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Retour sur la première année des bolcheviks au pouvoir

Une fois de plus, les Editions critiques publient un livre qui apporte beaucoup à la réflexion historique et politique : celui de l’américain Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks au pouvoir (32 euros, 635 pages, dont 504 pages de texte et plus de 130 pages de notes, de chronologie, d’index et de bibliographie sélective). Ce livre bouleverse la connaissance historique grâce au contact de l’auteur avec des historiens soviétiques dès 1963, mais surtout grâce aux archives déclassifiées dans les années 90 (y compris du KGB en 1993) non connues de beaucoup d’historiens et une lecture des journaux d’époque.

 

Ce troisième livre fait suite aux deux premiers, Prelude to Revolution : The Petrograd Bolsheviks and the July Uprising en 1968 chez Indiana University Press, puis Les Bolcheviks prennent le pouvoir (1976, traduction française 2016). Le premier livre explore les causes, le développement et les résultats de l’insurrection avortée de juillet 1917, le deuxième permet de mieux comprendre la nature de la révolution russe. Nous nous bornerons dans cette recension à l’étude de la période d’octobre 1917 (calendrier julien) jusqu’à novembre 1918 (calendrier grégorien).

 

Autant dire tout de suite que ces livres rompent avec l’historiographie stalinienne, avec l’historiographie majoritaire occidentale et même avec l’historiographie des historiens liés à des groupes militants qui magnifient tel ou tel leader bolchevik avec certaines simplifications historiques. Tout provient de la lecture des journaux (tous cités dans le livre), des comptes rendus de toutes les institutions russes puis soviétiques, des comptes rendus des réunions des partis et des fractions des partis dans les soviets et des contacts avec des historiens russes avec lesquels l’auteur s’est entretenu. Cette étude est donc une mine pour de futurs historiens, qui pourront s’appuyer sur le réel « d’en bas » et pas seulement sur celui « d’en haut ».

Résumé de la séquence de juillet 1917 à la prise du pouvoir

Déjà, les lecteurs assidus de ReSPUBLICA savent que la révolution de févier 1917 (calendrier julien) s’est déclenchée par la manifestation féminine du 8 mars (calendrier grégorien) et non pas par une décision bolchévique. Lénine et Trotski étaient de plus à l’étranger à cette date, car ils ne croyaient pas à l’imminence du processus révolutionnaire. Ceux qui ont assisté à une de mes conférences sur le sujet savent que l’insurrection avortée de juillet 1917 était issue de la base, celle du 1er régiment des mitrailleurs.

La crise de la fin août 1917, liée à la tentative de coup d’État d’extrême droite du général Kornilov contre Kerenski, s’est dénouée, contre la résolution du 6e congrès du parti bolchevik et de Lénine lui-même à ce congrès, grâce cette fois-ci à la résistance du Soviet de Petrograd dirigé par les bolcheviks et notamment de son comité militaire révolutionnaire (CMR). Lénine, après avoir dit « l’État est à terre, il suffit de le ramasser », engage alors la bataille contre son comité central pour décider in fine de l’insurrection le 25 octobre 1917 (calendrier julien). Les bolcheviks plus modérés du comité central du parti souhaitaient, quant à eux, affaiblir le gouvernement provisoire en liant sa destitution formelle à l’action du deuxième congrès panrusse des soviets par une structure de large coalition. Que ce soit avant l’insurrection du 25 octobre, pendant cette prise du pouvoir et dans les mois qui ont suivi, le parti bolchevik débattait démocratiquement, comme aucun des partis de gauche aujourd’hui. Le livre que nous recensons est donc d’un grand intérêt pour comprendre comment, en moins d’un an, des pratiques de plus en plus autoritaires mettent à mal la démocratie dans le parti et dans les soviets.

Premières considérations générales des premiers mois des bolcheviks au pouvoir

Le lecteur du livre, principalement centré sur Petrograd, capitale de la Russie en 1917, verra par exemple que Lénine est mis, à plusieurs reprises, en minorité dans le parti bolchevik par les communistes de gauche et que tous les soviets ne fonctionnaient pas de la même façon. Il verra l’action des syndicats, des différents partis, et des alliances se faire et se défaire. Mais le lecteur verra également la venue de pratiques autoritaires faisant reculer la démocratie au cours de cette première année.

De plus, le lecteur comprendra les causes qui sont pêle-mêle institutionnelles, économiques, militaires, politiques. Il comprendra alors l’analogie du célèbre historien Mathiez, le créateur de la Société d’études robespierristes, entre la Révolution française et la Révolution russe quant aux causes des évènements (guerre continentale, guerre civile interne, différentes phases de la révolution, pénurie alimentaire et difficultés de vie du grand nombre, lutte de classe violente, impossibilité de régler les problèmes les uns après les autres, actions nécessitant une réactivité rapide suite aux conséquences non prévues des décisions précédentes, etc.). Le lecteur verra que, dans les premiers mois du régime soviétique, le rôle dirigeant de l’organisation bolchevique de Petrograd fut faible, pour plusieurs raisons :

Quelques éléments historiques de la première année des bolcheviks au pouvoir

Le lecteur lira que la Tcheka (Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution, de la spéculation et du sabotage) fut créée le 7 décembre 1917. Dans un deuxième temps, des SR de gauche entrent dans la Tcheka. D’abord dépendants des soviets, ils furent rattachés ensuite dans une chaîne de commandements interne à la Tcheka.

Le lecteur lira que les modérés du parti bolchevik furent bien élus dans la Constituante, mais exclus du bureau de la faction.

Le lecteur lira que le conflit entre le nouveau pouvoir des soviets (des ouvriers, des paysans et des soldats) et la Constituante (19 listes en présence et réunion les 5 et 6 janvier 1918), dont les élections ont été décidées avant la prise de pouvoir des bolcheviks, s’est conclu par la dissolution de l’assemblée constituante en janvier 1918. Le livre revient très longuement et précisément sur cet épisode. De longs débats auront encore lieu pour savoir si une autre alternative fut possible.

Le lecteur lira, page 225, que la réunion du Comité central du parti bolchevique du 23 février 1918 statuant sur les nouvelles conditions allemandes à la paix de Brest-Litovsk a abouti au résultat de 7 voix pour (avec Lénine), 4 voix contre (avec Boukharine) et 4 abstentions (avec Trotski). Sans doute, beaucoup ont regretté que, sous l’impulsion de Trotski, le parti ait refusé les premières propositions, moins dures pour la Russie. Au comité exécutif central du Soviet panrusse qui suivra, l’appel nominal donna 116 voix à la position de Lénine d’acceptation des conditions allemandes, 85 contre et 26 abstentions, dont 22 des SR de gauche !

La pénurie alimentaire et l’accroissement phénoménal du chômage (46 % à Petrograd) sont bien décrits à partir de la page 280

Le lecteur lira que « les détachements d’approvisionnement des céréales » pour nourrir les villes ont commis de nombreuses atrocités (pages 364 et 365). Même Lénine, qui avait soutenu ces détachements, en a convenu au huitième congrès du parti bolchevik en mars 1919 : « les coups destinés aux koulaks ont frappé la paysannerie moyenne ».

Le lecteur lira le tournant organisé par Lénine, rendu public le 28 avril 1918 (page 341), paru dans la Pravda dans un article intitulé « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets » : « Partant du principe que l’étape destructrice de la révolution, au cours de laquelle le pouvoir de la bourgeoisie la plus riche et des grands propriétaires terriens, devait être brisée, était largement achevée », Lénine appelait à « la suspension de l’offensive contre le capitalisme… afin de relancer la puissance industrielle ». Il appela le « nouveau système économique de capitalisme d’État »

Féminisme

Le lecteur lira l’important débat chez les ouvrières bolcheviks entre le féminisme d’Alexandra Kollontaï, qui défendait des intérêts spécifiques aux femmes, et Konkordia Nikolaïeva Samoïlova, qui estimait qu’il n’y avait pas d’intérêts différents fondés sur le sexe.

Le lecteur lira que, pour les léninistes, la politique fut définie petit à petit par le Sovnarkom (Conseil des Commissaires du peuple faisant fonction de gouvernement) et par le CMR dépendant du Soviet de Petrograd, qui se réunissait tous les jours. Le comité exécutif central (CEC) du Soviet, qui devait contrôler le Sovnarkom, se réunissait très irrégulièrement.

Alliance entre ouvriers et paysans

 Le lecteur comprendra que c’est le partenariat avec les socialistes révolutionnaires de gauche (SR de gauche) jusqu’en juillet 1918 qui permit sans doute de sauver le régime soviétique, les bolcheviks ayant développé de forts liens avec la classe ouvrière, de même que les soldats et les SR de gauche avec la paysannerie pauvre et moyenne, largement majoritaire en Russie. Le lecteur verra que les décisions prises par la quatrième conférence des bolcheviks de Petrograd à la mi-février 1918 pour atténuer les problèmes de direction résultant de la perte de son personnel le plus efficace (voir plus haut) ont été une étape institutionnelle majeure du recul des normes et des pratiques démocratiques. Le départ du Sovnarkom à la mi-mars 1918 à Moscou « porta un coup sévère » au pouvoir soviétique à Petrograd.

Premières contestations et répressions

Le lecteur lira, page 310, qu’une des premières tempêtes de protestation des marins de la Baltique fut l’exécution du capitaine Chtchastny, sur ordre de Trotski, dans la nuit du 21 au 22 juin 1918. Il fut le héros sauvant 236 vaisseaux coincés dans la glace rentrés à Cronstadt. Alexander Rabinowitch écrit : « le 22 mai, Chtchastny, frustré par la politique de Trotski et son manque de confiance en lui, présenta sa démission. Trotski la rejeta, l’envoya à Moscou, le fit arrêter et organisa seul une enquête, un simulacre de procès et une condamnation à mort sous l’accusation fallacieuse de tentative de renversement de la Commune de Petrograd avec comme objectif à plus long terme, de combattre la république soviétique ». Alors que les documents déclassifiés de la Tchéka et de la Marine montrent qu’il fut « en grande partie ou totalement innocent ».

Le lecteur verra le grand tournant de juillet 1918 pendant le cinquième congrès panrusse des soviets à Moscou. D’abord par la fraude massive en faveur des bolcheviks, par la restriction des journaux de l’opposition, et aussi parce que le comité central des SR de gauche décida l’assassinat de l’ambassadeur allemand à Moscou, entraînant la rupture de l’alliance bolchevik-SR de gauche. Une fois de plus, ce sont les évènements qui ont aidé la direction soviétique, car, au même moment, les alliés à l’ouest de l’Europe (Français, Britanniques et Américains) engageaient, lors de la deuxième bataille de la Marne, leur avancée victorieuse vers Berlin.

Le lecteur verra comment la direction bolchevik du Comité de Petrograd a engagé la Terreur rouge le 30 août 1918 suite à l’assassinat du bolchevik « Ouritski » (dirigeant pourtant parmi les plus modérés des responsables bolcheviks de la Tcheka), donc bien avant la tentative ratée d’assassinat de Lénine. Déjà, le 20 juin 1918, un dirigeant bolchevik très populaire, Volodarski, fut assassiné.

La fête du premier anniversaire de la révolution russe, le 7 novembre 1918 (calendrier grégorien), se passe au moment du déclenchement de la révolution soviétique allemande (démarrée fin octobre) animée par les spartakistes. Le livre se termine par la fin de cette fête, qui coïncide avec l’abdication de l’empereur allemand Guillaume II, dans la nuit du 9 au 10 novembre, dans la guerre 14-18.

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