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Pourquoi la démocratie recule-t-elle partout dans la séquence actuelle ?

Cet article a pour finalité d’engager un débat sur les conditions d’un développement de la démocratie dans cette séquence politique qui se caractérise par un recul démocratique sans précédent.

Trois types de démocratie

Je commencerais par dire qu’il y a plusieurs démocraties. Pour simplifier, j’en retiendrais trois. La démocratie politique, la démocratie sociale, la démocratie économique. La première est la plus connue et la première à exister. C’est celle-là qui a profondément régressé et c’est celle dont nous traiterons dans cet article. La deuxième, celle de la Sécurité sociale, n’a existé en France que pendant un peu plus de 20 ans. C’est celle de la plus grande avancée sociale de notre histoire et qui a cessé d’exister avec les ordonnances du général de Gaulle de 1967, qui ont détruit celle du même général de Gaulle des 4 et 19 octobre 1945, supprimant par là même la gestion de la Sécu par les assurés sociaux eux-mêmes. La troisième n’a jamais existé dans un cadre national, c’est la démocratie dans les entreprises, et pourtant, déjà, Jean Jaurès disait que la démocratie ne devait pas s’arrêter à la porte des entreprises. Idée reprise par Antonio Gramsci, Bruno Trentin, Alain Supiot et quelques autres.

Démocratie politique : s’inspirer de Condorcet

Si on se réfère à la démocratie politique, encore faut-il, pour lancer un débat, donner une définition de la démocratie que je prendrai chez Condorcet. C’est indispensable, tout simplement, pour ne pas confondre la démocratie avec un vote plébiscitaire ou avec un gouvernement représentatif de type Sieyès. Il stipulait qu’il fallait 5 items, repris ici et actualisés dans notre écosystème actuel, fonctionnant de façon concomitante :

A) Que l’information la plus complète soit donnée à tous les citoyens sur le maximum de supports médiatiques et de lieux d’information et de débat.

B) Qu’un débat raisonné, avec un temps d’intervention suffisant pour argumenter, puisse avoir lieu entre tous les citoyens sur les questions principales avant l’élection.

C) Qu’un vote au suffrage universel puisse avoir lieu avec l’ensemble des citoyens inscrits.

D) Que, par le parrainage d’un nombre significatif de citoyens demandeurs, des référendums révocatoires puissent avoir lieu à mi-mandat ainsi que des référendums d’initiative citoyenne.

E) Que le pouvoir ne puisse être donné qu’à des élus directement élus par le peuple et non pas au deuxième ou troisième degré, comme en France et dans la plupart des structures nationales politiques, syndicales ou associatives, ou au cinquième degré, comme en Chine.

On voit avec cette définition en 5 items que la démocratie est un élément d’un projet politique et que ce n’est pas demain matin à 8h30 qu’il sera réalisé.

Recul de la démocratie

De nombreux constats se déploient sur le recul de la démocratie politique :

A) Pour la sixième année consécutive, on dénombre davantage de démocraties politiques en déclin que de démocraties politiques en progrès dans le monde. C’est ce que révèle un rapport de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale.

B) C’est une évolution inquiétante : le nombre de démocraties ne cesse de reculer dans le monde et 42 pays étaient en 2023 en train de devenir des autocraties, selon le rapport de l’institut indépendant V-Dem, sur lequel ont travaillé 4 200 chercheurs.

C) La démocratie en recul partout dans le monde : pourquoi cette affirmation est tout sauf un fantasme | France Inter.

D) L’insatisfaction de la population à l’égard de la démocratie est perceptible dans le monde entier, comme le soulignent Satisfaction with democracy, political leaders and parties in 24 countries | Pew Research Center.

E) L’historien italien Giovanni Orsina déclare l’essentiel : il est désormais évident que, si les démocraties représentatives occidentales sont ainsi en difficulté, ce n’est pas un accident, mais un phénomène structurel. Nous assistons en effet à une vague de protestations de segments considérables de l’opinion publique qui, abandonnés par une classe dirigeante oligarchique et autocentrée, se sentent à la merci d’un monde toujours plus complexe et instable, au sein duquel la position privilégiée de l’Occident l’est de moins en moins.

Montée de l’autoritarisme

On parle de montée des pratiques autoritaires concomitantes au recul de la démocratie. Mais cela s’accompagne de phénomènes complexes complémentaires, de judiciarisation de l’influence politique, d’une montée des pouvoirs d’institutions non élues (ex : les banques centrales), d’une montée en puissance politique de certaines entreprises, multinationales financières ou non, de lobbies de plus en plus puissants, etc.

L’exemple bolchévique : recul démocratique

Mais ce n’est pas la première fois qu’il y a recul de la démocratie. Et quelquefois, cela vient très rapidement. Par exemple, l’un des cas les plus rapides est celui du parti bolchevik et, par conséquent, de la Russie. Ce fut un parti démocratique avant la révolution et quelques mois après, on a assisté à un recul démocratique moins d’un an après la révolution ! La baisse de la démocratie dans les organisations politiques, syndicales et des grandes associations en France, y compris à gauche, a été plus lente, mais, grâce à l’augmentation de l’espérance de vie, cela est visible au cours d’une seule vie !

Limitation des temps de débat au Parlement en France

Les voix sont de plus en plus bâillonnées ou marginalisées. Nous constatons une limitation excessive du temps de parole sur les sujets importants en multipliant les points secondaires à l’ordre du jour et en diminuant le temps de discussion des sujets importants. Cela se traduit par un défaut de priorisation des sujets importants. L’exemple le plus démentiel fut l’utilisation au Parlement français d’une motion de rejet d’un sujet demandé par le parti gouvernemental qui soutient ce projet pour aller directement en commission mixte paritaire sans débat à l’Assemblée nationale.

Nous pourrions aussi parler, juste pour faire un peu d’humour, de la minute donnée aux délégués de certains congrès d’organisations généralistes politiques, syndicales ou associatives pour s’exprimer sur un sujet important (par exemple sur les questions sociales et économiques), sans doute pour permettre de s’étendre sur les délices de sujets qui ne sont pas la priorité du peuple.

Affaiblissement notable de différents principes de la République sociale

Il n’y a presque plus de démocratie sociale, il n’y a pas de démocratie économique, et la démocratie politique est en recul constant partout. Mais il n’y a pas que la démocratie politique qui recule. Il en est de même d’autres principes républicains, comme la laïcité, la solidarité, l’égalité, la souveraineté populaire ou le développement écologique et social.

Analyse des causes par le rattachement identitaire à la place de la question sociale

Venons-en aux causes. Yasha Mounk(1)Yasha Mounk, né en Allemagne, a obtenu la nationalité américaine en 2017. Ses parents juifs polonais et communistes ont émigré de Pologne en 1969 quand le pouvoir politique a purgé le parti communiste des responsables juifs., politologue, est professeur à l’université John Hopkins et professeur à Sciences Po Paris. Il s’est fait remarquer par sa défense de la liberté d’expression, de la justice pour tous et de l’égalité des chances.

Dans son ouvrage « Le peuple contre la démocratie », il analyse les causes du recul de la démocratie partout dans le monde et les moyens pour la redévelopper. Dans l’ouvrage « Le piège de l’identité », il alerte sur l’évolution dangereuse d’une partie de la gauche américaine et européenne (surtout en France et en Grande-Bretagne), notamment dans certains partis et groupements qui placent l’expression particulière de l’identité comme principe de base de la démocratie en abandonnant la lutte des classes. Ce primat identitaire est largement favorisé par la puissance des réseaux sociaux et de leurs algorithmes qui contribuent à la mise en silos séparés de leurs utilisateurs. Il rappelle le besoin fondamental de privilégier l’universalisme sans renoncer à la liberté d’expression que ces groupes veulent limiter.

Il montre que le recul de la démocratie coïncide principalement avec la stagnation, voire le recul des standards de vie(2)Le standard de vie est une mesure de la qualité de vie d’une personne ou d’une communauté. Il est généralement mesuré en termes de biens matériels et de services disponibles, tels que l’accès à l’éducation, à la santé et aux services sociaux. Le standard de vie est également mesuré en termes de niveau de revenu et de consommation ainsi qu’avec toutes les inégalités sociales de santé, d’éducation, de logement, etc., et des indicateurs de vie, tels que la mortalité infantile, le nombre de décès au travail, etc. du grand nombre (et surtout des CSP-majoritaires). Cela aboutit au fait que la démocratie politique ne protège plus que les droits formels et délaisse les droits réels qui, eux, reculent.

Il déclare que se développent aujourd’hui des libéralismes non démocratiques (l’Union européenne, par exemple) et des démocraties illibérales (par exemple, la Hongrie, entre autres). Les travaux de Kate Pickett et Richard Wilkinson(3)Auteurs de « Pour vivre heureux, vivons égaux ! » Éditions les liens qui libèrent., tous deux épidémiologistes sociaux, vont dans le même sens. La thèse de l’ouvrage réside dans le principe suivant : plus un pays est inégalitaire, plus ses habitants souffrent d’un stress social et plus ils risquent d’être victimes de problèmes sanitaires et sociaux. L’évolution du capitalisme, d’abord dans sa phase capitaliste néolibérale, puis dans sa phase du national capitalisme autoritaire, entraîne l’accroissement continu des inégalités sociales et la stagnation, puis la baisse des standards de vie.

Recul démocratique et montée de l’extrême droite

Bien évidemment, ce recul de la démocratie est utilisé en France par l’extrême droite, qui s’adapte au retrait de la classe populaire ouvrière et employée du vote exprimé. Dans un premier temps, le vote de droite recule au profit de l’extrême droite en favorisant la gauche. Cela correspond à la période « Le Pen père ». Dans un deuxième temps, l’abstention massive des couches populaires a diminué le vote de gauche et favorisé la droite de gouvernement. Et dans un troisième temps, l’extrême droite devenait le deuxième vote en importance des couches populaires, après l’abstention, largement devant la gauche. Cela correspond à la période « Le Pen fille ». Et nous sommes dans le quatrième temps, celui où l’extrême centre flirte avec l’extrême droite, ce qui est une habitude historique. Ce quatrième temps est celui de la tentative de construction de l’union de toutes les droites qui rend la démocratie encore plus délétère. La période actuelle se caractérise par une extrême droite avec un potentiel de plus d’un tiers des voix exprimées, contre une gauche à environ 30 % des voix exprimées, mais pour l’instant largement désunie, donc inefficace.

Crise du capitalisme, moteur de la montée de l’extrême droite

La crise du capitalisme français, sur laquelle nous allons revenir dans les semaines à venir dans le cadre de la recension d’un nouveau livre, est bien sûr le moteur de ce qui précède. Cette crise montre que le capitalisme français n’est plus capable de survivre sans l’organisation d’un ruissellement du bas de l’échelle sociale vers le haut oligarchique. Et nous commençons à connaître le coût de ce ruissellement vers le haut, ce sont les 211 milliards d’euros d’aides aux entreprises sans contrepartie ni contrôle et les niches fiscales de la grande bourgeoisie pour qu’elle puisse payer moins d’impôts que la majorité du peuple. Sans ces cadeaux produits par le travail populaire, le capitalisme français ne peut plus survivre. Soit la gauche se met à la hauteur des enjeux pour produire un projet émancipateur désirable dépassant le capitalisme actuel, soit les Français CSP vont souffrir de plus en plus sous un gouvernement de plus en plus autoritaire.

Seule alternative émancipatrice et démocratique : un bloc historique populaire

Nous connaissons déjà le projet en construction pour l’union de toutes les droites. Pour trouver une alternative, il faut constituer un bloc historique populaire autour de la classe populaire ouvrière et employée et de ses alliés des couches moyennes inférieures avec un projet (et pas seulement un programme), une campagne pour une nouvelle hégémonie culturelle et un syndicalisme revendicatif rassemblé qui agit pour gagner.

Bien sûr, ce projet, qui ne peut qu’être holistique avec un primat de la question sociale et économique, devra reprendre les 5 items de la démocratie résumée ci-dessus et toute la typologie des démocraties (politique, sociale, économique).  

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Yasha Mounk, né en Allemagne, a obtenu la nationalité américaine en 2017. Ses parents juifs polonais et communistes ont émigré de Pologne en 1969 quand le pouvoir politique a purgé le parti communiste des responsables juifs.
2 Le standard de vie est une mesure de la qualité de vie d’une personne ou d’une communauté. Il est généralement mesuré en termes de biens matériels et de services disponibles, tels que l’accès à l’éducation, à la santé et aux services sociaux. Le standard de vie est également mesuré en termes de niveau de revenu et de consommation ainsi qu’avec toutes les inégalités sociales de santé, d’éducation, de logement, etc., et des indicateurs de vie, tels que la mortalité infantile, le nombre de décès au travail, etc.
3 Auteurs de « Pour vivre heureux, vivons égaux ! » Éditions les liens qui libèrent.
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