’une classe de représentants professionnels, la méfiance à l’égard de toute véritable intervention populaire, font que cette volonté a rarement l’occasion d’être formulée. Il faudrait pour ce faire que l’avis du peuple soit demandé sur de très nombreux sujets, plutôt que d’être réduit à une élection autour d’un programme global à peu près illisible par la majorité des électeurs, que la “consultation” ne sert qu’à approuver ou rejeter dans son entier.

La formulation de la volonté générale est capitale et elle est pourtant ignorée, au profit de la seule élection de représentants. En France, le Président nomme un gouvernement et les députés votent les lois, l’exécutif et le législatif sont donc chargés d’incarner la volonté générale. Cette forme de la représentation court le risque de l’aliénation de la volonté générale, parce que le peuple peut protester et manifester, mais, à moins d’une insurrection globale, a peu de chance d’être écouté, au prétexte que les élections décident seules de la légitimité et que les regroupements restent minoritaires. C’est ce qui faisait dire à Rousseau qu’il n’y a pas de représentation possible de la souveraineté populaire. « Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté ». (Du contrat social, Livre II, chapitre 1) La volonté générale ne peut être représentée, parce que la représentation fait disparaître la volonté du peuple et parce que, dans ce cas, la volonté n’est plus générale, mais fondée sur l’opposition de quelques différences seulement (celles des représentants).

La volonté générale du peuple n’a pas l’occasion d’être formulée, parce que chacun est certes appelé à donner son avis personnel, mais sans débat, ni échanges, et principalement sur celui ou celle qui est le mieux à même de le représenter (on parle d’ailleurs d’“élections” et non de “programmations”). Il n’y a donc véritablement pas d’avis commun, mais seulement un agrégat d’avis individuels, que l’on réunit dans une majorité électorale. Quand l’idée même de peuple est assimilée au populisme ou au nationalisme, la boucle est bouclée et le peuple n’a plus l’occasion non seulement de s’exprimer, mais d’exister et une volonté générale de se dégager. La notion d’origine rousseauiste, pourtant inscrite en 1958 dans la Constitution française, est écartée et ne demeure qu’une expression vide de sens. Le peuple est trop populaire, trop instable, trop irrationnel, imprévisible pour qu’il soit, en politique, le point de départ de tout discours politique. On substitue alors à l’expression (complexe et contradictoire) de la volonté générale du peuple une volonté formulée par les représentants du peuple.

Il existe pourtant des moyens de résoudre partiellement cette situation contradictoire. C’est de donner régulièrement la parole aux peuples, en dehors des canaux de la représentation, non par pour faire disparaître cette dernière, mais pour la revivifier et la compléter. Encore faudrait-il ne pas se méfier de l’expression des différences internes au peuple, faire confiance à la sagesse du peuple, ne pas favoriser les oppositions radicales en menant des politiques de bouleversement des rapports d’équilibre existant à l’intérieur des sociétés. Il convient d’éviter tout sentiment populaire de dépossession de la souveraineté nationale. Or, l’Europe sert depuis très longtemps de prétexte pour vider la démocratie de sa substance, parce qu’elle écarte les peuples, en votant des législations supranationales, que les gouvernements et les parlements nationaux ne font qu’entériner. Ainsi, quand il arrive qu’on fasse voter directement les peuples sur des questions européennes, on peut leur demande de revoter (cas du référendum de 2008 en Irlande) ou ne pas tenir compte de leur vote (le traité de Lisbonne imposé par Nicolas Sarkozy reprenait le traité constitutionnel rejeté par les Français par référendum en 2005), s’il ne convient pas. La démocratie sans peuples, telle est actuellement la visée de l’Europe, permettant d’écarter tout ce qui dans la souveraineté peut faire obstacle aux avancées du libéralisme économique.

La démocratie représentative ne suffit pas, elle n’épuise pas l’idée démocratique, mais elle l’étouffe, parce que « moment particulier, elle tend à devenir moment total »(3)Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Paris, Seuil, 2017, p. 38.. Il existe de multiples pistes pour transformer les institutions et les rendre plus démocratiques. Mais rien n’est possible sans que le peuple ne surgisse une nouvelle fois sur la scène de l’histoire, revendiquant, affirmant, expérimentant, hésitant, discutant, mais agissant. Or, pour que le peuple intervienne, il faut qu’il soit tiré de sa passivité dans laquelle il est volontiers invité à demeurer en attendant les prochaines élections. De vrais représentants inviteraient le peuple à s’exprimer, à s’agiter, à discuter, à contester, ils seraient prêts à entendre ce que le peuple pense et veut, parce qu’ils se penseraient eux-mêmes comme de simples mandataires.

Le peuple contre le pouvoir

Les institutions de la démocratie lui confèrent sans doute une réalité historique sans laquelle elle resterait à l’état latent. Mais elle ne s’y réduit pas. Claude Lefort écrit ainsi : « L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre ».(4)Claude Lefort, « La question de la démocratie », in Le Retrait du politique, ouvrage collectif, Paris, Galilée, 1983, rééd. in Essais sur le politique, xixexxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 29. Le peuple s’agitant, revendiquant, contestant, il interdit à la représentation de se refermer sur elle-même. Aujourd’hui, la défiance sans précédent à l’encontre des représentants politiques manifeste le rejet de ce qui est considéré comme une usurpation. Le mouvement des gilets jaunes, les protestations contre les lois sur le travail, sur les retraites, et le soutien massif qu’ils ont reçus, sont l’expression du rejet d’élites considérées comme ignorantes de la vie menée par le peuple.

Le peuple a le double sens en français de la totalité d’une population établie sur un territoire et régie par une législation et des institutions politiques communes et de la partie la moins favorisée de cette population. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il existe une telle méfiance à l’égard de la notion de “peuple”. On l’assimile alors à des classes dangereuses, toujours susceptibles de contester l’ordre social et de vouloir le détruire. Mais le ”peuple” ne tient son éventuelle unité que du fait de revendiquer et protester, c’est-à-dire débattre et s’exposer dans l’espace public. Arendt, après Aristote, montre en effet que l’action politique n’existe que du fait de parler et de décider en commun. Cela n’a rien d’aristocratique, comme on leur en fait parfois le reproche, en rapportant cette thèse à l’existence des cités grecques inégalitaires. Car les classes populaires en rejetant, contestant, protestant, votant « mal » même, s’expriment et font connaître dans l’espace public leur désapprobation de l’organisation économique et politique du monde. Elles ne représentent pas à elles toutes seules le peuple, mais ce sont elles qui ont le plus de raison de rejeter l’ordre établi et de faire de la politique (non pas au sens du vote, mais au sens de l’agitation, de la parole, de la revendication et de la proposition), alors que les classes plus favorisées demandent surtout que soient maintenus leurs intérêts.

Cela fait dire à George Orwell que la common decency est plus vive dans les classes populaires, lesquelles ont moins l’occasion de violer cette morale de l’honnêteté commune et ont plus besoin de l’entraide entre personnes qui se côtoient, parce qu’elles sont moins individualistes et moins isolées les unes des autres. Or, la plupart des grandes révoltes populaires dans l’histoire moderne ont été menées au nom d’une exigence d’égalité et de la reconnaissance de la dignité, que retirent le chômage et la misère. On peut donc dire que le “peuple”, écarté au nom du risque de “démagogie” (ou “populisme”) autrement dit de présentation de solutions simplistes à des problèmes politiques complexes pour plaire aux populations en difficultés, s’exprime en tant qu’être politique, selon une revendication d’égalité, autrement dit dans le lieu qui donne son sens à la démocratie, l’espace public.

Cette revendication d’égalité est à comprendre comme un refus de la domination et de l’oppression. On trouvera bien sûr de bonnes raisons de dire que les classes populaires demandent à s’intégrer davantage dans la société inégalitaire, regardent plus la télé, consomment de manière moins soucieuse de l’environnement et des conditions sociales de production. Il n’empêche que ces classes ne croient guère au Père Noël, parce qu’elles n’aperçoivent aucune solution individualiste à leur condition, contrairement aux classes plus favorisées qui se représentent leurs situations comme dépendant davantage de leur volonté et de leur mérite.

L’histoire oppose tenants du pouvoir (quand ce ne sont pas les aspirants au pouvoir) et opposants à l’autorité. La démocratie ne peut que tracer sa voie entre les deux écueils de la dépolitisation utilitariste des classes favorisées (la liberté des modernes décrite par Benjamin Constant, lesquels modernes ne conçoivent de liberté que dans la jouissance privée de l’indépendance, autrement dit lorsque le pouvoir assure l’ordre et la stabilité) et la politisation anarchisante des classes populaires. C’est-à-dire entre l’institutionnalisation et le mouvement. Entre la stabilité qui tend à figer les rapports de pouvoir et les inégalités et la déstabilisation qui ouvre la porte à la violence. C’est pourquoi le “peuple” doit être compris non seulement comme le fondement de l’exercice du pouvoir démocratique (à condition d’ailleurs qu’il soit écouté), mais surtout comme la réalité de la vie démocratique d’une société. Les deux sens du “peuple” se rejoignent ici au lieu de s’opposer. Le peuple organisé politiquement croise le petit peuple revendiquant et protestant. À condition, toutefois qu’on ne fasse pas des mouvements du peuple une atteinte à l’ordre et au pouvoir mais qu’on en fasse au contraire le cœur d’un projet de refondation de la démocratie.

Formes nouvelles de la démocratie

Il existe de nombreuses manières de faire s’exprimer et d’écouter le peuple. Lesquelles n’ont quasiment jamais été tentées en France, même à titre expérimental. Organiser des débats publics, des conférences de citoyens, faire vivre la démocratie participative dans tous les lieux de la société, valoriser l’expression plutôt que la craindre, la restreindre ou l’empêcher. C’est d’ailleurs la seule manière pour redonner aujourd’hui ses lettres de noblesse à la politique, dévaluée par les affaires politico-économiques, les promesses non tenues, la croissance des inégalités, la relégation. Le mouvement des gilets jaunes, provoqué au départ par l’augmentation du prix du carburant et par l’impact sur les conditions de vie des populations des zones péri-urbaines, a ensuite pris la forme de revendications très fortes et beaucoup plus larges sur l’égalité, l’expression démocratique, le travail, le pacte social.

Dans de nombreux pays, des expériences ont été menées dont les résultats ont été plus ou moins remarquables. Le mouvement populaire islandais qui a suivi la faillite du pays est sans doute l’un des plus importants. Suite à l’écroulement en 2008 de leur économie nationale prise dans la tempête globale, les Islandais ont refusé de payer les dettes du pays, fait tomber le gouvernement puis rédigé une nouvelle constitution. Cela n’a pas été une révolution à proprement parler, il n’y a pas eu de rupture avec le capitalisme et le processus constitutionnel n’est même pas allé jusqu’à son terme. Mais les habitants ont été profondément impliqués dans la vie politique du pays pendant plusieurs années, ne voulant plus être privés de leur droit de peser sur les grandes décisions.

Le tirage au sort pourrait partiellement se substituer aux élections, à condition de prévoir d’autres formes de la prise de décision que celle qui est concentrée entre les mains d’un seul représentant élu. Cette procédure de tirage au sort aurait l’avantage d’assurer un brassage social inédit des représentants de la population, d’éviter les batailles d’egos et de ne pas laisser s’exprimer les ambitions.

Dans le même ordre d’idées, les initiatives permettant de favoriser l’expression de revendications populaires pourraient être facilitées. Les gilets jaunes ont ainsi mis le « référendum d’initiative citoyenne » ou RIC sur le devant de la scène. Cette demande a permis de concentrer la demande populaire sur l’objectif central de démocratisation, de reprise du pouvoir par le peuple, ce qui peut ensuite engendrer des changements profonds dans la société. En effet, la démocratie représentative a imposé le libéralisme et rendu quasiment impossible de rompre avec le modèle économique imposé par l’Europe ou même de faire un simple pas de côté par rapport à lui. Elle limite considérablement la prise en mains par le peuple de son destin, au nom du refus de l’aventurisme, de la nécessaire médiation par la représentation. Le référendum d’initiative partagée (RIP, le bien-nommé), introduit dans l’article 11 de la constitution en 2008 et rendu possible à partir de 2015, suppose pour qu’une question puisse être soumise au suffrage populaire que 20 % des parlementaires l’aient proposée, soutenus par 10 % du corps électoral. Il n’est pas à l’initiative du peuple, mais de ses représentants. Et le recueil d’autant de signatures demande une organisation importante et une mobilisation difficile à atteindre, comme l’a montré le RIP pour la privatisation d’Aéroports de Paris.

Au contraire, les votations citoyennes en Suisse, démarche parfaitement intégrée dans les pratiques politiques, sont simples à organiser, parce qu’elles ne nécessitent de recueillir que 50 000 signatures de citoyens pour une votation contre une loi existante (dans les 100 jours qui suivent sa promulgation) et 100 000 pour une proposition de loi nouvelle, soit 1 et 2 % du corps électoral. Les votations ne défont pas la démocratie représentative, elles la complètent, elles sont plus suivies que les élections et impliquent davantage les citoyens dans la vie politique. Plusieurs fois par an, les citoyens suisses sont amenés à se prononcer sur des questions souvent cruciales. Cela contraint les élus à être plus proches des citoyens et permet plus de pluralisme politique.

La municipalité de Grenoble a essayé une forme nouvelle démocratie participative, mais sa proposition a été rejetée par le tribunal administratif en 2018, au prétexte qu’elle retirait au conseil municipal une part de son autorité. Dans cette proposition, si 2 000 habitants de plus de 16 ans signaient une pétition, son objet devait être débattu au conseil municipal. Si la requête de la pétition n’était pas adoptée par les élus, elle devait être soumise à “votation citoyenne”, et si 20 000 habitants de Grenoble (de plus de 16 ans, étrangers compris) l’approuvaient, alors le maire s’engageait à la mettre en œuvre.

Il convient de redonner au peuple la souveraineté qu’on lui retire au nom de son incompétence, de son irrationalité, de ses contradictions prétendues. Non pas en opposant démocratie représentative et participative, mais en les associant. Les représentants ont leur légitimité, parce qu’ils sont nécessaires pour diriger l’État et les collectivités territoriales. Mais ils doivent être informés, éclairés et à l’écoute du peuple qui n’a autrement aucune raison de leur confier un mandat. Le peuple est non seulement au fondement de la vie politique démocratique, mais en est la réalité la plus profonde, puisque ce qui est en jeu, ce sont ses attentes et espérances, autrement dit son destin.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Paris, PUF, 1989, p. 70.
2 L’expression même de “consultation” montre que le peuple est marginalisé en politique, que son avis est recueilli au même titre que celui d’autres intervenants possibles, comme les experts, les milieux d’affaires, etc. Cela accorde une autonomie considérable aux représentants.
3 Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Paris, Seuil, 2017, p. 38.
4 Claude Lefort, « La question de la démocratie », in Le Retrait du politique, ouvrage collectif, Paris, Galilée, 1983, rééd. in Essais sur le politique, xixexxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 29.
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