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Sale temps pour la recherche

La semaine dernière, mercredi 30 juin à 1 h 15 du matin, dans le cadre du projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et de renseignement, le Sénat a adopté un article qui va considérablement compliquer l’accès aux archives des services de renseignement et qui marque un recul démocratique sans précédent dans ce domaine.

Pour rappel, en 2008 avait été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale une loi relative aux archives (la loi du 15 juillet 2008), qui avait été conçue pour ouvrir plus largement les archives publiques aux chercheurs et citoyens. Auparavant, la règle était que les archives publiques de moins de 30 ans n’étaient pas communicables. Avec la loi de 2008, le principe général est que les archives publiques sont immédiatement communicables. Le législateur a cependant introduit un certain nombre d’exceptions afin de trouver un équilibre entre l’accès aux chercheurs et la protection des intérêts de la nation et de ceux des citoyens. Ainsi ce qui relève par exemple du secret médical n’est communicable que 25 ans après le décès de la personne (ou 120 ans après sa naissance).

Pour ce qui concerne les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique, le délai fixé par la loi de 2008 était de 50 ans. Cependant, depuis de nombreux mois, les historiens avaient constaté des restrictions pour l’accès à ces archives sensibles. En cause : une application stricte d’une instruction générale interministérielle (l’IGI 1300) datant de 2011, qui prévoit une déclassification pièce à pièce des documents classés confidentiels et secret défense, ce qui suppose un travail extrêmement long et chronophage pour les archivistes qui ont à traiter des masses de documents qui se comptent en centaines de mètres. Cela a conduit à des délais très longs pour avoir accès aux documents. Ce qui est d’autant plus absurde c’est que des documents qui avaient déjà été rendus publics et avaient déjà été utilisés par les historiens dans le cadre de travaux portant par exemple sur la Seconde Guerre mondiale se sont retrouvés inaccessibles. En février 2020, un collectif d’historiens avaient dénoncé dans le Monde « une restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines de la nation sous le prétexte abusif de la nécessité de protection du secret de la défense ». Ils rappelaient également que « depuis la Révolution française, la République garantit aux citoyens un accès aux papiers de l’État, accès qui est considéré comme une protection indispensable contre l’arbitraire » et considéraient que « ces mesures portent un coup d’arrêt brutal à la recherche sur des sujets essentiels pour la connaissance historique et le débat public dans notre démocratie. Les archives ayant été à un moment de leur vie classifiées ne concernent pas que l’histoire militaire : elles permettent d’écrire l’histoire de la nation. » À la suite de cette tribune, l’Association des archivistes français, l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche et l’Association Josette et Maurice Audin se sont associées pour alerter le public sur cette situation et réclamer l’abrogation de l’IGI 1300, via un recours devant le Conseil d’État. En juin dernier, le rapporteur public du Conseil d’État, Alexandre Lallet, a donné raison au collectif dans des termes assez sévères pour le secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale à l’origine de l’IGI 1300. Il a en effet estimé que cette instruction avait été inventée « pour les besoins de la cause » au moment où s’ouvraient les archives de la Guerre d’Algérie et un avait un « arrière goût désagréable de subterfuge ». Face à ce désaveu, le gouvernement a cependant pris des dispositions pour continuer à soustraire des documents à la recherche. Il a introduit une disposition sur les archives (article 19) dans le projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et de renseignement, ce qui pourrait être considéré comme un cavalier législatif. Cet article 19 stipule que les archives dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État ou encore à la sécurité publique ne pourront pas être communicables tant qu’elles présentent un intérêt opérationnel. Concrètement, cela signifie d’une part qu’aucun délai n’est fixé pour les rendre accessibles et que d’autre part leur communicabilité dépendra du bon vouloir des administrations concernées qui seront les seules juges pour estimer quand les documents auront perdu leur valeur opérationnelle.
Lors du vote au Sénat, cinq groupes parlementaires différents ont proposé des amendements pour essayer de garantir aux historiens l’accès à ces documents, mais la ministre des armées a refusé d’entendre les arguments invoqués par les sénateurs de plusieurs bords. Les trois associations à l’origine de la mobilisation pour l’accès aux archives ont dénoncé dans leur communiqué une « nuit noire sur les archives » ; « le moment est historique pour les archives : pour la première fois en France, une loi ferme l’accès aux archives publiques […] L’article 19 du projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement place les services de renseignement hors des exigences républicaines de contrôle démocratique. »

Ce qui est particulièrement révoltant avec l’adoption de cet article de loi, c’est qu’il est à nouveau la démonstration du double discours de la politique d’Emmanuel Macron. Alors que ce dernier avait fait un geste historique en septembre 2018 auprès de la veuve de Maurice Audin pour reconnaître l’implication de l’armée française dans la disparition du mathématicien, alors qu’il a commandé un rapport à Benjamin Stora sur la réconciliation mémorielle autour de la colonisation et de la guerre d’Algérie, son gouvernement prend des dispositions pour fermer l’accès aux archives permettant d’écrire cette histoire. Encore une fois, les engagements ne sont pas tenus ! Plus généralement, cette affaire vient s’ajouter à la longue liste des reculs démocratiques pris durant ce mandat. Elle est aussi symptomatique d’un climat défavorable à la recherche en France : une note du ministère de l’enseignement supérieur publiée en juin a pointé une baisse de 15 % pour les thèses soutenues en 2020. Le nombre d’inscriptions en doctorat est en chute continue depuis 2009. Avec le vote de l’article 19, ce sont également des projets de recherche qui ne pourront pas voir le jour et de nouvelles difficultés qui entravent la recherche historique sur des sujets pourtant essentiels.

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