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Le Monde sans fin, une BD écologique

La bande dessinée Le Monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique, écrit et illustré parJean-Marc Jancovici et Christophe Blain (Dargaud) s’est révélée être un phénomène éditorial en 2022. Son succès est révélateur de l’indigence du discours écologique qui s’est transformé en morale digne des anciennes religions. Il traite du changement climatique au sujet duquel plus personne ne peut plus se voiler la face, dont plus personne ne peut nier la réalité. La principale critique que nous pourrions exprimer est que la question de la justice sociale est mise sous le tapis ou à peine évoquée.

Du rôle respectif des experts scientifiques et des citoyens

C’est un ouvrage de grande facture qui met à portée de tous les esprits les données pour limiter les effets de l’activité humaine en connaissance de cause. La question de l’expertise scientifique se pose : l’expert n’a pas à dire quelles sont les solutions, mais à donner la possibilité aux citoyens de décider dans quel système politique, social et économique il faut mettre en œuvre des politiques. Son rôle est d’éclairer le débat pour informer sur les lois universelles de la nature contre lesquelles il serait vain de s’opposer afin que les citoyens adaptent, ajustent les politiques et leur comportement dans le souci du bien être de la très grande majorité. Cela suppose d’avoir le souci de ne pas perturber les grands équilibres écologiques planétaires.

Malgré ses faiblesses ou lacunes dans le domaine social, cet ouvrage a le grand mérite de vulgariser, au sens noble du terme, les lois universelles de la nature dont l’humanité ne peut s’affranchir.

La loi de conservation

Exposée de manière didactique, « la loi de conservation » implique que si les êtres humains veulent plus d’énergie que ce que leur corps peut fournir, ils sont contraints de l’extraire de l’environnement. Pour produire de l’énergie au-delà de la force musculaire, il faut adjoindre une assistance motorisée. L’histoire du progrès technique illustre l’efficacité croissante des « convertisseurs » : l’être humain, la force animale, les moulins à vent et hydrauliques, les moteurs thermiques et électriques… Or nous utilisons quotidiennement, sans en avoir vraiment conscience, des machines pour fabriquer nos vêtements, pour produire notre nourriture, pour nous déplacer…

Notre dépendance à l’énergie

Notre monde dépend de la consommation énergétique même si nous ne sommes pas égaux dans cet usage : les pays du sud en général, les couches populaires dans nos sociétés sont peu prédatrices par rapport aux classes privilégiées des pays dits occidentaux. Un comparatif entre toutes les façons de produire de l’énergie montre qu’avec 1 litre d’essence nous avons la même capacité à transformer l’environnement que 10 à 100 jours de travail de force d’un être humain, et ce, pour un coût bien moindre. La conclusion de l’auteur est que toute énergie devient sale quand elle est utilisée à grande échelle. Est appelée « propre » une énergie « utilisée en quantité minimale pour que ses inconvénients soient minimes ».

La gratuité des énergies

De fait, le soleil, le pétrole, le vent, l’eau, le charbon, l’uranium… sont des énergies « gratuites ». Ce qui est payant, c’est le travail fourni par les êtres humains pour construire des moulins à vent, des éoliennes, pour forer des puits de pétrole, de gaz, pour creuser des mines et fabriquer les machines qui vont permettre de rendre utilisables ces énergies que la nature met à notre disposition. Parmi toutes ces énergies, l’auteur met en évidence des distinctions quant à leur efficacité : d’une part les énergies denses telles que le gaz ou le pétrole… et les énergies peu denses telles que l’air. Dans le cas de l’air, il faut encore ajouter un coût pour extraire le pétrole, le gaz ou le charbon nécessaires à la fabrication des éoliennes. Tout cela c’est sans compter le « système industriel très performant qui permet l’extraction du cuivre, du nickel et autres métaux nécessaires à la fabrication des batteries afin de stocker l’énergie, [c’est sans compter] la métallurgie, les hauts-fourneaux, les laminoirs, le transport pour installer les éoliennes ».

La notion de convertisseurs

Dans les temps anciens, on utilisait des convertisseurs très « écologiques », car renouvelables, mais peu efficaces et surtout, pour nous, très immoraux : esclaves, serfs et animaux de trait. Ces convertisseurs étaient d’une empreinte carbone quasi nulle, mais peu efficaces comparativement aux convertisseurs modernes : tracteurs, pelleteuses mécaniques, haveuses dans les galeries de mines, moissonneuses-batteuses, gros camions… qui, eux, ont le défaut dont on se rend compte depuis quelques décennies d’avoir une empreinte carbone très forte.

Aujourd’hui, chaque Terrien a à sa disposition — c’est une image — 200 esclaves et sans les machines il faudrait 1 400 milliards de Terriens pour obtenir la même production. Le grand défaut de cette comparaison, c’est que la moyenne statistique ne reflète pas la réalité des situations très diverses vécues. En effet, il n’est pas conforme à la réalité de mettre à égalité les 1 % les plus riches dans le monde ou les 10 à 20 % les plus riches en France, et tous les autres êtres humains qui, par leur niveau de vie, n’emploient certainement pas l’équivalent de 200 esclaves ou « exosquelettes [qui chacun] a la même force mécanique que si notre puissance musculaire était multipliée par 200 ». De plus, si cette métaphore de la machine-esclave est parlante pour prendre conscience de la démultiplication de la force humaine grâce aux innovations techniques et technologiques, elle a l’inconvénient de laisser penser que tous les êtres humains sont parvenus au statut de maîtres, propriétaires d’esclaves. De fait, ils ne sont souvent que des appendices des machines.(1)Citons d’autres équivalences :
Une année d’éclairage d’un logement équivaudrait à 800 jours esclaves ;
L’ensemble des appareils électroménagers d’un foyer à 5 000 jours esclaves ;
La fabrication d’un ordinateur à 5 000 jours esclaves ;
Un vol transatlantique à 5 000 jours esclaves ;
L’ensemble des achats de biens sur une année entre 25 000 et 50 000 jours esclaves.

De nombreux graphiques, qui illustrent cet ouvrage, tendent à montrer que chaque nouvelle énergie découverte par l’être humain a non pas remplacé la précédente, mais s’est rajoutée : le charbon s’est ajouté au bois, le pétrole au charbon, le gaz au pétrole, l’hydroélectrique au gaz et le nucléaire à l’hydroélectrique… Sont mis en relief, à juste raison, le système du greenwashing (ou « écoblanchiment », « verdissage » en français) que certaines entreprises utilisent pour verdir leur image en invoquant des ruches installées sur les toits ou les collaborateurs (ne surtout pas employer le terme d’ouvriers ou d’employés sans doute trop sulfureux et trop en rapport avec la notion d’antagonisme de classe) qui se déplacent à bicyclette, autant de solutions « anecdotiques » même si elles ne sont pas à rejeter.

De la démographie

L’origine de l’accroissement exponentiel, voire hyperbolique, de la population est expliquée par l’énergie abondante, notamment fossile, mise à disposition. Mais l’impact de l’éducation des femmes pour limiter le nombre de naissances n’est pas évoqué ni le fait que les prévisionnistes estiment que la population chinoise diminuera à moyen terme de plusieurs centaines de millions.

Le passage de la civilisation renouvelable à la civilisation fossile, en augmentant considérablement notre force de travail, a multiplié l’impact de l’humanité sur l’environnement avec en corollaire l’usage et la production de sous-produits indésirables. Cela a conduit à réduire la surface disponible pour les êtres vivants et la biodiversité.

Impact environnemental du consommateur

Un graphique montre la quantité de gaz à effet de serre émise en fonction du type d’aliments, de la farine et des légumes en général peu émetteurs à la viande bovine passant, respectivement, de moins de 1 kg équivalent CO2 à 22 kg. Encore faut-il pour être juste en ce qui concerne la viande rappeler que la production de 1 kg de viande bovine issu d’un élevage en prairie émet peu de GES que la même quantité issue de l’agro-industrie. Cela revient à penser notre façon de vivre à la manière d’Epicure : préférer la qualité à la quantité. Là encore, revient sur le tapis la question de la justice sociale pour assurer un accès à une nourriture de qualité, éco-responsable quelle que soit notre situation de fortune.

Trois gaz produits par les activités humaines sont responsables de cet impact sur l’environnement et la vie terrestre :

Concernant le CO2, gaz inerte, 40 % de l’excès d’émission due aux activités humaines demeurent au bout de 10 ans, 20 % au bout de 1 000 ans et 10 % au bout de 10 000 ans. Cela nous fait prendre conscience que le retour à une situation antérieure à la révolution industrielle — donc antérieur au basculement dans une civilisation fossile — est un leurre. Au mieux, à condition d’agir rapidement, nous pouvons limiter l’aggravation des conséquences des activités humaines.

Un graphique qui fait froid dans le dos (ou chaud… du fait de la hausse moyenne des températures) devrait nous inciter à prendre les mesures à la hauteur d’une situation potentiellement mortifère : de nombreuses régions du monde pourraient voir l’impossibilité de vivre en extérieur monter jusqu’à 350 jours par an si la température augmente de 4 % ; la France pourrait voir l’humidité des sols baisser jusqu’à 10 %, diminuant en conséquence les rendements agricoles.

Des énergies renouvelables

L’auteur insiste sur le fait que l’éolien et le solaire ont un ERDEI (2)Energy Returned on Energy Invested ou Energie Restituée sur Energie investie : lorsque l’ERDEI vaut 10, cela signifie qu’on a besoin de 1 kWh pour en extraire 10 de l’environnement faible : il est de 100 pour le pétrole et descend à 5 pour l’éolien et le solaire. Le retour aux énergies renouvelables, même sophistiquées, ne permettra pas de conserver la société d’abondance que nous connaissons. Le nucléaire lui-même ne pourra pas remplacer les énergies fossiles, sans compter que les ressources en uranium seront épuisées à l’horizon 2100 et les problèmes environnementaux pour la nature et la santé humaine dans les pays d’extraction.

Production alimentaire, transports et logement

Le principe est de privilégier la qualité à la quantité et diviser par 2 voire 3 notre consommation de viande et de laitages. Il faudrait sortir de l’agro-industrie et favoriser la production bio à condition d’y insérer de nouvelles normes comme la bonne santé des sols, asphyxiés actuellement par l’agriculture intensive. La relocalisation de la production agricole au plus près des consommateurs est indispensable. L’auteur estime qu’en 30 ans cela est réalisable.

La voiture électrique n’est pas la panacée. Elle est avantageuse écologiquement à condition d’être petite. L’usage amplifié de la marche, du vélo y compris électrique (pour ce dernier 100 fois moins d’émissions que pour une voiture) est à favoriser. L’hydrogène n’est pas non plus la panacée : pour remplacer tous les carburants routiers par de l’hydrogène (qui est un gaz contenant peu d’énergie par litre), il faudrait doubler la production électrique : soit 54 nouveaux réacteurs nucléaires ou la moitié de la Corse couverte de panneaux solaires…

Il faudrait par ailleurs remplacer les chaudières à gaz et au fuel qui émettent 20 % des gaz à effet de serre par des pompes à chaleur, isoler l’habitat, augmenter la production nucléaire de 20 % sachant que l’uranium n’est pas inépuisable et que la construction des centrales nécessite beaucoup d’énergie et dégage du CO2. Et surtout consommer moins. Dans ce dernier cas, la justice sociale est d’importance.

De nos biais cognitifs

L’auteur rappelle que notre cerveau est composé du cortex dévolu à la création, à l’abstraction, à la planification… et du striatum qui ne produit pas d’intelligence, mais est le centre de nos désirs bruts, de nos motivations. Ce striatum est un maître exigeant qui chaque fois qu’on réalise ce qu’il demande nous procure du plaisir au travers de la molécule appelée dopamine. Pour contourner le cortex qui alerte des dangers, nous utilisons plusieurs stratégies : le déni ou se voiler la réalité, la croyance ou la pensée magique voire thaumaturgique (en rapport avec les miracles), du greenwashing… En d’autres termes, il faut substituer la pensée scientifique à la pensée magique, la pensée rationnelle aux fables et mythologies, le discours argumenté à la pensée thaumaturgique. Cela doit être la mission de l’école publique, de l’Education nationale laïque.

En guise de conclusion

Cet ouvrage et leurs auteurs font œuvre utile, en ce sens qu’ils permettent d’appuyer sur des bases et données scientifiques, l’émergence de solutions pour une société nouvelle fondée sur un hédonisme individuel et social soucieux du bien-être de tous les êtres humains. Cette société nouvelle devra s’appuyer sur la justice sociale et le refus des inégalités, notamment celles qui n’ont aucune justification, aucune utilité sociale comme l’indiquait déjà la Déclaration des droits de l’Homme (de l’être humain dirions-nous aujourd’hui) et du citoyen (et de la citoyenne comme le rappelait Olympe de Gouges). Cet ouvrage permet d’éviter l’écueil des pensées magiques au profit de la pensée rationnelle, de la pensée scientifique qui permet, comme l’affirmait Jean Jaurès, de pratiquer « le courage,… [qui] est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Si l’on ne comprend pas les lois universelles de la nature à la fois en tant qu’environnement extérieur à l’être humain et en tant que nature profonde et singulière de chacun, il est vain de prétendre élaborer une politique alternative sociale, démocratique, laïque et écologique.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Citons d’autres équivalences :
Une année d’éclairage d’un logement équivaudrait à 800 jours esclaves ;
L’ensemble des appareils électroménagers d’un foyer à 5 000 jours esclaves ;
La fabrication d’un ordinateur à 5 000 jours esclaves ;
Un vol transatlantique à 5 000 jours esclaves ;
L’ensemble des achats de biens sur une année entre 25 000 et 50 000 jours esclaves.
2 Energy Returned on Energy Invested ou Energie Restituée sur Energie investie : lorsque l’ERDEI vaut 10, cela signifie qu’on a besoin de 1 kWh pour en extraire 10 de l’environnement
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