Site icon ReSPUBLICA

Un moment sans retour, film de R. Macherel

Le 29 décembre dernier, le film intitulé Un moment sans retour a été projeté dans l’ancienne cité des Mines de Potasse d’Alsace, Ungersheim. Le réalisateur, Raymond Macherel, a suivi durant quatre mois, en 2018, un groupe de Gilets jaunes de Bretagne. La projection, quatre ans après, permet d’approfondir la réflexion sur ce vaste mouvement qui a bouleversé la France, qui a bousculé le statut des groupes intermédiaires que sont les syndicats. Ces derniers étaient déjà remis en cause par la stratégie macroniste de contournement en s’adressant directement aux différentes catégories selon les enjeux du moment. Bien inspiré, le titre décrit un phénomène qui remet en cause toutes les formes de luttes telles que nous les avions connues jusqu’à présent. Il signifie selon le réalisateur que ce mouvement imprévu a changé la donne pour tout le monde et surtout pour les participants pour lesquels cela a changé « leur vie pour toujours ». Comme l’affirmait déjà Karl Marx, c’est dans l’action que se forge une conscience collective.

D’entrée, sur le plan esthétique, le film débute avec une belle image évocatrice d’oiseaux (étourneaux) qui s’envolent formant une magnifique arabesque intégrant une multitude d’individus. Aussi vite apparus dans le ciel, tout comme le mouvement des Gilets jaunes, aussi vite disparus. Cette image n’incite-t-elle pas également à penser que cela peut revenir sous une forme ou une autre ?

Des violences

Le film-reportage met bien en évidence les violences premières des forces de l’ordre dont les représentants invitent les manifestants à « rentrer chez eux s’ils veulent rester en vie ». Un épisode très marquant de cette violence et de cette inhumanité dans le comportement des forces de l’ordre est celui où le groupe de Gilets jaunes se rassemble devant le commissariat où l’un de leurs « leaders » est retenu. Les policiers sortent, matraquent l’un des manifestants, le laissent à terre inconscient et retournent dans leurs locaux. Ils ne se portent même pas à son secours. Ce sont les manifestants qui préviennent les secours. Un dévoiement de leur mission première qui est d’être au service de la population et non pas de réprimer son expression.

Fondements du mouvement

Les motivations profondes peu analysées par la presse dominante sont également présentées : défense de la Sécurité sociale, développement de la démocratie directe avec le RIP ou RIC (référendum d’initiative populaire ou citoyenne) en tant que volonté de ne pas voir le pouvoir du peuple confisqué, la question du sens de la vie percutée par le principe de la société de consommation : « Travaille, consomme et ferme ta gueule », formulé dans un langage cru par l’un des protagonistes. La question de la périphérie beaucoup plus dépendante de l’usage des voitures personnelles, du fait du défaut de transports collectifs, et donc beaucoup plus impactée par le prix du carburant apparaît clairement.

Comme dans tout mouvement social qui perturbe le ronronnement quotidien, des affrontements plus ou moins violents, plutôt verbaux que physiques, sont présentés. Ainsi, le blocage des ronds-points devant une grande surface gêne l’activité commerciale et l’embauche, selon le gérant.

Les protagonistes se refusent à être assimilés aux Black Blocs et rejettent l’amalgame. Les revendications apparaissent comme légitimes, tandis que la violence est ressentie comme inacceptable. 

Identité ouverte et universaliste

Sur le plan des symboles, les drapeaux bretons côtoient le drapeau français et la Marseillaise longtemps considérée par les peuples en lutte pour leur émancipation comme un hymne libérateur. De même une sorte de filiation semble animer les participants de la Révolution française aux Gilets jaunes, au travers de la rédaction de cahiers de doléances.

Restaurer la souveraineté du peuple

Concernant le RIC, lors d’un débat public, le sentiment d’incompétence vécu par certains se fait jour notamment pour savoir quels choix budgétaires effectuer. Cela laisse penser que certains laisseraient volontiers à d’autres le soin de décider à leur place alors que le bon sens commun, la conscience de ce qui est utile au plus grand nombre ne dépend pas du niveau d’études. Chacun est légitime à participer aux décisions. Evidemment, même si cela n’est pas abordé dans le film, la question éducative se pose : apprendre à penser et à s’exprimer pour que la parole ne soit pas confisquée.

Apports du réalisateur

Un slogan montre leur esprit émancipé à l’égard de celles et ceux qui auraient la velléité de parler en leur nom : « Nous sommes tous des hommes et des femmes politiques. »

Lors du débat qui a suivi, le réalisateur a indiqué que ceux qui ont vu le film, notamment le groupe de Gilets jaunes, l’ont apprécié, car ce n’était pas un film « gauchiste ». En effet, le réalisateur prend soin de préciser qu’il n’a pas voulu monter un film didactique qui « enseigne » avec d’un côté les sachants et de l’autre les apprenants. Il a constaté que les protagonistes ne sont pas dans une posture religieuse face aux politiques, qu’ils se réapproprient les infos et remettent en place les faits, dont la violence policière. D’ailleurs un slogan montre leur esprit émancipé à l’égard de celles et ceux qui auraient la velléité de parler en leur nom : « Nous sommes tous des hommes et des femmes politiques. »

Quelques leçons à prendre en compte

Ce slogan fait écho à ce qu’affirmait Condorcet lors de la Révolution française : « Le pouvoir politique tire sa légitimité s’il émane directement du peuple. » C’est sans doute un des aspects fondamentaux à retenir du mouvement des Gilets jaunes. Il faut bien reconnaître que depuis le moment où la souveraineté du peuple semblait acquise, les « puissants » vaincus en 1789 n’ont eu de cesse de vider cette notion de toute réalité et de confisquer la parole populaire.

Ce mouvement doit interpeller les syndicats. En effet, depuis 1995 et les manifestations portées par les syndicats contre le plan Juppé de réforme de la protection sociale et 2006 contre le CPE (contrat de première embauche), les syndicats ont du mal à mobiliser et doivent tenir compte de mouvements divers « désyndicalisés ». L’exemple de la grève des contrôleurs à la SNCF où le taux de syndicalisation demeure, pourtant, relativement important est symptomatique de ce débordement par la base des directions syndicales. Les contrôleurs ont décidé dans le moment le plus favorable de se mettre en grève et les syndicats se sont mis dans la situation de facilitateur en déposant un préavis de grève. Les syndicats seraient-ils dans l’incapacité grandissante de remonter les situations réelles de travail afin de peser dans le dialogue social ?

La volonté politique au plus haut niveau de s’adresser directement aux « gens » dans chaque catégorie, et donc de passer outre les collectifs syndicaux intermédiaires, contribue à fragiliser les syndicats. Il en de même avec la représentation parlementaire. Soyons à peu près certain que le mouvement type Gilets jaunes, c’est-à-dire l’organisation de communauté d’intérêts en dehors des cadres représentatifs établis, n’a pas fini de surgir. Toute la question est de réaliser une confluence qui dépasse les intérêts particuliers et évite le morcellement des revendications et donc la division délétère pour tout mouvement social d’ampleur.

Quitter la version mobile