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Toussaint Louverture, la dignité révoltée

Source : L’Humanité, 3, 4 et 5 juin 2009

Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de La Réunion, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son dernier ouvrage s’intitule Fidel Castro, héros des déshérités, Paris, Editions Estrella, 2016. Préface d’Ignacio Ramonet.

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Première partie

Introduction

Depuis la révolte de Spartacus en 73 avant Jésus-Christ contre l’oppression de l’esclavage dans la Rome antique, aucun peuple asservi ne s’était soulevé avec succès contre le joug des chaînes. En 1791, Toussaint Louverture, fidèle au principe selon lequel les droits naturels de l’être humain étaient imprescriptibles, reprit le flambeau de la lutte pour l’émancipation, tout comme le légendaire gladiateur romain, revendiquant ainsi le droit du peuple noir à la liberté[1].

L’insurrection des exploités brisa les chaînes de l’asservissement colonial et ouvrit la voie à l’indépendance d’Haïti, première nation du Nouveau-Monde à conquérir sa liberté. L’influence décisive de Toussaint Louverture et du peuple haïtien dans l’indépendance de l’Amérique latine n’est toujours pas considérée à sa juste valeur. Les esclaves noirs de Saint-Domingue, en menant une lutte acharnée contre les oppresseurs français, montrèrent le chemin de l’affranchissement aux peuples assujettis du continent et changèrent le cours de l’Histoire.

Quelle fut la trajectoire du héros national haïtien ? Comment a-t-il réussi à renverser le système esclavagiste, conquérant ainsi la liberté de son peuple ? Comment est-il devenu le premier organisateur de la nation ?

Toussaint Louverture, révolté dès son plus jeune âge par l’esclavage qu’il subira dans sa propre chair, mènera la révolte des écrasés et combattra la violence coloniale de l’Empire français. Le Premier des Noirs rejoindra ensuite la Révolution émancipatrice menée par Maximilien Robespierre, réunifiera l’île en chassant les Espagnols et les Anglais et organisera la nation en la dotant d’une ambitieuse Constitution. Trahi par Napoléon Bonaparte, qui refusera obstinément d’accepter la destinée de la première nation d’Amérique latine à conquérir son indépendance, Toussaint Louverture finira ses jours dans un cachot du Jura, loin de la terre qu’il a libérée, léguant au Nouveau-Monde l’exemple de la dignité conquise par la lutte. En effet, la Révolution haïtienne, mère de toutes les Révolutions d’Amérique latine, ouvrira la voie à l’émancipation des peuples du continent de la tutelle coloniale européenne.

Toussaint avant la Révolution haïtienne

François-Dominique Toussaint naquit esclave le 20 mai 1743 au sein de la plantation Bréda sous le règne de Louis XV, à Haut-du-Cap, dans le nord de l’île de Saint-Domingue, au sein d’une famille de cinq enfants dont les ancêtres furent arrachés à la terre africaine du Bénin. L’île était alors la plus riche colonie de la France, grâce à la production sucrière qui était la culture phare de l’époque, l’or blanc du XVIIIe siècle. Tout comme ses frères et sœurs, il était employé en tant que domestique et cocher par son maître Bayon de Libertat, alors intendant de la propriété appartenant au Comte de Noé, ce qui lui évitait l’exploitation, rythmée à coups de fouet, qui sévissait dans les champs de canne à sucre. Il observait néanmoins avec indignation et impuissance le sort des siens, éreintés par le poids de la servitude. Ils tombaient les uns après les autres d’épuisement, subissaient la cruauté des maîtres ou étaient emportés par les maladies. L’espérance de vie d’un esclave était alors de 37 ans. Ceux qui essayaient d’échapper à leur sort étaient pourchassés et châtiés de manière impitoyable. En effet, ils étaient mutilés d’un bras lors de la première tentative de fuite, d’une jambe la deuxième fois et étaient assassinés lors de leur troisième capture. Les colons semaient ainsi la terreur parmi les populations noires[2].

En 1776, Toussaint Bréda, ainsi se nommait-t-il, obtint son affranchissement et échappa à l’esclavage qui frappait l’immense majorité des habitants noirs. Jouissant d’une relative liberté, il se dédia à l’agriculture et prit la tête d’une petite propriété entretenue par 13 esclaves, dont l’un d’eux – Jean-Jacques Dessalines – deviendrait son fidèle lieutenant et marquerait l’histoire d’Haïti[3].

Toussaint était également un homme doté d’une intelligence remarquable, d’une culture riche et variée, qui s’était nourri des idées des grands penseurs des Lumières. En 1789, lorsque qu’éclata la Révolution française menée par la bourgeoisie d’affaires qui tenait entre ses mains le pouvoir économique et qui aspirait à obtenir le pouvoir politique, l’île, composée de 30 000 blancs et de 40 000 mulâtres, jouissait d’une prospérité notable grâce à l’exploitation de quelque 550 000 esclaves. Quatre catégories composaient alors la colonie de Saint-Domingue : les grands colons qui possédaient la majeure partie des richesses issues de l’asservissement du peuple noir, les petits propriétaires et ouvriers dénommés les « petits-blancs », les mulâtres qui étaient des hommes libres mais exploités par les possédants et les esclaves noirs dont le sort était de vivre une existence de misère. Le message émancipateur de la Révolution française porté par la voix de Maximilien Robespierre, guide moral et politique du processus de transformation sociale, irrigua les consciences de tous habitants des colonies. Les exploités remirent alors en cause les privilèges établis et dénoncèrent les hiérarchies sociales, revendiquant leur droit à la liberté et à l’égalité[4].

La révolte des esclaves de 1791 et l’émergence de Toussaint Louverture

Le 14 août 1791, sous l’égide de Dutty Boukman, George Biassou et de Jean-François Papillon, les esclaves du Nord, révoltés par leur condition et poussés par l’élan révolutionnaire venu de métropole, entrèrent en insurrection contre l’oppression coloniale lors de la cérémonie de Bois Caïman, acte fondateur de la Révolution haïtienne. Toussaint, alors âgé de 48 ans, s’engagea aux côtés des insurgés en tant que médecin, grâce à ses connaissances homéopathiques. Son intelligence, son autorité naturelle et sa bravoure au combat lui permirent de devenir rapidement le premier lieutenant de Biassou et d’obtenir le grade de colonel[5].

Son nouveau rang l’amena ainsi à fréquenter les royalistes opposés au processus révolutionnaire en France et des officiers fidèles à Louis XVI. Clairvoyant, il tira rapidement profit de ces contacts en apprenant d’eux les principes de l’art de la guerre, ce qui lui permit de former des soldats capables de rivaliser avec les meilleures troupes coloniales. Sa vaillance sur le champ de bataille et sa capacité à ouvrir des brèches dans les lignes ennemies lui valurent de surnom de « L’ouverture[6] ».

En 1793, l’Espagne, qui occupait l’autre moitié de l’île (future République dominicaine), entra en guerre contre la France, suite à l’exécution de Louis XVI, membre –tout comme le souverain espagnol Charles IV –de la dynastie des Bourbons. Madrid soutint alors les insurgés haïtiens et leur proposa de rejoindre ses rangs et de mener la lutte contre la métropole coloniale. Toussaint Louverture et ses hommes acceptèrent l’offre pour des raisons tactiques et tissèrent une alliance de circonstance contre un ennemi commun. En effet, l’esclavage sévissait également du côté espagnol et ne serait aboli qu’en 1844, lors de la conquête de l’indépendance de la République dominicaine. Le 29 août 1793, il lança un appel au peuple et proposa à ses compagnons une destinée nouvelle : « Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous, frères, et combattez avec moi pour la même cause. Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage[7] ».

Au service de la Révolution française

Le 4 février 1794, face à l’insurrection de Saint-Domingue, la République française décida d’abolir l’esclavage, convaincue de la nécessité morale, historique et politique d’un tel acte. Maximilien Robespierre, membre de la société des « Amis des Noirs » aux Jacobins, avait milité dès 1791 contre l’asservissement colonial des peuples de couleur. Dans un discours à l’Assemblée constituante du 13 mai 1791, l’Incorruptible avait dénoncé la traite négrière :

Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot ‘esclaves’, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution.

[…] Si je pouvais soupçonner que, parmi les adversaires des hommes de couleur, il se trouvât quelque ennemi secret de la liberté et de la Constitution, je croirais que l’on a cherché à se ménager un moyen d’attaquer toujours avec succès vos décrets pour affaiblir vos principes, afin qu’on puisse vous dire un jour, quand il s’agira de l’intérêt direct de la métropole : vous nous alléguez sans cesse la Déclaration des droits de l’homme, les principes de la liberté, et vous y avez si peu cru vous mêmes que vous avez décrété constitutionnellement l’esclavage. L’intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous demeuriez libres et que vous ne renversiez pas de vos propres mains les bases de la liberté. Périssent les colonies, s’il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté. Je le répète : périssent les colonies, [même si] les colons veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts. Je déclare au nom de l’Assemblée, au nom de ceux des membres de cette Assemblée qui ne veulent pas renverser la Constitution, au nom de la nation entière qui veut être libre, que nous ne sacrifierons aux députés des colonies, ni la nation, ni les colonies, ni l’humanité entière[8].

Lorsque la France décréta officiellement l’abolition de l’esclavage, elle fit citoyens français près d’un million d’esclaves dans toutes les colonies. Le gouverneur général Etienne Lavaux, en charge de l’île, entra alors en contact avec Toussaint Louverture afin de le convaincre de rejoindre les rangs de la Révolution française. Quelques mois plus tôt, Félicité-Léger Sonthonax, commissaire civil de la République, avait décidé de décréter unilatéralement l’abolition de l’esclavage dans la province Nord de Saint-Domingue afin de mettre un terme à la révolte des insurgés. Ainsi, en mai 1794, le leader haïtien, qui s’était déjà affranchi de l’autorité de Biassou, décida d’abandonner l’armée espagnole et de s’allier aux Français, convaincu que la liberté du peuple noir se trouvait désormais du côté de la République[9].

Leader aguerri ayant une parfaite connaissance du terrain, combattant respecté par ses hommes et redouté par ses adversaires, à la tête d’une armée disciplinée de 4000 hommes, Toussaint Louverture était un allié de choix. Le général Lavaux, qui devait faire face aux colons réfractaires, aux royalistes séditieux, aux soldats espagnols et anglais, était conscient de l’apport du leader noir à la cause républicaine. Il décida alors de le nommer général de brigade et de rétablir la paix dans le Nord. Grâce au dévouement de ses hommes, payant lui-même le prix du sang avec pas moins de dix-sept blessures de guerre, Toussaint Louverture reprit le contrôle de la région, neutralisant les Anglais, mettant en déroute les bandes insurgées de ses anciens alliés et obligeant les Espagnols à quitter le territoire français. Un an plus tard, en 1795, l’Espagne, vaincue, capitula et signa un traité de paix avec la France, renonçant à sa souveraineté sur Saint-Domingue[10].

L’ascension de Toussaint Louverture fut fulgurante. En 1796, il devint lieutenant gouverneur de Saint-Domingue et général en chef de l’armée en 1797. En 1798, acculés par les forces du général en chef, les Anglais finirent par abandonner leurs derniers bastions et signèrent un accord d’évacuation général en échange d’un partenariat commercial. Le Conseil des Cinq-cents, l’une des deux assemblées législatives du Directoire de 1795 à 1799, équivalent à l’Assemblée nationale d’aujourd’hui, décida alors de le nommer « Bienfaiteur de Saint-Domingue », grâce au soutien du gouverneur Lavaux, élu député et qui s’était lié d’amitié avec Toussaint Louverture. Le chef noir devint ainsi le leader emblématique et incontesté du peuple de l’île et notamment des exploités qui voyaient en lui l’espoir d’un affranchissement définitif et le symbole de leur aspiration à une vie décente[11].

La guerre Nord/Sud

Face à la popularité de Toussaint Louverture et inquiet de son influence, le gouvernement français – le Directoire – décida en avril 1798 d’envoyer le général Hédouville observer la situation à Saint-Domingue. Le Nord était alors contrôlé par Toussaint Louverture et était composé majoritairement d’une population noire. Le Sud, principalement métis, se trouvait sous le contrôle du général André Rigaux, issu lui-même d’une puissante famille mulâtre[12].

Pour contenir l’influence des deux leaders, le représentant du Directoire manigança un plan afin de créer un conflit entre eux. Il demanda alors à Toussaint Louverture de procéder à l’arrestation de Rigaux, accusé d’être responsable de sérieux troubles dans le Sud de l’île. Sagace, le Bienfaiteur de Saint-Domingue comprit rapidement le stratagème de la division du Directoire et ne tomba pas dans le piège. Il exprima alors son refus au général, lui rappelant le concours décisif de Rigaux dans la défense de la République et dans la lutte contre les Anglais[13].

Toussaint Louverture se rapprocha de Rigaux pour lui faire part de la conspiration échafaudée par le gouvernement français à leur égard. Il lui proposa alors de mettre de côté différends et de tisser une alliance contre Hédouville au nom de l’intérêt du peuple de Saint-Domingue. Le salut de l’île passait par l’union des forces en présence. Mais, refusant de saisir la main tendue par le leader du Nord, Rigaud décida au contraire de s’allier à Hédouville pour éliminer Toussaint Louverture[14].

En homme prudent et avisé, Toussaint Louverture découvrit la déloyauté du chef sudiste. Il conclut que le conflit était inévitable. Le leader de l’île était conscient que le déclenchement des hostilités n’était qu’une question de temps. A la fin de l’année 1798, il prit la décision d’expulser le conspirateur Hédouville qui n’avait eu de cesse de conspirer dans le pays. Ce dernier, comme ultime acte de sédition, incita Rigaux à entrer en rébellion contre le pouvoir militaire central de Saint-Domingue dirigé par Toussaint Louverture : « Je vous dégage de l’obéissance au général de l’armée de Saint-Domingue. Vous commanderez en chef toute la partie du Sud[15] ».

Se sentant investi du soutien du Directoire, Rigaud lança une offensive dans le but d’éliminer son adversaire et d’asseoir sa domination sur l’île. Le 9 juin 1799, il s’empara du Petit Goâve, initiant une guerre fratricide et sanglante. Une grande partie des officiers mulâtres de l’armée de Toussaint Louverture désertèrent les rangs pour rejoindre Rigaud. En fin stratège, Toussaint Louverture répliqua en prenant le contrôle de Jacmel, point stratégique du Sud, en janvier 1800, suite à un siège de plusieurs mois. Acculés de toutes parts par les forces louverturistes, Rigaud et son cercle intime furent contraints d’abandonner la lutte et de se réfugier en France[16].

Notes de la première partie

[1] Max Gallo, Les Romains : Spartacus, la révolte des esclaves, Paris, Fayard, 2006.

[2] Jean-Louis Donnadieu & Philippe Girard, « Nouveaux documents sur la vie de Toussaint Louverture », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, numéro 166-167, septembre 2013, décembre-janvier-avril 2014, p. 118.

[3] Jacques de Cauna, « Dessalines, esclave de Toussaint ? », Outre-Mers : Revue d’Histoire, juin 2012, 319-322. https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2012_num_99_374_4936 (site consulté le 11 mars 2019).

[4] Revue de la Révolution française, « Plan pour la conquête de Saint-Domingue (1806) », , Volume 8, 1886, p. 91.

[5] Victor Schoelcher, Conférence sur Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue, Pointe-à-Pitre, Editions Panorama, 1966, p. 9.

[6] Saint-Rémy, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Hoquet, 1850, p. 112.

[7] Jean Fouchard, Les marrons de la liberté, Paris, Editions de l’Ecole, 1972, p. 551.

[8] Maximilien Robespierre, Discours contre l’esclavage, 13 mai 1791.

[9] Marcel Dorigny (dir.), Léger-Félicité Sonthonax. La première abolition de l’esclavage. La Révolution française et la Révolution de Saint-Domingue, Paris, Société française d’histoire d’Outre-Mer et Association pour l’étude de la colonisation européenne, 2005 (1ère édition, 1997).

[10] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louverture, Paris, Pagnerre, 1853, p. 93-94.

[11] Gragnon-Lacoste, Toussaint Louverture, Général en chef de l’armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Paris, Durand & Pedone-Lauriel, Bordeaux, Feret et Fils, 1877, p. 176.

[12] Alain Yacou (dir.), Saint-Domingue espagnol et la révolution nègre d’Haïti, Paris, Editions Karthala, 2007, p. 239.

[13] Ibid., p. 239-41.

[14] Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Pot-au-Prince, Imprimerie Courtois, 1847, Tome 1, p. 252.

[15] Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haït. Résultats de l’émancipation anglaise, Paris, Pagnerre Editeur, 1843, Tome Second, p. 123.

[16] Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Tome 1, op. cit., p. 252.

Deuxième partie

L’unification de l’île et l’instauration du pouvoir

La partie espagnole de l’île était devenue française le 22 juillet 1795 avec la signature du traité de Bâle. Mais la République, qui consacrait toutes ses forces à l’avènement de la Révolution et à ses soubresauts émanant de la trahison thermidorienne et de l’assassinat de Robespierre, n’avait pas encore pris possession du territoire. Celui-ci était encore sous le contrôle d’un gouverneur espagnol. Le 26 janvier 1801, Toussaint Louverture décida alors de procéder à l’unification territoriale et, par ses efforts, arriva à instaurer la paix civile dans l’île. Les colons qui s’étaient enfuis suite à la Révolution louverturiste furent incités à rentrer et à apporter leur concours au développement de l’île[1].

L’Assemblée centrale de Saint-Domingue, sous l’autorité de Toussaint Louverture, adopta une constitution le 2 juillet 1801 qui octroyait une importante autonomie à l’île, l’émancipant ainsi de la tutelle de la France sans pour autant rompre définitivement les liens avec la puissance coloniale. Elle se basait sur l’article 91 de la Constitution française de 1799 qui stipulait que « le régime des colonies françaises [était] déterminé par des lois spéciales ». Toussaint Louverture fut alors nommé gouverneur à vie de Saint-Domingue[2].

La Constitution de 1801 était une œuvre de progrès. L’article 3 mettait fin à l’esclavage : « Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français ». Saint-Domingue devint ainsi le premier territoire du Nouveau-Monde à abolir l’esclavage. L’article 4 proclamait l’élimination des obstacles érigés par le système ségrégationniste sur le marché du travail : « Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois ». Enfin, l’article 5 consacrait l’égalité entre tous les habitants de l’île : « Il n’y existe d’autre distinction que celle des vertus et des talents, et d’autre supériorité que celle que la loi donne dans l’exercice d’une fonction publique. La loi y est la même pour tous, soit qu’elle punisse, soit qu’elle protège ». L’Assemblée centrale, si elle n’avait pas l’initiative législative, disposait du pouvoir d’adopter ou de rejeter les propositions de loi formulées par le gouverneur. Les décisions des tribunaux étaient souveraines et ne dépendaient pas du pouvoir exécutif, lequel ne pouvait prononcer aucune amnistie. L’Etat de droit y était proclamé avec l’interdiction de toute arrestation non motivée par la loi et non effectuée par un fonctionnaire assermenté (article 64)[3].

Toussaint Louverture, fidèle à la République française, soumit la Constitution à Napoléon Bonaparte, au pouvoir depuis le coup d’Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799). Pendant ce temps, il prôna la réconciliation entre toutes les catégories ethniques, appelant à la concorde tous les habitants de l’île afin d’édifier un avenir prospère pour Saint-Domingue. Lorsque le gouverneur apprit que son neveu adoptif, le général de division Moïse, se comportait comme un despote et opprimait la population blanche et métissée, mettant en danger l’équilibre précaire de la nouvelle société, ce dernier fut passé par les armes[4].

Le Spartacus Noir, tel est le surnom conquis par sa lutte pour la liberté, se consacra à la construction de l’île et au développement de son économie, afin de permettre à ses habitants d’accéder à une existence digne. L’accent fut mis sur l’agriculture et l’édification d’infrastructures. Des écoles fleurirent partout sur le territoire afin de permettre l’émancipation des habitants par l’éducation. Toutes ces mesures furent menées de main ferme et il n’y eut guère d’espace pour les protestations et les mécontentements. Les déviations furent sanctionnées avec autorité, parfois de façon cruelle et excessive, notamment dans les campagnes. Napoléon Bonaparte lui-même reconnut la qualité de « l’ordre de travail établi par Toussaint, qui, déjà, était couronné par d’heureux succès[5] ».

L’expédition de Bonaparte contre Saint-Domingue

Napoléon Bonaparte, par son coup d’Etat du 18 brumaire, avait anéanti la République et creusé le tombeau des valeurs de la Révolution. La guerre contre la Grande-Bretagne, qui avait repris en 1798 lorsque les monarchies européennes coalisées attaquèrent la France, prit fin avec la signature du Traité d’Amiens en octobre 1801. Entouré d’une caste de possédants nostalgiques de l’époque coloniale, le consul Bonaparte décida d’envoyer son beau-frère, le général Victor-Emmanuel Leclerc, à la tête d’imposantes troupes pour écraser la Révolution de Saint-Domingue. Dans un acte de reniement des idéaux révolutionnaires, cimentés dans la maxime première de la République qui affirmait que « les hommes naiss[ai]ent et demeurent libres et égaux en droit », le Premier Consul décida rétablir l’esclavage pour 500 000 habitants. Thomas Jefferson, Président des Etats-Unis, soutint avec enthousiasme l’initiative : « Rien ne serait plus facile pour nous que de fournir votre armée et votre flotte avec tout le nécessaire, et réduire ainsi Toussaint à la famine[6] ». Dans une missive à Talleyrand, son ministre des Relations extérieures, datée du 13 novembre 1801, Bonaparte lui fit part de sa décision « d’anéantir à Saint-Domingue le gouvernement des noirs[7] ». Une expédition de 23 000 hommes aguerris par les guerres napoléoniennes quitta alors la France le 14 décembre 1801 pour s’emparer de l’île et éliminer Toussaint Louverture.

Dans le courrier expédié à Toussaint Louverture, Napoléon l’informa de son intention de reprendre le contrôle de l’île, lui rappelant les forces en présence : « Nous envoyons le citoyen Leclerc, notre beau-frère, en qualité de capitaine-général, comme premier magistrat de la colonie. Il est accompagné de forces suffisantes pour faire respecter la souveraineté du peuple français[8] ». La réponse du gouverneur de Saint-Domingue fut courtoise. Le représentant de la France serait reçu avec « le respect de la piété filiale ». Mais il lui rappela que la liberté conquise par la lutte serait défendue avec la même pugnacité : « Je suis soldat, je ne crains pas les hommes; je ne crains que Dieu; s’il faut mourir, je mourrai comme un soldat d’honneur qui n’a rien à se reprocher[9] ».

Le 5 février 1802, le général Leclerc débarqua au Cap en conquérant et exigea du commandant de la ville, Henri Christophe, une reddition pure et simple sans quoi « la colère de la République le dévorera comme le feu dévore vos cannes desséchées[10] ». Loin d’intimider l’officier de Toussaint Louverture, celui-ci transmit le message suivant à l’envahisseur : « On nous prend donc pour des esclaves ; allez dire au général Leclerc que les Européens ne marcheront ici que sur un monceau de cendres, et que la terre les brûlera ». Il annonça alors le déclenchement d’une opération de résistance : « Les proclamations que vous apportez respirent le despotisme et la tyrannie. Je vais faire prêter à mes soldats le serment de soutenir la liberté au péril de leur vie[11] ».

A réception de la missive du général Christophe, l’expéditionnaire Leclerc lança un ultimatum à l’officier noir : « Je vous préviens que si aujourd’hui vous ne m’avez pas fait remettre les forts Poclet et Bel-Air et toutes les batteries de la côte, demain à la pointe du jour, quinze mille hommes seront débarqués[12] ». Le commandant haïtien ne se laissa pas impressionner et réitéra sa fidélité « au gouverneur-général Toussaint-Louverture, mon chef immédiat, de qui je tiens les pouvoirs dont je suis revêtu ». Il l’informa qu’il ne recevait d’ordre que de son gouverneur :

Jusqu’à ce que sa réponse me soit parvenue, je ne puis vous permettre de débarquer. Si vous avez la force dont vous me menacez, je vous prêterai toute la résistance qui caractérise un général ; et si le sort des armes vous est favorable, vous n’entrerez dans la ville du Cap que lorsqu’elle sera réduite en cendres, et même sur ces cendres, je vous combattrai encore…[13]

Dès le lendemain, le général Leclerc bombarda la ville, tuant femmes et enfants. Le général Christophe procéda alors à l’évacuation de la cité et, fidèle à sa promesse, la réduisit en cendres. Lorsque Toussaint Louverture apprit que le général bonarpartiste Rochambeau avait fait massacrer les soldats du Fort-Liberté le 4 février, il lui fit parvenir une missive contenant un serment : « Je combattrai jusqu’à la mort pour venger […] ces braves soldats[14] ». Le Libérateur lança un appel à la résistance à tous ses hommes, les exhortant à lutter jusqu’aux ultimes conséquences.

Bonaparte décida d’envoyer les deux enfants de Toussaint Louverture, Placide et Isaac, qui étudiaient en France depuis 1796, accompagnés de leur précepteur Coisnon, alors directeur du lycée colonial, transmettre un courrier personnel à leur père. Lorsque Coisnon l’informa des intentions favorables du Premier Consul à son égard, le leader noir exprima sa surprise :

Si les intentions du gouvernement était pacifiques et bonnes à mon égard et à l’égard de ceux qui avaient contribué au bonheur dont jouissait la colonie, le général Leclerc n’avait sûrement pas suivi ni exécuté les ordres qu’il avait reçus, puisqu’il était débarqué dans l’île comme un ennemi […]. D’après la conduite de ce général, je ne pouvais avoir en lui aucune confiance[15].

Le général Leclerc sema « sur son passage le ravage, la mort et la désolation », alors qu’il avait promis dans sa proclamation « apporter la paix et le bonheur[16] ». Les généraux Rochambeau, Kerverseau et Desfourneaux se comportaient comme « les tyrans les plus acharnés de la liberté des noirs et des hommes de couleur ». Rochambeau devint même « le destructeur des hommes de couleur et des noirs[17] ».

Dans un courrier expédié à Bonaparte en février 1802, Toussaint Louverture exprima son indignation. Il assit d’abord son autorité en lui rappelant que la nomination de Leclerc en tant que capitaine-général « n’[était] pas reconnue par la Constitution de Saint-Domingue ». Les forces envoyées « répand[ai]ent partout le carnage et la dévastation ». « De quel droit veut-on exterminer, par le fer et par le feu, un peuple grossier, mais innocent ? », questionna-t-il. S’agissait-il de l’aspiration à l’indépendance ? « Pourquoi non ? Les Etats-Unis d’Amérique ont fait comme nous ; et avec l’assistance du gouvernement français, ils ont réussi à consolider leur liberté ». S’agissait-il de son autorité ? « Le poste élevé que j’occupe n’est pas de mon choix ; des circonstances impérieuses m’y ont placé contre mon gré ». Il rappela ensuite les réalités de l’île :

Je vis cette malheureuse île en proie à la fureur des factieux. Ma réputation, ma couleur, me donnèrent quelque influence sur le peuple qui l’habite ; et je fus, presque d’une voix unanime, appelé à l’autorité. J’ai étouffé la sédition, apaisé la révolte, rétabli la tranquillité ; j’ai fait succéder le bon ordre à l’anarchie ; enfin, j’ai donné au peuple la paix et une constitution. Citoyen Consul, vos prétentions sont-elles fondées sur des titres plus légitimes ? Si le peuple ne jouit pas ici de toute la liberté qu’on trouve sous d’autres gouvernements, il en faut chercher la cause dans sa manière de vivre, dans son ignorance et dans la barbarie inséparable de l’esclavage. Le gouvernement que j’ai établi pouvait seul convenir à des malheureux à peine affranchis du joug oppresseur ; il laisse, en plusieurs endroits, prise au despotisme, nous n’en saurions disconvenir ; mais la constitution de la France, cette partie la plus éclairée de l’Europe, est-elle tout à fait exempte de ces inconvénients ? Si trente millions de Français trouvent, comme je l’entends dire, leur bonheur et leur sécurité dans la Révolution du 18 brumaire, on ne devrait pas m’envier l’amour et la confiance des pauvres noirs, mes compatriotes. La postérité décidera si nous avons été obéis par affection, par apathie ou par crainte[18].

Loin de se présenter comme un subordonné, Toussaint Louverture imposa un rapport d’égal à égal au Premier Consul, rejeta ses tentatives de corruption et assuma sa conduite et ses actes en tant que leader de Saint-Domingue :

Vous me demandez si je désire de la considération, des honneurs, des richesses. Oui, sans doute ; mais je ne veux point les tenir de vous. Ma considération dépend du respect de mes compatriotes, mes honneurs de leur attachement, ma fortune de leur fidélité. Me parle-t-on de mon agrandissement personnel dans l’espoir de m’engager à trahir la cause que j’ai embrassée ? Vous devriez apprendre à juger des autres par vous-même. Si le monarque qui sait avoir des droits au trône sur lequel vous êtes assis, vous commandait d’en descendre, que répondriez-vous ?… La puissance que je possède est aussi légitimement acquise que la vôtre ; et la voix unanime du peuple de Saint-Domingue peut seule me forcer à l’abandonner. Elle n’est point cimentée par le sang. Les hommes cruels, dont j’ai arrêté les persécutions ont reconnu ma clémence. Si j’ai éloigné de cette île certains esprits turbulents qui cherchaient à entretenir le feu de la guerre civile, leur crime a d’abord été constaté devant un tribunal compétent, et enfin avoué par eux-mêmes[19].

Après avoir essayé de corrompre en vain les officiers sous les ordres de Toussaint Louverture, face à la résistance du peuple de Saint-Domingue, le général Leclerc décida finalement de lui envoyer un médiateur. Le Patriote exprima sa circonspection :

Le général ne m’a annoncé sa mission qu’en débarquant partout à main armée. Il a pris d’assaut le Fort-Dauphin et a canonné Saint-Marc. Je ne dois pas oublier que je porte une épée. Pour quel motif me déclare-t-on une guerre aussi injuste qu’impolitique ? Est-ce parce que j’ai délivré mon pays du fléau de l’étranger ? Parce que j’ai établi l’ordre et la justice ? Si le général Leclerc désire franchement la paix, qu’il arrête la marche de ses troupes[20].

Puis, soulignant ses « plus grands soupçons sur la pureté des intentions » du général Leclerc, il ajouta : « Comment se fier à un homme qui amenait avec lui une armée nombreuse et des vaisseaux portant et débarquant des troupes sur tous les points de la colonie sans en prévenir le premier chef[21] ».

En effet, Napoléon Bonaparte avait lui-même reconnu Toussaint Louverture comme étant le seul Libérateur de Saint-Domingue :

Nous nous plaisons à reconnaître et à proclamer les services que vous avez rendus au peuple français. Si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c’est à vous et aux braves noirs qu’il le doit. Appelé par vos talents et la force des circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile, mis un frein aux persécutions de quelques hommes forcenés… Les circonstances où vous vous êtes trouvé, environné de tous côtés d’ennemis, sans que la Métropole puisse vous secourir ou vous alimenter, avaient rendu légitimes les articles de votre constitution qui pourraient ne plus l’être; mais aujourd’hui vous serez le premier à rendre hommage à la souveraineté de la nation qui vous compte au nombre de ses plus illustres citoyens, par les services que vous lui avez rendus et par les talents et la force de caractère dont la nature vous a doué[22].

Si dans le courrier officiel l’expression de gratitude pour les services rendus à la République était notable, dans la réalité, Bonaparte, au lieu de traiter Toussaint Louverture avec les égards dus à ses mérites, dépêcha 23 000 de ses meilleurs soldats pour lui passer les fers et reprendre possession de l’île.

Face à l’invasion française, Toussaint Louverture fit sonner le tocsin dans toute l’île et exhorta le peuple noir à résister à l’oppresseur. Il déploya tous ses talents et multiplia les efforts pour contrer les attaques des troupes napoléoniennes. Il mena une guerre de guérilla contre l’oppresseur colonial, appliquant la politique de la terre brûlée. Ses hommes, galvanisés par l’exemple d’abnégation donné par le leader, opposèrent une résistance farouche[23].

Notes de la deuxième partie

2 Frimaire An VIIIhttps://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-22-frimaire-an-viii (site consulté le 4 mai 2019).

[3] République d’Haïti, Consitution du 3 juillet 1801, Université de Perpignan. http://mjp.univ-perp.fr/constit/ht1801.htm (site consulté le 4 mai 2019).

[4] Charles Malo, Histoire d’Haïti (ïle de Saint-Domingue) depuis sa découverte jusqu’en 1824, Paris, Louis Janet & Ponthieu, 1825, p. 461.

[5] Napoléon Bonaparte, Mémoires de Napoléon, Paris, Bibliothèque historique et militaire, 1842, Tome sixième, p. 326.

[6] Dumas Malone, Jefferson, the President, First Terme 1801-1805, Little, Brown, 1970, p. 252.

[7] Napoléon Bonaparte, Correspondance de Napoléon 1er, “Au Citoyen Talleyrand”, 13 novembre 1801, n°5863, Tome septième, Paris, Plon/Dumaine, 1861, p. 320.

[8] Napoléon Bonaparte, « Courrier au Général Toussaint Louverture », 18 novembre 1801, Société de l’Histoire des colonies françaises, Lettres du Général Leclerc, Commandant en Chef de l’Armée de Saint-Domingue en 1802, Paris, 1937, p. 307. https://www.persee.fr/doc/sfhom_1961-8166_1937_edc_6_1 (site consulté le 4 mai 2019).

[9] Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’histoire d’Haïti, Paris, Dezobry & Magdelaine lib. Editeurs, 1853, Tome quatrième, p. 476.

[10] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louvertureop.cit., p. 40.

[11] Ibid.

[12] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome II, 1799-1803, Port-au-Prince, Editions Henri Deschamps, 1989, p. 171.

[13] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louverture, op. cit., p 41.

[14] Ibid., p. 46.

[15] Ibid., p. 51.

[16] Ibid., p. 110, 112.

[17] Ibid., p. 113.

[18] Débarquement de la flotte française à Saint-Domingue, Paris, Tiger, pas de date, p. 25-29.

[19] Ibid.

[20] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louverture, op. cit., p. 113.

[21] Ibid.

[22] Napoléon Ier, Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Henri Plon & J. Dumaine, 1866, Tome septième, p. 322.

[23] Antoine Marie Thérèse Métral & Isaac Toussaint Louverture, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Paris, Fanjat Ainé Libraire-Editeur & Antoine Augustin Renouard, 1825, p. 243-51.

Troisième partie

La trahison de Napoléon Bonaparte

Face à la ténacité des habitants, accablé par le climat et les maladies, le général Leclerc proposa la fin des hostilités[1]. Pour sauver les vies humaines, Toussaint accepta le pacte à condition qu’il s’agît d’une paix digne et honorable. « L’intérêt public exigeait que je fisse de grands sacrifices », écrivit-il dans ses mémoires[2]. L’accord fut conclu sur les bases suivantes : liberté pour tous les citoyens de l’île et conservation de leur grade et fonction pour tous les officiers civils et militaires. De son côté, le leader noir conserverait son état-major et choisirait son lieu de résidence[3].

L’accord de paix fut conclu et Toussaint Louverture décida de se retirer à Ennery[4]. Mais les promesses ne furent pas tenues. Ainsi, les généraux Jean-Jacques Dessalines et Charles Belair, qui devaient conserver leurs commandements respectifs à Saint-Marc et à l’Arcahaye, furent démis de leurs fonctions[5]. Conscient de la popularité du leader de Saint-Domingue, le général Leclerc dépêcha une troupe de 500 soldats dans le petit bourg où Toussaint Louverture avait élu demeure, afin de le surveiller[6]. Ce dernier était lucide sur la situation et n’était pas dupe du sort qui l’attendait : « Le lendemain, je reçus dans cette habitation la visite du commandant d’Ennery, et je m’aperçus fort bien que ce militaire, loin de me rendre une visite d’honnêteté, n’était venu chez moi que pour reconnaître ma demeure et les avenues, afin d’avoir plus de facilité de s’emparer de moi, lorsqu’on lui en donnerait l’ordre[7] ».

Louverture subit des humiliations quotidiennes de la part de l’armée coloniale, qui se rendait sur ses propriétés pour en détruire ses récoltes. « Alors que le général Leclerc [avait] donné sa parole d’honneur et promis la protection du gouvernement français », sa dignité était bafouée par les représentants du Premier Consul. Toussaint Louverture rappela ce douloureux épisode :

Tous les jours, je n’éprouvais que de nouveaux pillages et de nouvelles vexations. Les soldats qui se portaient chez moi étaient en si grand nombre, que je n’osais pas même les faire arrêter. En vain, je portais mes plaintes au commandant, je n’en recevais aucune satisfaction. Je me déterminai enfin, quoique le général Leclerc ne m’eût pas fait l’honneur de répondre aux deux premières lettres que je lui avais écrites à ce sujet, à lui en écrire une troisième. […] Je ne reçus pas plus de réponse à celle-ci qu’aux précédentes[8].
Bonaparte jugea alors que sa présence dans l’île était trop dangereuse et décida de procéder à son arrestation. Violant l’accord conclu, le général Leclerc, sur ordre de Consul, chargea le général Brunet, commandant militaire de la zone de Ennery, de l’opération. Le 7 juin 1802, ce dernier invita Toussaint Louverture avec toute sa famille dans sa demeure sous le prétexte d’évoquer des différents problèmes rencontrés. Il l’assura de ses meilleures dispositions à son égard et vilipenda même les « malheureux calomniateurs » qui accusaient le leader noir de fomenter la sédition. « Vos sentiments ne tendent qu’à ramener l’ordre et la tranquillité dans le quartier que vous habitez », écrivit Brunet dans la lettre. Le reste de la missive mérite d’être citée dans ses grandes lignes :
Nous avons, mon cher général, des arrangements à prendre ensemble qu’il est impossible de traiter par lettres, mais qu’une conférence d’une heure terminerait ; si je n’étais pas excédé de travail, de tracas minutieux, j’aurais été aujourd’hui le porteur de ma réponse ; mais ne pouvant ces jours-ci sortir, faites-le vous-même ; si vous êtes rétabli de votre indisposition, que ce soit demain ; quand il s’agit de faire le bien, on ne doit jamais le retarder. Vous ne trouverez pas dans mon habitation champêtre tous les agréments que j’eusse désiré réunir pour vous y recevoir ; mais vous y trouverez la franchise d’un galant homme qui ne fait d’autres vœux que pour la prospérité de la colonie et votre bonheur personnel.
Si madame Toussaint, dont je désire infiniment faire la connaissance, voulait être du voyage, je serai content. Si elle a besoin de chevaux, je lui enverrai les miens.
Je vous le répète, général, jamais vous ne trouverez d’ami plus sincère que moi. De la confiance dans le capitaine-général, de l’amitié pour tout ce qui est subordonné et vous jouirez de la tranquillité[9] ».

Accompagné de deux officiers, Toussaint Louverture décida de se rendre chez le général Brunet. A son arrivée, après les salutations d’usage, il fut conduit dans une chambre où l’attendait le représentant bonapartiste. Ce dernier, prétextant une urgence, quitta la pièce. La suite fut contée dans les mémoires du leader haïtien : « A peine était-il sorti, qu’un aide-de-camp du général Leclerc entra accompagné d’un très grand nombre de grenadiers, qui m’environnèrent, s’emparèrent de moi, me garrotèrent comme un criminel et me conduisirent à bord de la frégate la Créole. Je réclamai la parole du général Brunet et les promesses qu’il m’avait faites, mais inutilement ; je ne le revis plus[10] ».

Après avoir arrêté Toussaint Louverture, le général Brunet, le même qui signerait la capitulation de Paris en 1814, fit subir « les plus grandes vexations à sa famille », procéda à son arrestation et pilla la propriété avant d’y mettre le feu. Le 11 juin 1802, en compagnie de son épouse et de ses deux fils, il fut embarqué à destination de Brest. Mais loin de se résigner, il lança cet avertissement prophétique : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des noirs ; il repoussera parce que les racines en sont profondes et nombreuses[11] ».

Dans les geôles du Jura

A son arrivée en France en août 1802, Toussaint Louverture resta en rade dans le port de Brest pendant plus de deux mois sans sortir du bateau. « Après un pareil traitement, ne puis-je pas à juste titre demander où sont les effets des promesses qui me furent faites par le général Leclerc sur sa parole d’honneur, ainsi que la protection du gouvernement français ? », s’interrogea-t-il[12]. « Sans doute je dois ce traitement à ma couleur ; mais ma couleur… ma couleur m’a-t-elle empêché de servir ma patrie avec zèle et fidélité ? », souligna-t-il[13]. Il ajouta le propos suivant :

Etait-il besoin d’employer cent carabiniers pour arrêter ma femme et mes enfants sur leurs propriétés, sans respect et sans égard pour le sexe, l’âge et le rang ; sans humanité et sans charité ? Fallait-il faire feu sur les habitations, sur ma famille, et faire piller et saccager toutes mes propriétés ? Non. Ma femme, mes enfants, ma famille ne sont chargés d’aucune responsabilité. Ils n’avaient aucun compte à rendre au gouvernement ; on n’avait pas même le droit de les faire arrêter[14].

Toussaint Louverture fut séparé de sa famille et conduit, sans procès, au Fort de Joux dans le Jura. « On m’a envoyé en France nu comme un ver ; on a saisi mes propriétés et mes papiers ; on a répandu les calomnies les plus atroces sur mon compte », écrivit-il avec amertume[15]. Confiné dans une cellule, Bonaparte l’obligea à retirer son uniforme de général pour revêtir l’uniforme de reclus, humiliant ainsi le vénérable combattant de 59 ans. Louverture ne résista pas longtemps aux rigueurs de l’hiver et à ses conditions de détention. Le 7 avril 1803, il décéda de maladie dans les geôles du château.

Révolte du peuple louverturiste et indépendance d’Haïti

Le 20 mai 1802, malgré ses engagements, Bonaparte publia le décret rétablissant l’esclavage dans les colonies, devenant ainsi le seul chef d’Etat de l’histoire de France à avoir réduit à la servitude ses propres citoyens. Il procéda également à l’élimination minutieuse des officiers fidèles au Précurseur. Le peuple, loyal à l’héritage rebelle laissé par Louverture, se souleva en armes contre l’arbitraire napoléonien. Les généraux Henri Christophe et Jean-Jacques Dessalines reprirent le maquis et déclenchèrent l’insurrection dans toute l’île. L’armée coloniale, assiégée de toutes parts par les révolutionnaires, étouffée par la fièvre jaune qui avait emporté le général Leclerc le 2 novembre 1802, fut contrainte de se retirer dans ses deux derniers bastions à Port-au-Prince et au Cap[16].

En octobre 1803, Dessalines, général en chef des révolutionnaires, reconquit Port-au-Prince. L’armée coloniale dirigée par le général Rochambeau fut obligée à se retirer au Cap. Assiégé une nouvelle fois, privé de vivres, Rochambeau dut capituler le 19 novembre 1803, suite à la bataille de Vertières, près de Cap-Français. Il rentra en France à la tête des quelque 10 000 survivants restants sur une troupe totale de 45 000 soldats. Un mois et demi plus tard, le 1er janvier 1804, les révolutionnaires proclamèrent l’indépendance d’Haïti et portèrent le général Dessalines, lieutenant de Toussaint, né esclave, à la tête de la nation nouvelle[17].

Dans ses mémoires, Napoléon Bonaparte reconnut son erreur :

J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du consulat ; c’était une grande faute que de vouloir la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. […] L’une des plus grandes folies que j’ai faites et que je me reproche a été d’envoyer une armée à Saint-Domingue. J’aurais dû voir qu’il était impossible de réussir dans le projet que j’avais conçu. J’ai commis une faute, et je suis coupable d’imprévoyance, de ne pas avoir reconnu l’indépendance de Saint-Domingue et le gouvernement des hommes de couleur[18] ».

En 1825, la France du roi Louis-Philippe reconnut l’indépendance de la République d’Haïti, non sans l’avoir obligée à payer la somme de 150 millions de francs or pour indemniser les anciens colons qui avaient exploité la terre et le peuple de Saint-Domingue pendant des générations[19]. L’abolitionniste Victor Schoelcher dénonça cette extorsion avec éloquence : « Imposer une indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maîtres, c’est faire acquitter à prix d’argent ce qu’ils ont déjà payé de leur sang[20] ». Haïti mit près d’un siècle à payer cette rançon, au détriment de son propre développement.

Aimé Césaire résuma l’héritage du Premier des Noirs dans la lutte des peuples pour leur émancipation :

Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la déclaration des droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception. Ce fut pour incarner et particulariser un principe ; autant dire pour le vivifier. […]. Cela lui assigne sa place, sa vraie place. Le combat de Toussaint Louverture fut ce combat pour la transformation du droit formel en droit réel, le combat pour la reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue dans l’histoire de la civilisation universelle[21].

Conclusion

Toussaint Louverture, guide moral du peuple haïtien, s’éleva contre l’oppression coloniale et raciale qui frappait les siens. Partisan de la concorde entre tous les habitants de Saint-Domingue, il prit les armes pour l’émancipation des opprimés. S’il se montra implacable avec ses adversaires au nom de la raison d’Etat, il combattit l’esclavage au nom du principe universel et inaliénable d’égalité entre tous les hommes. Fédérant autour de lui les exploités arrachés à leur terre natale africaine, combattant les armées de trois empires, il revendiqua le droit du peuple noir à s’émanciper de l’exploitation et à jouir d’une meilleure destinée.

En brisant les chaînes du joug colonial par la lutte armée et en fondant une nation, Toussaint Louverture et le peuple noir d’Haïti indiquèrent au reste de l’Amérique latine la voie à suivre pour mettre à un terme à la domination européenne sur les terres du Nouveau-Monde. A aucun autre moment de l’histoire de l’humanité, des esclaves avaient édifié une patrie. « L’homme-nation », comme le qualifia Alphonse de Lamartine, symbolise à ce jour l’aspiration des opprimés à jouir de leurs droits naturels et à vivre dans la dignité.

Notes de la troisième partie

[1] Ibid., p. 274-275.

[2] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louvertureop. cit., p. 71.

[3] Antoine Marie Thérèse Métral & Isaac Toussaint Louverture, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingueop. cit., p. 281-82.

[4] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louvertureop. cit., p.73.

[5] Ibid., p. 72.

[6] Ibid., p. 74.

[7] Ibid., p. 74.

[8] Ibid.,  p. 75.

[9] Ibid., p.80

[10] Ibid., p. 81.

[11] Ibid., p. 83.

[12] Ibid., p. 84.

[13] Ibid., p. 85.

[14] Ibid., p. 85.

[15] Ibid., p. 86.

[16] Napoléon Bonaparte, Loi relative à la traite des Noirs et au régime des colonies, 30 Floréal, An X, 20 mai 1802, in Université de Perpignanrétablissement de l’esclavage, France, 1802, MJP, université de Perpignan (site consulté le 4 mai 2019).

[17] Pierre Pluchon, Haïti, république Caraïbe, L’Ecole des Loisirs, 1974, p. 43-44.

[18] Comte de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Ernest Bourdin Editeur, 1842, Tome Premier, p. 687.

[19] Charles X, “Ordonnance du Roi”, 17 avril 1825 in Antoine Marie Thérèse Métral & Isaac Toussaint Louverture, op. cit., p. 341-42.

[20] Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, Paris, Pagnerre Editeurs, 1843, Tome second, p. 167.

[21] Aimé Césaire, Cahier à d’un retour à son pays natal, (1947), Paris, Présence africaine, 1983, p. 24.

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