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Guerre d’Algérie et indépendance algérienne : 60 ans

La reddition d'Abd el-Kader, le 23 décembre 1847, par Régis Augustin.

La reddition d'Abd el-Kader, le 23 décembre 1847, par Régis Augustin.

Il semble judicieux, pour une compréhension suffisante du sujet, de partir du commencement de la colonisation sous Charles X, avant de terminer avec les accords d’Evian qui mirent un terme à l’Empire colonial français.

La longueur de l’article qui en découle incite, pour une meilleure lisibilité, à le partager en deux parties. La première partie, qui paraît ce jour, court de 1830 avec Charles X à la fin de la Première Guerre mondiale. La seconde partie, qui paraîtra le lundi 28 mars, relate la colonisation française de la fin de la Première Guerre mondiale à 1962.

Il y a 60 ans, le 18 mars 1962, les accords d’Evian mettent fin à une tragédie franco-algérienne

Une approche qui n’instrumentalise pas « l’histoire convoquée comme une arme politique au mépris des travaux et des usages scientifiques »(1)Zemmour contre l’histoire, Tracts Gallimard n°34, février 2022. s’impose pour permettre un regard apaisé qui n’interdit pas le débat entre les différents acteurs de ce conflit et leurs descendants. Il est indispensable, pour construire un avenir commun, de ne pas faire « mentir le passé pour mieux faire haïr au présent… et ainsi inventer un futur détestable »(2)Zemmour contre l’histoire, Tracts Gallimard n°34, février 2022..

La colonisation de l’Algérie débutée sous Charles X et finissante sous les IVe et Ve Républiques aboutit à une guerre civile franco-française puisque, statutairement, cette colonie était une colonie dite de peuplement et a été divisée en trois départements français faisant de ses habitants des Français.

Certes, la période qui court du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1956-1962 est cruciale des deux côtés de la Méditerranée par la montée en puissance du conflit qui, d’une « opération de maintien de l’ordre » officiellement, car il était difficile de parler de guerre au sein même de la nation française, aboutit à une vraie guerre et à la conscription qui fait que plus d’un million de jeunes appelés français effectueront leur service militaire en Algérie. Pour comprendre la situation, il est indispensable de partir des débuts de la colonisation.

Plusieurs perceptions de l’Algérie française se côtoyaient, se côtoient, voire se percutaient, se percutent. Celle des colons qui considèrent que la Méditerranée traversait la France comme la Seine traverse Paris, que la France a tout construit, les barrages, les routes, les voies de chemin de fer, qu’avant eux il n’y avait rien, qui mènent une vie dans un cadre paradisiaque… et celle du peuple algérien qui a conscience que les terres que leurs ancêtres cultivaient leur avaient été spoliées.

L’occultation de la guerre fratricide dans le camp des indépendantistes algériens avec un FLN qui s’est octroyé la paternité de la lutte anticoloniale (des milliers de morts) aux dépens des autres tendances souvent plus démocratiques, de la situation honteuse faite aux pieds-noirs et aux harkis (on commence à peine à l’étudier au grand jour) et par la France et par le mouvement indépendantiste algérien pollue les esprits des deux côtés de la Méditerranée, dans les relations entre nos deux nations, au sein de chacune des deux sociétés, rendant difficile la construction d’un destin commun et solidaire pourtant nécessaire.

Ce qui suit s’appuie largement sur une somme de recherches publiée par les Editions Sociales/Livre Club Diderot sous la coordination assurée par Jean Ellenstein.

XIXe siècle

Le sacre de Charles X le 29 mai 1825

Le sacre de Charles X le 29 mai 1825 à Reims marque le retour aux principes de la monarchie absolue, selon le dogme « le trône doit être au service de l’autel et l’autel au service du trône ». Depuis les années 1822, une crise couve et met en jeu les rivalités des grandes puissances en Méditerranée :

Sur fond de crise interne et économique tendue, avec la multiplication des « émeutes de subsistances » dues à de mauvaises récoltes de pommes de terre (1826, 1827, 1828), une baisse de la production de froment, l’opposition bonapartiste, républicaine et orléaniste prend de l’ampleur et sape le régime de Charles X. Le régime est à la recherche d’une gloire extérieure, d’abord européenne vers la Belgique qui fait partie des Pays-Bas. Cette ambition est bloquée par les puissances européennes, à savoir la Prusse, l’Angleterre et la Russie.

C’est alors que se précise le « coup d’Alger » qui pourrait sauver Charles X, du moins c’est ce que pensent ce dernier et ses soutiens. Du blé vendu par Alger à la France qui, depuis le Directoire (1795-1799), n’a jamais été payé et a provoqué moult incidents, dont l’épisode, non déterminant, au cours duquel le dey d’Alger avait caressé, le 29 avril 1827, à l’aide d’un chasse-mouches le visage du consul français connu pour être un prévaricateur. Souhaitée par les commerçants marseillais, l’expédition française d’Alger est décidée le 31 janvier 1830, annoncée le 3 mars de la même année et terminée le 5 juillet 1830 par la chute d’Alger. Il apparaît clairement que cette expédition procède d’une opération de politique intérieure(3)Journal des débats du 7 mars 1830 : « Il y a (…) l’espoir insensé de faire une victoire contre Alger, une victoire contre nos libertés et de transformer la gloire qu’on espère acquérir en un moyen de corruption et de violence ».. Cependant, elle sera le point de départ d’une expansion coloniale consciente(4)Main basse sur Alger, Pierre Péan, Enquête sur un pillage Juillet 1830, paru en 2004..

Peu de temps après débutent les « Trois Glorieuses », les 26, 27 et 28 juillet 1830, journées marquées par des affrontements meurtriers : 163 tués et 578 blessés du côté des forces de l’ordre et 1 800 tués et 4 500 blessés du côté des insurgés.

La monarchie de Juillet

Sous la Monarchie de Juillet et Louis-Philippe 1er, une décision doit être prise concernant les suites à donner à l’expédition d’Alger dont le pouvoir ne sait que faire. Une polémique s’engage entre les « colonistes » (mot de l’époque) et les « anticolonistes »(5)Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation, A. Julien, Paris, 1964.. Il est décidé de rester et de créer un « Gouvernement général des possessions françaises dans le Nord de l’Afrique ». Dès 1832 arrivent les premiers colons capitalistes dans le Sahel, les « colons aux gants jaunes ». Abdel-Kader organise la résistance et est reconnu en 1834 comme souverain de la province d’Oran. En juin 1835 commence une guerre qui ne se terminera provisoirement qu’en 1847.

Dans un contexte où Villermé s’écrie : « Malheureux ouvriers ! Pourquoi vous indigner ? Indignez-vous contre la providence dont les éternels décrets ont établi et conservent l’inégalité de taille, de force, de santé, d’intelligence, d’aptitude et de moralité dont l’inégalité de conditions n’est que la suite ou l’effet nécessaire […] Vous ne comprenez pas qu’il n’y a que deux classes possibles d’hommes dans l’industrie : les chefs et les salariés. »(6)Villermé, Des associations ouvrières, 1849., où les grèves se multiplient, où foisonnent les doctrines socialistes et communistes, où le pouvoir personnel du roi s’accroît, la conquête de l’Algérie pose des problèmes militaires et d’organisation. Dans l’opinion publique relativement indifférente, les uns considèrent que l’Algérie peut devenir une terre de rapport ou d’expérience, les autres que l’intervention française est une agression contre un pays indépendant, « un horrible sacrifice au dieu des carnages… consommé en Algérie… au nom de la civilisation européenne par des Français »(7)Le journal communiste la Fraternité de 1845, n°8..

La violation du traité de Tafna par les Français conduit Abdel-Kader à envahir la Mitidja. Bugeaud, partisan de la conquête totale, nommé gouverneur, mène une guerre totale : pratique de la terre brûlée, villages des tribus récalcitrantes incendiés, moissons saccagées, résistants algériens enfermés dans des grottes. La smala(8)La smala est une capitale ambulante de plusieurs milliers de personnes est prise en mai 1843. L’émir, Abdel Kader, se réfugie au Maroc et Bugeaud remporte la victoire d’Isly le 14 août 1844. Tanger et Mogador sont bombardées. Suite à la pression de l’Angleterre, l’armée française cesse le combat et, en contrepartie, le Sultan du Maroc abandonne Abdel-Kader (traité de Lella-Marnia du 10 septembre 1844). De nombreuses insurrections éclatent en 1845 dans le Dahra, la plaine du Chélif et l’Ouarsenis. Abdel-Kader, son prestige retrouvé, réussit à pénétrer dans la vallée de la Tafna et extermine une petite colonne française de 413 hommes, fin septembre 1845. Son ambition est de créer un État arabo-musulman. Menacé à la fois par les troupes françaises et marocaines, il résiste plus de trois ans pour se rendre en novembre 1847 au général Lamoricière. En apparence, l’Algérie semble presque entièrement soumise.

Une colonisation de peuplement commence à poindre : en janvier 1847, on dénombre 109 000 Européens dont 47 000 Français. Parmi eux, seuls 15 000 colons au sens strict du mot et une faune d’aventuriers, de spéculateurs et de mercantis dans Alger. Petit à petit émerge le sentiment que l’Algérie ce n’est pas la France, c’en est le prolongement. Ce sentiment va s’enraciner dans l’inconscient national et aura des conséquences ultérieurement.

Quel que soit le territoire mondial considéré, la France et l’Angleterre sont en concurrence.

La révolution de février à juin 1848

La révolution de février à juin 1848 aboutit à la deuxième République et, de populaire, elle s’enfonce dans une république dont il ne reste que le nom. Dès juin 1848, les observateurs lucides constatent qu’une certaine République, la République sociale et démocratique, est perdue. Cela rassure la grande bourgeoisie et Friedrich Engels analyse la situation ainsi : « La Révolution de Juin est la première qui divise vraiment la société tout entière en deux camps ennemis »(9)F. Engels, Les journées de Juin 1848, Les luttes des classes en France de 1848 à1850, Paris, 1974.. Les territoires algériens sont devenus départements en 1848 sous la IIe République, qui y intensifie l’implantation de colons français. Celle-ci s’est faite au détriment des tribus musulmanes, qui perdent les meilleures terres et se voient pour certaines cantonnées.

À ce propos, il est intéressant de prendre connaissance de ce que Tocqueville(10)Alexis de Tocqueville, né le 29 juillet 1805 à Paris et mort le 16 avril 1859 à Cannes, est un philosophe politique, politiste, précurseur de la sociologie et homme politique français. Il rédige un rapport en 1847 sur le projet de loi relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie écrit sur la société musulmane, en Afrique. Elle « n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite [ndlr, cela dénote le sentiment de supériorité morale et intellectuelle des Européens]. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l’habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore. » Il déplore ainsi le caractère prédateur de la colonisation française en Algérie, l’absence d’état de droit et l’influence civilisationnelle négative de la France.

Louis Napoléon est élu président de la République

Louis Napoléon est élu président de la République au nom du parti de l’ordre avec le slogan « Plus d’impôts, à bas les riches, à bas la République des riches, vive l’empereur » et le 07 novembre 1852, un sénatus-consulte proclame : « La dignité impériale est rétablie. Louis Napoléon Bonaparte est empereur des Français sous le nom de Napoléon III. » C’est un régime « du sabre et goupillon » qui s’installe. Suite au coup d’Etat du 2 décembre 1852, de nombreux opposants sont déportés en Algérie. À contre-pied de la deuxième République, le Second Empire entend rompre avec l’implantation de colons. Napoléon III est positivement influencé par les notables musulmans lors d’un premier séjour en 1860. Reprenant les idées des saint-simoniens, il envisage la colonisation comme une entreprise par laquelle la France apporterait la civilisation aux peuples arabes (quelle condescendance, ndlr), dont elle se veut la protectrice. La présence française contribue à entretenir les insurrections, telle celle en 1864 de la tribu des Flittas, dans le Sud de l’Oranais. Durement réprimée par l’armée, la tribu vit ses chefs internés à Corte. Pour Napoléon III, l’Algérie est « ce pays [qui] est à la fois un royaume arabe, une colonie européenne et un camp français ». Suite à diverse révoltes, entre 1864 et 1897, plus de 2.000 personnes originaires du Maghreb, en très grande majorité des Algériens, sont déportées, transportées ou reléguées en Nouvelle-Calédonie, comme le furent les Communards en 1871.

Le colonialisme français de 1871 à 1914

En 1871, la France possède un empire colonial de 900 000 kilomètres carrés peuplé de 5 millions et demi d’habitants : l’Algérie, des possessions en Afrique noire (Sénégal, Gabon, une partie de la Côte d’Or), l’île de la Réunion, cinq villes dans la péninsule indienne, des possessions en Océanie (Nouvelle-Calédonie et Tahiti), la basse Cochinchine et le protectorat su le Cambodge en Extrême-Orient, la Guyane française, la Martinique, la Guadeloupe et Saint-Pierre-et-Miquelon en Amérique. En 1914, la superficie de l’Empire colonial français dépasse les 10 millions de kilomètres carrés et compte environ 48 millions d’habitants.

La doctrine coloniale repose en partie sur des causes économiques exposées par Jules Ferry qui affirme que « La politique coloniale est fille de la politique industrielle. ». Il faut contrôler les sources de matières premières et exporter les produits et capitaux français. « Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux » et le lien colonial suffit « pour que la prépondérance économique suive la prédominance politique. » et « puisque la politique coloniale est le mouvement général des grandes puissances européennes, nous devons en prendre notre part… »(11)Discours-programme prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885.

Jusque dans les années 1880, les conquêtes coloniales, bien qu’ayant un arrière-plan économique, n’ont pas été pas fondamentalement motivées par des besoins économiques. Par la suite, les intérêts financiers prennent de l’importance : le phosphate au Maroc, le fer en Algérie et Tunisie, le charbon et caoutchouc en Indochine, le cacao et l’arachide en Afrique noire. Les investissements français hors métropole passent de 4,3 % du total en 1881 à 9 % en 1914 : ils restent encore relativement faibles comparativement à la part des investissements britanniques dans leurs colonies, soit 48 % du total en 1914.

L’expansion coloniale est dans une large mesure l’œuvre des marins et des militaires. Une loi du 7 juillet 1900 entérine ce fait et crée l’armée coloniale.

Les motivations religieuses

Les motivations religieuses ne sont pas absentes dans l’entreprise de colonisation. Les congrégations missionnaires au nombre de vingt-cinq y participent, selon leurs termes, pour apporter « leur concours à la grande œuvre de civilisation chrétienne qui doit faire surgir des désordres et des ténèbres d’une antique barbarie une France nouvelle… Venez [s’adressant aux Alsaciens -Lorrains qui ont opté pour la nationalité française en 1872] en contribuant à établir sur ce sol encore infidèle une population laborieuse, morale et chrétienne, vous serez les vrais apôtres de Dieu et la Patrie. »(12)in revue Missions catholiques, écrit de Monseigneur Lavigerie en 1867 dans son mandement d’adieu aux Nancéens. 100 000 hectares sont réservés d’office aux Alsaciens lorrains de par une loi de 1871. C’est symptomatique d’une idée répandue selon laquelle les colons seraient arrivés dans un désert économique, intellectuel et culturel.

Certains laïques et républicains reprennent le concept en l’expurgeant de son sens religieux

Certains laïques et républicains reprennent le concept en l’expurgeant de son sens religieux, en affirmant vouloir civiliser des peuples barbares et leur apporter notre culture, nos techniques et notre mode de vie. « C’est par l’expansion, par le rayonnement dans la vie du dehors, par la place qu’on prend dans la vie générale de l’humanité que les nations persistent et durent. »(13)Déclaration de Léon Gambetta à Angers en 1872, son quotidien la République française défend avec énergie toutes les entreprises coloniales. Quant à Jean Jaurès, tout en défendant l’œuvre civilisatrice de la France qui « représente en Afrique auprès des indigènes un état supérieur à l’état présent du régime marocain »(14)Déclaration en 1903 à la Chambre des députés, il condamne les méthodes. Par la suite, il adopte une position anticolonialiste(15)Jérôme Pélissier et la bascule anticolonialiste de Jaurès à partir de 1904, Gilles Candar, président de la Société des études jaurésiennes. et déclare dans l’Humanité du 31 mars 1912 : « Quelle douleur et quelle honte de penser que la France, égarée par des spéculateurs sans conscience, par des diplomates pleins de sottise et d’orgueil, n’est plus dans le monde musulman qu’une puissance de destruction ! » L’évolution de Jean Jaurès sur le colonialisme est exemplaire. Alors que Clemenceau fait le chemin inverse.

D’autres laïques et républicains, tel que Clémenceau, sauvent l’honneur

D’autres laïques et républicains, tels que Clémenceau, qui sauve l’honneur dans un discours en 1885, déclare à propos de la colonisation : « Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs… C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles… Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures… La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie. »

Cependant, le colonialisme militant ne connaît pas, en France, le succès populaire des ligues coloniales britanniques.

L’Algérie connaît des révoltes, suite à la défaite française face à l’Allemagne de 1871, sous la direction de Mohamed el Mokrani(16)Cheikh El Mokrani était un notable dont le père, Cheikh Ahmed El-Mokrani, était khalife de la région de Medjana sur les hauts plateaux. Il joua un rôle actif dans la révolte kabyle de 1871 avec Cheikh Ameziane El-Haddad, chef de la confrérie des Rahmania, courant de l’islam pratique et soufi fondé en 1774, son frère Bou-Mezrag El-Mokrani et son cousin El Hadj Bouzid. Issu d’une famille de haut rang, il est un chef fier et meurt au combat en 1871 tué d’une balle en plein front. de Sétif, épicentre, à la Kabylie. En raison de la défaite de la Commune, qui permet l’envoi de renforts venus de métropole, la rébellion est vaincue en quelques semaines. La rébellion a entraîné 100 000 combattants ou Moûdjâhdîn. La répression féroce fait couler beaucoup de sang et s’alourdit d’amendes, de confiscation des terres(17)36 millions d’amendes imposées aux chefs, dix millions aux tribus, 446 000 hectares de bonnes terres confisquées. « Certaines tribus durent mettre jusqu’à vingt ans pour s’acquitter de leurs dettes. Pour la plupart ce fut la ruine », Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, 1974.

Le décret du 24 octobre 1870 permet la création de trois départements algériens, donnant partiellement satisfaction aux colons, dont une partie sont des déportés de 1848 et 1851. Un autre décret d’Adolphe Crémieux donne la nationalité française à tous les juifs algériens, consacrant une première rupture avec la population musulmane, écartée de fait. Les musulmans sont traités en Français de deuxième zone en leur appliquant un statut de l’indigénat (1881) qui donne tous les pouvoirs aux administrateurs civils et crée des infractions spéciales pour eux et les frappent de peines tout aussi spéciales. Les communes de plein exercice sont dirigées directement par les colons français, les communes mixtes par des fonctionnaires civils. Les musulmans sont passibles de peine d’internement, de séquestre et d’amendes sans possibilité de faire appel. Ils doivent obtenir un permis de circulation pour tout déplacement hors de leur douar(18)Un douar, en Afrique du Nord et particulièrement au Maghreb, est d’abord un « groupement d’habitations, fixe ou mobile, temporaire ou permanent, réunissant des individus liés par une parenté fondée sur une ascendance commune en ligne paternelle. Par extension, c’est une « division administrative de base, fraction territoriale de la commune ».. La religion musulmane est laissée libre. Les musulmans doivent payer à la fois les impôts arabes et les impôts français, soit deux fois plus que les citoyens français d’Algérie. Des commissions d’enquête parlementaires dénoncent la politique d’assimilation et Jules Ferry reconnaît qu’il est difficile de faire entendre au colon européen « que l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci. »

Un mouvement insurrectionnel et autonomiste voit le jour, dirigé par les colons et contre les juifs. En mai 1898, l’Algérie élit quatre députés antisémites sur six. La revendication autonomiste relève du seul fait des colons. Les départements algériens obtiennent l’autonomie financière, avec l’instauration de délégations financières élues par les colons. Cela ne change pas la situation des musulmans, pour lesquels des « tribunaux répressifs » et des « cours criminelles » sont créés. En territoire militaire, les bureaux arabes subsistent avec des commandants de Cercle ayant sous leur coupe des caïds choisis parmi les notables musulmans.

Quelques réformes de 1900 à 1911 permettent à 5 000 musulmans d’élire six conseillers généraux. Dans les délégations financières, une par département, les Européens avaient 24 places, les Arabes 15 et les Kabyles 6.

La population augmente de 1872 à 1914, passant de 2 416 000 habitants (250 000 Européens, 35 000 Juifs, 2 125 000 Arabes, Kabyles ou Berbères) à plus de 5 000 000. La population européenne progresse autant que la population musulmane et représente un septième de la population totale. L’école, le service militaire, les mariages mixtes sont les facteurs essentiels de fusion de la communauté européenne. La population musulmane doubla en nombre. Cette démographie positive est le résultat en grande partie de la paix civile, des progrès de l’hygiène et de l’absence de disette.

Les Européens possèdent plus de 2 millions d’hectares de terres, soit presque la totalité des bonnes terres du pays, notamment sur les plaines côtières. Les musulmans conservent seulement les terres des plateaux et des montagnes où ils pratiquent une agriculture extensive avec une récolte tous les deux ans et un élevage transhumant.

Les lois françaises sur l’enseignement ne sont pas appliquées aux musulmans, ou seulement à la marge, en partie en raison de l’opposition des colons au développement de l’instruction, jugeant cette dernière dangereuse pour le maintien de leur domination. En 1914, il n’y a que 34 bacheliers musulmans et 12 licenciés.

En 1914, les Musulmans économiquement exploités, politiquement écrasés, culturellement et religieusement limités, constituent les six septièmes de la population et ne possèdent pas le septième de la richesse, de quoi alimenter les rancœurs.

La conquête du Sahara se termine en 1902 après une difficile « pacification » des Touaregs et des Maures.  Il couvre une superficie de 4 millions de km2 peuplé de 1,2 million d’habitants, semble inutile, car ne possédant ni métaux précieux ni terres fertiles et ignorant la présence de pétrole dans le sous-sol.

La Première Guerre mondiale

Le 3 août 1914, après l’invasion du Luxembourg et l’envoi d’un ultimatum à la Belgique par l’Allemagne le 02 août, le gouvernement français notifie aux gouvernements étrangers l’existence de l’état de guerre entre la France et l’Allemagne. Cela marque l’impuissance  et l’échec de la deuxième Internationale(19)L’Internationale ouvrière fut fondée, à l’initiative notamment de Friedrich Engels, par les partis socialistes et ouvriers d’Europe lors du congrès de Paris en juillet 1889 ; elle est aussi connue sous le nom de Deuxième Internationale, ou Internationale socialiste. à « briser les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées »(20)Déclaration de Jean Jaurès à l’ouverture du congrès de l’Internationale, le 21 novembre 1912 à Bâle..

Avant les débuts de la guerre, l’armée française dispose, en raison de la loi des trois ans, d’un effectif de 710 000 hommes et 190 000 hommes des troupes coloniales. Par la suite les effectifs s’élèvent à 3 660 000 hommes à l’issue de la mobilisation générale. Il ne faut pas oublier les deux millions de travailleurs, dont 400 000 femmes, occupés dans les 17 000 usines de guerre. 175 000 soldats d’Algérie ont participé à la Première Guerre mondiale et 26 000 sont tués ou portés disparus et ne rentreront jamais en Algérie. En plus des combattants, l’Algérie fournit 120 000 travailleurs, recrutés particulièrement dans le sud de la France, pour suppléer les ouvriers engagés dans la guerre.

L’Union sacrée est telle qu’il est inutile d’appliquer les mesures prévues contre les inscrits au carnet B(21)Le Carnet B est l’instrument principal de surveillance des « suspects », français ou étrangers, sous la Troisième République en France. Il est créé en 1886 par le général Boulanger, pour lutter contre les activités d’espionnage. Géré par le ministère de l’Intérieur, il est progressivement étendu à tous les individus pouvant troubler l’ordre public ou antimilitaristes qui pourraient s’opposer à la mobilisation nationale., soit 2 400 personnes concernées, dont 1 500 Français souvent syndicalistes et socialistes.

Peu à peu les buts de guerre de la France se précisent : la restitution de l’Alsace-Lorraine. Les négociations qui s’ouvrent à partir de 1916 entre les belligérants achoppent sur ce point.


Post-scriptum : J’écris cet article en ayant une pensée pour un ami et copain d’enfance Toufik Benaichouche, à la fois citoyen français et algérien. Nous avons passé notre enfance dans une cité des Mines domaniales de Potasse d’Alsace (MDPA), avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs de l’école élémentaire publique de la cité des mines, du Collège d’enseignement secondaire, pratiqué le football dans la même équipe et le même club soutenu par le Comité central d’entreprise des MDPA. Adolescents, nous débattions longuement de politique, lui, plutôt marxiste libertaire et anarchisant et, moi, plutôt marxiste-léniniste, de l’Algérie où il participait, durant les congés scolaires, dans les années 1970, à des camps de jeunesse mixtes, l’emprise des intégristes Frères musulmans ou salafistes n’étant pas encore prégnante sur la société algérienne. Hommage de la radio rendu lors de son décès : « Le grand reporter de RFI d’origine algérienne Toufik s’est éteint des suites d’une longue maladie à l’âge de 63 ans en 2019, a indiqué la radio ce jeudi. Arrivé en 1994 à RFI, il avait couvert de nombreux conflits en tant que grand reporter, avec une prédilection pour le Moyen-Orient, des Territoires palestiniens et Israël à l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Au Liban, son reportage radio « Une nuit sous les bombes », tourné en 2006, lui avait valu le 3e prix Bayeux des correspondants de guerre. « Toufik Benaichouche était une des personnalités les plus marquantes de notre radio, un expert du Moyen-Orient et un conteur hors pair », écrivent ses collègues sur le site de la radio. Son air malicieux et son sens du récit resteront gravés dans nos mémoires ».

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Zemmour contre l’histoire, Tracts Gallimard n°34, février 2022.
2 Zemmour contre l’histoire, Tracts Gallimard n°34, février 2022.
3 Journal des débats du 7 mars 1830 : « Il y a (…) l’espoir insensé de faire une victoire contre Alger, une victoire contre nos libertés et de transformer la gloire qu’on espère acquérir en un moyen de corruption et de violence ».
4 Main basse sur Alger, Pierre Péan, Enquête sur un pillage Juillet 1830, paru en 2004.
5 Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation, A. Julien, Paris, 1964.
6 Villermé, Des associations ouvrières, 1849.
7 Le journal communiste la Fraternité de 1845, n°8.
8 La smala est une capitale ambulante de plusieurs milliers de personnes
9 F. Engels, Les journées de Juin 1848, Les luttes des classes en France de 1848 à1850, Paris, 1974.
10 Alexis de Tocqueville, né le 29 juillet 1805 à Paris et mort le 16 avril 1859 à Cannes, est un philosophe politique, politiste, précurseur de la sociologie et homme politique français. Il rédige un rapport en 1847 sur le projet de loi relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie
11 Discours-programme prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885.
12 in revue Missions catholiques, écrit de Monseigneur Lavigerie en 1867 dans son mandement d’adieu aux Nancéens.
13 Déclaration de Léon Gambetta à Angers en 1872, son quotidien la République française défend avec énergie toutes les entreprises coloniales.
14 Déclaration en 1903 à la Chambre des députés
15 Jérôme Pélissier et la bascule anticolonialiste de Jaurès à partir de 1904, Gilles Candar, président de la Société des études jaurésiennes.
16 Cheikh El Mokrani était un notable dont le père, Cheikh Ahmed El-Mokrani, était khalife de la région de Medjana sur les hauts plateaux. Il joua un rôle actif dans la révolte kabyle de 1871 avec Cheikh Ameziane El-Haddad, chef de la confrérie des Rahmania, courant de l’islam pratique et soufi fondé en 1774, son frère Bou-Mezrag El-Mokrani et son cousin El Hadj Bouzid. Issu d’une famille de haut rang, il est un chef fier et meurt au combat en 1871 tué d’une balle en plein front.
17 36 millions d’amendes imposées aux chefs, dix millions aux tribus, 446 000 hectares de bonnes terres confisquées. « Certaines tribus durent mettre jusqu’à vingt ans pour s’acquitter de leurs dettes. Pour la plupart ce fut la ruine », Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, 1974.
18 Un douar, en Afrique du Nord et particulièrement au Maghreb, est d’abord un « groupement d’habitations, fixe ou mobile, temporaire ou permanent, réunissant des individus liés par une parenté fondée sur une ascendance commune en ligne paternelle. Par extension, c’est une « division administrative de base, fraction territoriale de la commune ».
19 L’Internationale ouvrière fut fondée, à l’initiative notamment de Friedrich Engels, par les partis socialistes et ouvriers d’Europe lors du congrès de Paris en juillet 1889 ; elle est aussi connue sous le nom de Deuxième Internationale, ou Internationale socialiste.
20 Déclaration de Jean Jaurès à l’ouverture du congrès de l’Internationale, le 21 novembre 1912 à Bâle.
21 Le Carnet B est l’instrument principal de surveillance des « suspects », français ou étrangers, sous la Troisième République en France. Il est créé en 1886 par le général Boulanger, pour lutter contre les activités d’espionnage. Géré par le ministère de l’Intérieur, il est progressivement étendu à tous les individus pouvant troubler l’ordre public ou antimilitaristes qui pourraient s’opposer à la mobilisation nationale.
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