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DU CONCEPT DE « DÉCIVILISATION » 1/2

Allégorie révolutionnaire : La Liberté, l’Égalité et la Civilisation repoussant le Despotisme.

Cet article est reproduit à l’initiative de Frédéric Pierru avec l’aimable autorisation de la revue Philosophique.
Il traite des notions de « décivilisation » et de civilisation. Il met l’accent sur le système économique dominant ultralibéral en tant que facteur déterminant, parmi d’autres également évoqués, qui favorise l’abolition de la « décence commune » et les actes inciviles. Nous avons décidé de le publier en deux parties afin de le rendre plus lisible vu la longueur très compréhensible pour traiter un tel sujet à la complexité évidente.

Le concept de civilisation possède deux significations distinctes. Il désigne un ensemble de groupes culturels ayant entre eux un air de famille. C’est l’un des sens que Lucien Febvre reconnaît à la notion :

Civilisation signifie simplement pour nous l’ensemble des caractères que présente aux regards d’un observateur la vie collective d’un groupement humain : vie matérielle ; vie intellectuelle, vie morale, vie politique et – par quoi remplacer cette expression vicieuse ? – vie sociale. C’est là ce qu’on a proposé d’appeler la conception « ethnographique » de la civilisation. Elle n’implique aucun jugement de valeur ni sur le détail, ni sur l’ensemble même des faits examinés. D’autre part, elle n’a point de rapport aux individus pris isolément, à leurs réactions personnelles, à leur comportement. Elle est avant tout d’ordre collectif .

Febvre, 1930, 12.

Le concept définit aussi, dans le sillage de Norbert Élias, un processus de raffinement des comportements humains, la production historique d’un type de conduite, faite d’autocontrainte, d’autodiscipline, de contrôle des pulsions, de refoulement de la violence, etc.(1)NDLR : C’est ce que Albert Camus désignait ainsi : « Un homme civilisé cela se retient. » « Décivilisation » définit donc d’une part le processus de destruction des communautés et d’autre part, le retour du processus de civilisation, le reflux des comportements civilisés, le relâchement du contrôle des pulsions, le retour de la violence notamment, le retour de l’immédiateté et l’indifférence pour le présent et l’avenir, etc. « Décivilisation » fait donc référence aux incivilités, à l’augmentation de la délinquance, aux nouvelles formes de violences particulièrement barbares, aux multiples formes d’agressivité tournées contre soi telle que la toxicomanie, etc. Ces deux significations distinctes – destruction des communautés et reflux des comportements civilisés – sont en fait articulées. La destruction des communautés humaines est en grande partie à l’origine du recul des comportements civilisés.

La régression des attitudes individuelles, régression aux multiples visages, naît de la désagrégation de ces institutions socialisantes que sont les communautés. Tout l’intérêt du concept de civilisation vient de ce qu’il permet l’articulation de niveaux d’analyse souvent disjoints. Il permet de relier le niveau microscopique de l’individu et de son organisation pulsionnelle et le niveau macroscopique du monde social dans lequel il évolue. Le psychisme humain est réinscrit dans le développement historique plus large qui le conditionne. Les grandes transformations historiques – politiques et économiques- sont appréhendées plus complètement lorsqu’elles sont envisagées jusque dans leur incarnation pulsionnelle.

Deux écueils sont ainsi évités :

– le psychologisme, tout d’abord, qui appréhende les conduites individuelles sans jamais regarder aux causes générales et qui devient moralisateur en exigeant des individus qu’ils réforment leur conduite dans un système qui les en empêche.

– le sociologisme, ensuite. Il saisit les phénomènes systémiques, il part des grandes évolutions historiques, mais sans accorder suffisamment d’importance à la façon dont ces grands processus déterminent les formes d’individualités. Ce type d’approche désincarnée pose problème d’un point de vue politique en cela qu’il produit des discours totalement coupés de l’expérience vécue qui est toujours confrontation à des formes d’individualités et non à des structures globales.

Un discours n’est politiquement efficace que s’il fait partie des formes d’individualités problématiques pour remonter à leurs conditions sociales de possibilité. Parler de décivilisation n’interdit pas d’être attentif aux contradictions du réel et aux potentialités émancipatrices du présent. Il ne s’agit donc pas de désespérer ou de se lamenter, mais seulement de comprendre une dimension du présent pour considérer le transformateur.

Point de vue de classe sur la décivilisation 

Les discours du déclin et de la décadence ne sont pas nouveaux. Mais la récurrence du thème dans l’histoire ne doit pas masquer l’existence de plusieurs phénomènes distincts. Le discours pessimiste a pu être l’expression, dans la pensée, du déclin de l’aristocratie, dont le pouvoir reculait inexorablement au profit de la bourgeoisie. Ce qui s’effondrait alors, ce n’était pas le monde, mais seulement le monde dominé par l’aristocratie. Les penseurs de cette classe, ainsi que ceux qui subirent son hégémonie, transfigurèrent le processus historique en lui donnant une portée quasi métaphysique. Le déclin d’une classe devenait déclin de l’Occident lui-même. Ce discours est celui des contre-révolutionnaires français, catastrophés par la Révolution. Il résonne dans « la tradition sociologique » – de Comte à Weber – décrite par Robert Nisbet (Nisbet 1984). Il reparaît aussi au lendemain de la Première Guerre mondiale chez les tenants de la « révolution conservatrice » dans l’Allemagne des années 1920-1930, épouvantés par le communisme et rêvant de régler leur compte aux idéaux de 1789.

La bourgeoisie contemporaine a, elle aussi, ses discours catastrophistes. La fraction de la bourgeoisie liée au capital économique sécrète ses « déclinistes » qui déplorent le reflux du capitalisme français. Ce discours reflète la fragilisation de certains secteurs du capital national du fait de la concurrence mondiale et contribue à disqualifier les revendications populaires, toujours irrecevables dans une conjoncture toujours mauvaise. La bourgeoisie liée au capital culturel expose, quant à elle, son mécontentement face à un monde contemporain faisant peu de cas de la culture et des humanités. Elle se désole de l’autre fraction de la bourgeoisie qui a troqué le livre contre le yacht et la Rolex, le latin et le grec contre le cours d’anglais appliqué à l’économie. Elle se désole encore plus des classes populaires qui ne témoigneraient plus suffisamment de respect pour les clercs. Mais il existe une troisième expérience du déclin, populaire celle-là. Cette inquiétude ne se dit pas dans des textes académiques ou dans des concepts philosophiques. Elle affleure dans les discussions les plus ordinaires sur l’avenir, en particulier celui des enfants, sur le passé de l’école et du travail, perçu avec nostalgie, sur la violence absurde de certains faits divers.

Les succès populaires des films et des séries mettant en scène des apocalypses en tout genre, où l’humanité est mise en péril, menacée de disparition, à l’aube d’une régression sans précédent, où les maladies prolifèrent, où se multiplient les zombies, vestiges humains privés de tout ce qui fait l’humanité, où le monde retourne à la violence et à une lutte sans limite pour l’existence… semblent montrer une certaine déliquescence de la civilisation. Ce sont autant de symptômes d’une nouvelle perception de l’histoire comme mouvement de décivilisation. Cette inquiétude d’une crise menaçant l’humanité vient s’ajouter à l’inquiétude écologique. Elle n’a pas pour objet la vie humaine au sens biologique du terme mais son existence civilisée.

Ces trois inquiétudes sont distinctes. Les deux premières sont des inquiétudes de dominants en train de perdre pouvoirs et privilèges. Non qu’elles ne disent rien, parfois, du réel, mais elles sont sans cesse parasitées par d’autres considérations. La troisième est l’inquiétude des dominés. Elle est hantise de perdre beaucoup plus qu’un statut ou qu’un confort matériel. Elle est le sentiment d’être poussé inexorablement vers un monde invivable, d’être confronté à un présent inédit : non pas le reflux d’une classe, phénomène historique banal, mais une décivilisation généralisée. C’est de cette dernière forme de décivilisation dont on voudrait s’occuper ici, en lui donnant quelques justifications philosophiques et en la distinguant radicalement des inquiétudes des dominants.

Conceptions idéologiques de la décivilisation

 La plupart des discours actuels sur le déclin peuvent être considérés comme des idéologies, au sens que Marx et Engels donnent à ce mot. Dans L’idéologie allemande, ces derniers écrivent : l’idéologie « considère […] que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants » (Marx, 1982, p. 1718). L’idéologie ne désigne pas le monde des idées, ni non plus les idées de la classe dominante (Marx et Engels parlent dans ce cas de « pensée dominante »), mais une certaine manière de considérer les idées, de les poser comme des principes premiers d’explication du réel. Plus généralement, est idéologique, un discours qui prend les phénomènes dérivés pour des causes, les effets pour les causes.

Une conception idéologique de la décivilisation est une analyse qui en fait la conséquence d’idées ou de valeurs et qui ignore superbement tout ce que le présent doit à des processus matériels, en particulier au développement capitaliste. En occultant les causes matérielles de ce processus historique, elle contribue à l’approfondissement du processus de décivilisation.

Un exemple : décivilisation et démocratie ou la démocratie accusée de tous les maux

Un exemple, le livre de Renaud Camus intitulé Décivilisation (2011). La crise contemporaine serait celle de l’école, de la famille, de toutes les institutions chargées de la transmission. La culture perdrait toute consistance. Les manières, de table en particulier, matrices du contrôle de toutes nos pulsions, seraient de plus en plus désinvesties, ce qui repose sur le respect de l’autorité serait aujourd’hui dévitalisé. Cela expliquerait le retour de la violence dans le quotidien.

Comment expliquer cette situation ? Par le règne sans partage de l’idée d’égalité démocratique. Renaud Camus ne fait pas le procès de la démocratie en son sens libéral étroit (égalité des droits et égalité des chances) mais de « l’hyperdémocratie » qui appliquerait la valeur d’égalité à toutes les institutions humaines, y compris à celles qui seraient légitimement fondées sur l’inégalité (école, famille, etc.). Cette conception idéologique est partagée par Alain Finkielkraut, autre grand pourfendeur de la démocratie. On peut partager certains des constats de Camus et Finkielkraut, sur l’évolution préoccupante de l’école par exemple, malgré leur propension à passer de la critique de l’institution à la critique des enseignants. Il n’en reste pas moins que cette généalogie de la décivilisation, en passant sous silence ses causes réelles (le capitalisme dans sa phase actuelle), désarme complètement les contemporains. Aveugle aux processus qui produisent la décivilisation, ce discours est voué à l’inefficacité, condamné à devenir lamentation passive.

Mais au milieu de cette dénonciation, le refoulé – le capitalisme contemporain – ne cesse cependant de faire retour. Chez Renaud Camus, il est symptomatique que la critique de l’hyperdémocratie appliquée à la culture se change subrepticement en critique de la marchandisation de l’art. Dans La grande déculturation (2008), le grief principal adressé à la télévision et au musée est qu’ils ont été progressivement soumis à des logiques commerciales. Mais ce constat plusieurs fois répété dans le livre ne conduit à aucune modification du schéma général d’interprétation. C’est toujours l’extension de la logique démocratique qui est accusée. L’hypothèse concurrente n’est même pas discutée.

Chez Finkielkraut, le tableau du monde contemporain mobilise des expressions qu’on ne saurait déduire du concept de démocratie : « sa majesté le consommateur », « l’industrie du loisir », « la publicité », etc. Le lien de ces expressions à la logique du capital est pourtant évident. Les catégories d’« adolescence » et d’« infantilisme », qui résument notre époque selon l’auteur de La défaite de la pensée (1987), n’entretiennent pas non plus de liens logiques avec le concept d’égalité démocratique. On pourrait même penser, naïvement, que l’esprit civique, indispensable à la démocratie, suppose des qualités toutes contraires à celle de l’enfant : la responsabilité, la capacité à délibérer, l’oubli de soi pour l’autre. Que l’infantilisme soit en revanche le nouvel ethos du capitalisme, ainsi que le montre, entre autres, Benjamin Barber (2007), qu’il ait détrôné le puritanisme protestant depuis bien longtemps, tout cela n’aurait-il pas mérité quelques analyses ? Que l’adolescent soit depuis plusieurs décennies devenu la cible préférée des publicitaires, qu’il y ait désormais un marketing pour nourrisson, des conférences internationales sur la question, tout cela est-il vraiment l’effet de l’emprise d’un esprit démocratique ? « Il existe aujourd’hui, écrit Benjamin Barber, une chaîne câblée, BabyfirstTV, qui sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, vise expressément les six mois-deux ans » : démocratie ou – mais quelle trivialité pour de si profonds esprits – exigence d’accroissement du taux de profit ?

De même, comment la critique de l’illimitation du désir renvoyée exclusivement à la société démocratique a-t-elle pu se développer sans jamais que le lien avec la logique d’accroissement illimité de l’économie capitaliste ne soit discuté ? Pourquoi accuser l’égalité démocratique de favoriser l’exacerbation des pulsions alors que les publicitaires n’ont jamais caché leur ambition de produire un tel résultat ?

Les exigences élémentaires de la discussion intellectuelle, envisager les hypothèses concurrentes par exemple, sont tout simplement absentes. Une telle cécité ne peut guère s’expliquer autrement que par un préjugé antimarxiste digne de la guerre froide et du maccarthysme, préjugé qui s’est emparé de Paris dans les années 1980 pour en faire la « capitale de la réaction européenne », selon le mot de Michael Scott Christofferson (2014). Mais, ironie de l’histoire, le refoulé fait retour. Les analyses des pourfendeurs des temps démocratiques n’arrivent pas à s’achever sans faire référence au capitalisme contemporain, qui continue donc de hanter leurs marges, inéliminable, hommage inconscient à l’intuition de Marx d’une centralité du capital pour comprendre la modernité.

Il faut enfin souligner l’indécence qu’il y a à pester contre la démocratie alors que nous vivons dans une oligarchie libérale européenne qui n’a jamais été aussi éloignée de la démocratie. Bien sûr, Finkielkraut et Camus répondraient qu’ils ne critiquent pas la démocratie représentative comme régime (ils n’ont d’ailleurs aucun reproche à lui faire) mais l’extension de sa logique à d’autres domaines. Néanmoins, on ne trouvera pas une ligne dans leurs œuvres complètes qui permette une critique un peu solide de l’accaparement par une minorité de la richesse sociale et du contournement de la souveraineté populaire par cette même minorité. Comme si cela n’avait aucune importance.

La décivilisation dans la cave de l’aveugle

Esprit des temps démocratiques ou croissance du taux de profit ? Le refoulement du capitalisme conduit les philosophes à enrober la réalité de considérations aussi profondes qu’obscures. C’est la vieille technique, ou vieille illusion d’une profession toute prête à croire que les idées, et donc les philosophes, mènent le monde. C’est la technique ou illusion mise en lumière avant-hier par Descartes dans Le discours de la méthode et hier encore par Georges Politzer (1969) qui dénonçait l’obscurantisme de la pensée nazie dissimulant les intérêts des trusts allemands sous le verbiage mystique du sang et de la race.

Toutefois, écrit Descartes à propos des philosophes scolastiques, leur façon de philosopher est fort commode, pour ceux qui n’ont que des esprits fort médiocres. En effet, l’obscurité des distinctions et des principes dont ils se servent est cause qu’ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que s’ils les savaient, et soutenir tout ce qu’ils en disent contre les plus subtils et les plus habiles sans qu’on ait moyen de les convaincre. En quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure (Descartes, 1987, 70-71). On descend dans la cave obscure à partir du moment où l’on accepte de discuter des évolutions historiques contemporaines en faisant abstraction du développement capitaliste. Qu’il ne soit pas la seule logique à l’œuvre dans l’histoire est une évidence. Mais cela n’enlève rien à sa centralité.

Les approches idéologiques de la décivilisation sont toutes aveugles à l’ampleur des effets du capitalisme, aveuglement qui s’explique par toutes sortes de raisons. La volonté de faire carrière, à l’heure où Paris se transformait en « capitale européenne de la réaction », a dû contribuer à jeter par-dessus bord la critique de l’économie politique. Une autre raison, philosophique celle-là, tient à la difficulté de concevoir le capitalisme autrement que comme un système économique produisant des effets strictement économiques, production de marchandises et redistribution de richesses. Que le capitalisme puisse engendrer une culture, des comportements, des « formes d’individualités », qu’il façonne l’âme humaine elle-même, bref, qu’il soit un « fait social total », voilà qui échappe le plus souvent aussi bien aux libéraux enthousiastes qu’aux contempteurs de la médiocrité contemporaine.

Décivilisation, État et capitalisme

Le lien entre décivilisation et capitalisme apparaît dans trois contextes théoriques différents. Ces approches permettent de formuler une conception plus solide du processus de décivilisation aperçu précédemment.

La décivilisation vue par l’ethnologie : le passage de la communauté à la société

L’ethnologue français Robert Jaulin publie en 1974 un recueil de textes intitulé : La décivilisation, politique et pratique de l’ethnocide (1974). L’ethnocide désigne « l’acte de destruction d’une civilisation, l’acte de décivilisation ». Le concept permet de penser les effets de la domination occidentale sur les cultures ayant subi la colonisation. La décivilisation n’est pas nécessairement violente et peut même résulter des intentions les plus bienveillantes. Elle découle d’« une modification totale apportée et imposée à l’ordre quotidien » (Jaulin, 1972, 2), de « la désorganisation de la quotidienneté des autres ».

« Entendons par là, aussi bien la destruction du type d’organisation des relations de résidence, que la destruction du type d’organisation des relations de consommation et de production. Lorsque nous ne sommes plus libres de dormir dans une grande maison collective, toute confortable, faite de feuilles, et que, au nom du progrès il nous faut vivre dans une petite maison, solitaire, faite de ciment, il est clair qu’il y a destruction de toute la structure sociale associée à cette maison collective ». On détruit une culture en s’attaquant à sa « vie quotidienne, ce lieu de toute culture » (Jaulin, 1983, 18), c’est-à-dire finalement à la « communauté », « génératrice de vie quotidienne » (Jaulin, 1983, 19). Lorsque la vie quotidienne est atteinte en profondeur, alors la culture qui s’était élevée sur elle s’effondre.

La décivilisation, pour Robert Jaulin, désigne donc l’occidentalisation du monde, l’uniformisation culturelle consécutive à la destruction par l’Occident de la quotidienneté des groupes extra-européens. Elle est un crime occidental à l’encontre des cultures non-occidentales. En 1974, Pierre Clastres consacre un article à l’idée d’ethnocide dans lequel il discute la thèse de Jaulin concernant les causes de la décivilisation. « Il ne suffit pas en effet de reconnaître et d’affirmer la nature et la fonction ethnocidaire de la civilisation occidentale ». La vraie question est plutôt la suivante : « Qu’est-ce qui fait que la civilisation occidentale est ethnocidaire ? » (Clastres, 1974, 105). Si l’on peut considérer l’ethnocentrisme comme une donnée constitutive de toute culture, l’ethnocide quant à lui ne l’est pas. Le problème est alors de savoir pourquoi l’ethnocentrisme occidental est devenu ethnocidaire.

Pour Pierre Clastres, les cultures pratiquant l’ethnocide sont toujours des sociétés à État. L’opérateur qui fait passer de l’ethnocentrisme à l’ethnocide, c’est la machine étatique qui est un aspect de l’Occident sans cependant en constituer l’essence. Ce point est d’une importance capital. En faisant de l’Occident une sorte d’essence intemporelle sans division interne, Robert Jaulin s’interdit de penser le processus de décivilisation dans sa totalité. La destruction des communautés traditionnelles, que les ethnologues constatent partout où ils sont amenés à travailler, n’a pas épargné l’Occident. « La civilisation occidentale, écrit Pierre Clastres, est ethnocidaire d’abord à l’intérieur d’elle-même » (Clastres, 1974, 105). La croisade des Albigeois, par exemple, bien avant les grandes découvertes, sonne le glas de la « culture du Midi », « irréversiblement condamnée » (Clastres, 1974, 106). L’unification des Provinces sous la Monarchie, poursuivie par la République, accentuera le processus.

Ultime étape de ce mouvement par lequel les différences s’évanouissent l’une après l’autre devant la puissance de l’État : la IIIe République transforma définitivement les habitants de l’hexagone en citoyens grâce à l’institution de l’école laïque, gratuite et obligatoire, puis du service militaire obligatoire. Ce qui subsistait d’existence autonome dans le monde provincial et rural y succomba. La francisation était accomplie, l’ethnocide consommé : langues traditionnelles traquées en tant que patois d’arriérés, vie villageoise ravalée au rang de spectacle folklorique destiné à la consommation des touristes, etc. (Clastres, 1974, 106).

On peut continuer d’enseigner ici ou là les langues traditionnelles, ce qui est sans doute positif, mais cela ne doit pas faire oublier qu’elles sont devenues des éléments de folklore. Elles ne sont plus des langues vivantes, héritées, structurant le quotidien d’une communauté, mais des langues voulues par des individus qui ont une autre langue maternelle.

Le processus de décivilisation est amorcé par l’État qui s’affirme en unifiant des populations sur une territoire donné. Avec lui, « la fin des terroirs », la disparition progressive de la France traditionnelle et l’apparition d’une nouvelle entité historique, la continuité du nom « France » masquant la rupture historique. L’historien américain Eugen Weber décrit avec force détails la disparition des terroirs, la destruction de cette France rurale aux multiples visages. L’enquête historique fait apparaître, non pas une évolution, mais une rupture. Rupture dissimulée par notre tendance à naturaliser nos habitudes. Parler français en France, par exemple, est chose récente.

Jusqu’à la première guerre mondiale, le « langage maternel françois » de François Ier n’était pas celui de la plupart des citoyens français. Comme Arnold Van Gennep l’écrivait en 1911, « pour les paysans et les ouvriers, la langue maternelle est le patois, la langue étrangère le français » (Clastres, 1983, 116). Il faudra la grande industrie, puis la Grande Guerre, pour voir émerger une langue commune, au-delà de l’éparpillement des patois. Mais la décivilisation, pour Clastres, n’est pas imputable seulement à l’État. Si tous les États pratiquent l’ethnocide, y compris l’État Inca, il faudrait encore expliquer pourquoi les États Occidentaux l’ont pratiqué plus intensément. La spécificité occidentale est relativisée mais elle demeure.

D’où cela provient-il ? demande Pierre Clastres. Que contient la civilisation occidentale qui la rend infiniment plus ethnocidaire que toute autre forme de société ? C’est son régime de production économique, espace justement de l’illimité, espace sans lieux en ce qu’il est recul constant de la limite, espace infini de la fuite en avant permanente. Ce qui différencie l’Occident, c’est le capitalisme, en tant qu’impossibilité de demeurer dans l’en-deçà d’une frontière, en tant que passage au-delà de toute frontière (Clastres, 1974, 108).

A suivre…

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Notes de bas de page
1 NDLR : C’est ce que Albert Camus désignait ainsi : « Un homme civilisé cela se retient. »
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